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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Loi des mâles (9 page)

Il ne la quittait pas du regard.
Marie levait les yeux sur lui, les rabaissait aussitôt, les relevait, inquiète
de cette observation insistante.

— Comprenez, messer, que votre
neveu…

— Oh ! celui-là, je le
renie, je l’ai déshérité ! S’il n’avait fui pour l’Italie, je crois que je
l’aurais tué de mes doigts. Si je pouvais seulement savoir où il se cache dit
Tolomei en se prenant le front d’un air accablé.

À l’abri du petit auvent de ses
mains, et ne se laissant voir que de la jeune fille, il cligna de sa grosse
paupière habituellement affaissée. Marie sut alors qu’elle avait un
allié ; elle ne put retenir un soupir. Guccio était vivant, Guccio était
en lieu sûr, et Tolomei savait où. Que lui importait le cloître
maintenant !

Elle n’écoutait plus le discours de
son frère Jean. Elle aurait pu d’ailleurs le réciter par cœur. Pierre de
Cressay lui-même se taisait, avec un air de vague lassitude. Il se reprochait,
sans oser l’avouer, d’avoir cédé lui aussi à une colère absurde. Et il laissait
son aîné parler de l’honneur du sang et des lois de chevalerie, pour justifier
leur énorme sottise.

Car lorsque les frères Cressay,
sortant de leur pauvre petit manoir délabré et de leur cour qui sentait le
fumier hiver comme été, voyaient la demeure princière de Tolomei, lorsqu’ils
respiraient cet air de richesse, d’abondance, qui flottait dans toute la maison,
force leur était de reconnaître que leur sœur, s’ils avaient consenti à ce
mariage, n’eût pas été des plus mal loties. Mais si le cadet éprouvait, au
fond, quelque remords à l’égard de sa sœur, l’aîné, d’esprit buté, et animé
d’un assez bas sentiment de jalousie, pensait « Pourquoi aurait-elle
droit, par péché, à tant de richesses alors que nous peinons dans une vie
misérable ? »

Marie, elle non plus, n’était pas
insensible au luxe qui l’entourait, l’éblouissait, et ne faisait qu’aviver ses
regrets.

« Si seulement Guccio avait pu
être un petit peu noble, songeait-elle, ou bien si nous, nous ne l’avions pas
été ! Qu’est-ce que cela veut dire, la chevalerie ? Est-ce là une
bonne chose, qui peut faire tant souffrir ? Et la richesse n’est-elle pas
aussi une sorte de noblesse ? »

— Ne vous inquiétez de rien,
mes amis, dit enfin Tolomei et reposez-vous en tout sur moi. C’est le devoir
des oncles de réparer les fautes de leurs mauvais neveux. J’ai obtenu, grâce à
mes hautes amitiés, que votre sœur soit accueillie au couvent des filles
Saint-Marcel. N’êtes-vous pas satisfaits ?

Les deux frères Cressay se
regardèrent et hochèrent la tête d’un air approbateur. Le couvent des Clarisses
du faubourg Saint-Marcel jouissait d’une grande réputation. N’y entraient que
des filles de haut lignage. Parfois même s’y dissimulaient, sous le voile, des
bâtardises royales. La hargne de Jean de Cressay tomba d’un seul coup, apaisée
par la vanité de caste. Il n’était pas de lieu où un déshonneur se pût racheter
avec plus d’honneur. Et quand les petits barons des alentours de Neauphle
demanderaient aux Cressay où se trouvait Marie, il ne leur serait pas
désagréable de répondre, d’un air détaché « Elle est au couvent des filles
Saint-Marcel ».

Mais Tolomei avait dû payer ou
promettre gros pour qu’elle y soit admise.

— C’est fort bonne chose, fort
bonne, dit Jean. D’ailleurs, l’abbesse est un peu, je crois, notre parente,
notre mère nous l’a plus d’une fois citée en exemple.

— Ainsi, tout est au mieux,
reprit Tolomei. Je vais conduire votre sœur au comte de Bouville, l’ancien
grand chambellan…

Les deux frères s’inclinèrent à
nouveau sur leur siège pour marquer leur considération.

— … par qui j’ai obtenu cette
faveur, et ce soir, je vous le promets, elle sera confiée à l’abbesse,
précisément. Vous pouvez donc repartir avec le calme au cœur, je vous ferai
tenir des nouvelles.

Les deux frères n’en demandèrent pas
davantage. Ils se débarrassaient de leur sœur, et estimaient avoir assez fait
en s’en déchargeant aux soins d’autrui.

— Dieu t’inspire le repentir,
dit Jean à Marie, en guise d’adieu.

Il mit beaucoup plus de chaleur à
prendre congé de Tolomei.

— Dieu te garde, Marie, dit
Pierre, avec émotion.

Il eut un mouvement pour embrasser
sa sœur, mais sous le regard sévère de l’aîné, il n’acheva pas son geste.

Et Marie se retrouva seule avec ce
gros banquier au teint sombre, à la bouche charnue, à l’œil clos, qui, si
étrange que cela lui parût, était son oncle.

