Les Poisons de la couronne

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

 

MAURICE DRUON

de l’Académie française

 

 

 

 

 

 

LES ROIS MAUDITS

Roman historique

 

LIVRE III
Les Poisons
de la Couronne

 

 

 

 

 

PLON

 

 

 

« L’histoire est toujours
une science conjecturale. »

Daniel-Rops

 

PROLOGUE

Philippe le Bel avait laissé la
France en situation de première nation du monde occidental. Sans recourir aux
guerres de conquête, mais par négociations, mariages et transactions, il avait
largement accru le territoire, en même temps qu’il s’était constamment appliqué
à centraliser et renforcer l’État. Toutefois les institutions administratives,
financières, militaires, politiques, dont il avait voulu doter le royaume et
qui, relativement à l’époque, apparaissaient souvent comme révolutionnaires,
n’étaient pas suffisamment ancrées dans les mœurs et l’Histoire pour pouvoir se
perpétuer sans l’intervention personnelle d’un monarque fort.

Six mois après le décès du Roi de
fer, la plupart de ses réformes semblaient déjà vouées à la disparition, et ses
efforts à l’oubli.

Son fils et successeur,
Louis X Hutin, brouillon, médiocre, incompétent, et dès le premier jour de
règne dépassé par sa tâche, s’était facilement déchargé des soins du pouvoir
sur son oncle Charles de Valois, bon capitaine, mais détestable gouvernant,
dont les turbulentes ambitions, longtemps tournées vers la vaine recherche d’un
trône, trouvaient enfin à s’employer.

Les ministres bourgeois, qui
avaient fait la force du règne précédent, venaient d’être emprisonnés, et le
corps du plus remarquable d’entre eux, Enguerrand de Marigny, ancien recteur
général du royaume, pourrissait aux fourches du gibet de Montfaucon.

La réaction triomphait ; les
ligues baronniales semaient le désordre dans les provinces et tenaient en échec
l’autorité royale. Les grands seigneurs, Charles de Valois le premier, fabriquaient
leur propre monnaie qu’ils faisaient circuler pour leur profit personnel.
L’administration, cessant d’être contrôlée, pillait pour son compte, et le
Trésor était à sec.

Une récolte désastreuse, suivie
d’un hiver exceptionnellement rigoureux, avait provoqué la famine. La mortalité
croissait.

Pendant ce temps, Louis Hutin se
préoccupait surtout de réparer son honneur conjugal et d’effacer, s’il était
possible, le scandale de la tour de Nesle.

Faute d’un pape, que le conclave
ne parvenait pas à élire, et qui aurait pu prononcer l’annulation du lien, le
jeune roi de France, afin de pouvoir se remarier, avait fait étrangler sa
femme, Marguerite de Bourgogne, dans la prison de Château-Gaillard.

Il devenait libre ainsi d’épouser
la belle princesse d’Anjou-Sicile que Charles de Valois lui avait choisie, et
avec laquelle