Les deux chevaux sortirent de la
cour et l’on entendit diminuer le sifflement du bidet cornard, dernière rumeur
de Cressay qui s’éloignait de Marie.

— Maintenant, allons à table,
mon enfant. Le temps qu’on dîne, on ne pleure pas, dit Tolomei.

Il aida la jeune fille à enlever la
cape sous laquelle elle suffoquait, et Marie eut un regard surpris,
reconnaissant, car c’était la première marque d’attention ou simplement de
courtoisie qu’on avait pour elle depuis des semaines.

« Tiens, une étoffe qui vient
de chez moi », se dit Tolomei en voyant la robe dont elle était vêtue.

Le Lombard était négociant en épices
d’Orient, en même temps que banquier, aussi les ragoûts ou il plongeait les
doigts avec élégance, les viandes qu’il détachait de l’os délicatement par
petits morceaux, étaient imprégnés de senteurs exotiques, apéritives. Mais
Marie ne montrait guère d’appétit et se servit à peine des plats du premier
service.

— Il est à Lyon, lui dit alors
Tolomei en soulevant sa paupière gauche. Il n’en peut bouger pour l’heure mais
il pense à vous et vous garde toute sa foi.

— Serait-il en prison ?
demanda Marie.

— Non, pas précisément. Il est
enfermé, mais nullement pour de pénibles raisons et il partage sa captivité
avec de si hauts personnages que nous n’avons rien à craindre pour son salut.
Tout m’incite à croire qu’il sortira de l’église où il se tient plus important
qu’il n’y est entré.

— L’église ? Pourquoi dans
une église ?

— Je ne puis vous en dire
davantage.

Marie n’insista pas. Guccio reclus
dans une église en compagnie de gens si importants qu’on ne pouvait les lui
nommer… ce mystère la dépassait. Mais ce qui touchait Guccio était toujours
empreint de mystère. La première fois qu’elle l’avait vu, n’arrivait-il pas
d’une mission secrète auprès de la reine d’Angleterre ? N’était-il pas
revenu à Cressay pour cacher des documents, puis les reprendre ? Et
n’avait-il pas eu à courir par deux fois jusqu’à Naples pour le service de la
reine Clémence ? N’avait-il pas reçu de celle-ci le reliquaire de saint
Jean qu’elle-même, à présent, portait au cou ? Si Guccio était enfermé à
cette heure, ce devait être encore pour la cause de quelque reine. Et Marie
s’émerveillait que, parmi tant de si puissantes princesses, il continuât de la
préférer, elle, pauvre damoiselle de campagne. Guccio vivait, Guccio
l’aimait ; il lui suffisait de le savoir pour retrouver de l’agrément à
exister ; et elle mordit au plat avec tout l’appétit d’une fille de
dix-huit ans qui avait voyagé depuis l’aube.

Tolomei, s’il pouvait s’adresser
avec aisance aux plus hauts barons, aux pairs du royaume, aux légistes, aux
archevêques, avait depuis longtemps perdu l’habitude de parler aux femmes,
surtout à une femme si jeune. Ils échangèrent peu de propos. Le vieux banquier
regardait avec ravissement cette nièce qui lui tombait du ciel et qui,
d’instant en instant, lui plaisait davantage.

« Quelle pitié, pensait-il, de
l’aller mettre au couvent ! Si Guccio ne s’était fait retenir dans le
conclave, j’enverrais bien cette belle enfant à Lyon ; mais qu’y
deviendrait-elle, seule et sans appui ? Or, les cardinaux, à ce qu’on dit,
ne se montrent pas près de céder… Ou bien la garder ici en attendant le retour
de mon neveu ? Voilà qui me sourirait. Mais non, je ne le puis ; j’ai
demandé à Bouville d’agir en sa faveur ; quelle figure aurais-je
maintenant, à négliger la peine qu’il s’est donnée ? Et si l’abbesse en
plus est cousine des Cressay, et qu’il vienne à ces nigauds l’idée de lui
demander nouvelles… Allons ! Que la tête ne me tourne pas, à moi
aussi ! Elle ira au couvent…»

— … mais pas pour toute la
vie, dit-il en continuant à haute voix. Il n’est pas question de vous faire
prendre le voile. Acceptez sans trop de plainte ces quelques mois parmi les
nonnes. Je vous promets, quand votre enfant sera né, d’arranger vos affaires
pour que vous viviez heureuse avec mon neveu.

Marie lui saisit la main et y posa
ses lèvres. Il en fut gêné ; la bonté n’était pas dans sa nature, et son
métier l’avait peu habitué aux expressions de gratitude.

— Il me faut maintenant vous
remettre aux soins du comte de Bouville, dit-il. Je vais vous conduire à lui.

De la rue des Lombards au palais de
la Cité, la route n’était pas longue. Marie la parcourut, au côté de Tolomei,
dans un état de surprise émerveillée. Elle n’avait jamais vu de grande
ville ; le mouvement de la foule sous le soleil de juillet, la beauté des
maisons, le nombre et la profusion des boutiques, le scintillement des
étalages, tout le spectacle la transportait dans une sorte de féerie. « Le
bonheur, le bonheur, se disait-elle, que de vivre ici, et quel homme aimable
est l’oncle de Guccio, et quelle bénédiction qu’il veuille bien nous
protéger ! Oh ! Oui, comme je subirai sans me plaindre le temps du
couvent ! » Ils passèrent le Pont-au-Change et entrèrent dans la
Galerie mercière encombrée de ses éventaires.

Tolomei ne put s’empêcher, pour le
plaisir de s’entendre encore remercier, d’acheter une aumônière de ceinture,
brodée de petites perles, qu’il offrit à Marie.

— C’est de la part de Guccio.
Il faut bien que je le remplace !

Ils s’engagèrent ensuite dans le
grand escalier du Palais. Ainsi, d’avoir fauté avec un jeune Lombard valait à
Marie de Cressay de pénétrer dans la demeure des rois.

Il régnait à l’intérieur du Palais
cette agitation, cet affairement réel ou simulé qu’on remarquait en tous lieux
où se trouvait le comte de Valois. Ayant franchi galeries et salles en enfilade
où se pressaient, se croisaient, s’interpellaient chambellans, secrétaires,
officiers et solliciteurs, Tolomei et la jeune fille parvinrent dans une partie
un peu retirée, derrière la Sainte-Chapelle, et qui donnait sur la Seine et
l’île aux Juifs. Une garde de gentilshommes en cotte d’armes leur barra le
passage. Nul ne pouvait pénétrer dans les appartements réservés à la reine
Clémence sans l’autorisation des curateurs. Tandis qu’on allait chercher le
comte de Bouville, Tolomei et Marie attendirent dans l’embrasure d’une fenêtre.

— C’est là, voyez-vous, qu’on a
brûlé les Templiers, dit Tolomei en désignant l’île.

Le gros Bouville arriva, toujours
équipé en guerre, la bedaine roulant sous l’étoffe d’acier, et le pas décidé
comme s’il allait commander un assaut. Il fit écarter la garde. Tolomei et
Marie traversèrent une première pièce où un vieillard desséché, vêtu d’une robe
de soie, et la peau tavelée comme un parchemin, dormait, assis dans une
cathèdre. C’était le sénéchal de Joinville. Deux écuyers, auprès de lui,
jouaient silencieusement aux échecs. Puis les visiteurs passèrent dans le
logement du comte de Bouville.

— Madame Clémence reprend-elle
un peu ? demanda Tolomei à Bouville.

— Elle pleure moins, répondit
le curateur, ou plutôt elle montre moins ses pleurs, comme s’ils lui coulaient
tout droit dans la gorge. Mais elle reste durement ébaubie. Et puis la chaleur
d’ici ne lui vaut rien dans son état, et elle a souvent des défaillances et des
tournements de tête.

« Ainsi, la reine de France est
à côté, pensait Marie avec une intense curiosité. Peut-être vais-je lui être
présentée ? Oserai-je lui parler de Guccio ? »

Elle assista ensuite à une longue
conversation, à laquelle elle ne comprit que peu, entre le banquier et l’ancien
grand chambellan. À certains noms prononcés, ils baissaient la voix, et Marie
se défendait d’écouter leurs chuchotements.

Le comte de Poitiers, arrivant de
Lyon, était annoncé pour le lendemain. Bouville, qui avait souhaité si fort ce
retour, ne savait plus maintenant s’il devait s’en féliciter. Car Monseigneur
de Valois avait décidé de se porter immédiatement à la rencontre de Philippe,
en compagnie du comte de La Marche ; et Bouville montra à Tolomei, par une
fenêtre qui donnait sur les cours, les préparatifs de ce départ. De son côté,
le duc de Bourgogne, arrivé de Dijon, faisait monter la garde par ses propres
gentilshommes autour de sa nièce, la petite Jeanne de Navarre. Un mauvais vent
de révolte soufflait sur la ville, et cette rivalité de régents pouvait aboutir
aux pires calamités. De l’avis de Bouville, on aurait dû nommer la reine
Clémence régente, et l’entourer d’un Conseil de la couronne composé de Valois,
de Poitiers et d’Eudes de Bourgogne.

Si intéressé qu’il fût par les
événements, Tolomei, à plusieurs reprises, tenta de ramener Bouville à l’objet
précis de sa démarche.

— Certes, certes, nous allons
bien veiller sur cette damoiselle, répondait Bouville qui revenait aussitôt à
ses inquiétudes politiques.

Tolomei avait-il des nouvelles de
Lyon ? Le chambellan avait pris familièrement le banquier par l’épaule et
lui parlait presque joue à joue. Comment ? Guccio, mué en conclaviste,
était enfermé avec Duèze ? Ah ! L’habile garçon ! Tolomei
pensait-il pouvoir communiquer avec son neveu ? Si jamais il en recevait
des nouvelles, ou avait moyen de lui en transmettre, qu’il le fît savoir ;
ce truchement pourrait être fort précieux. Quant à Marie…

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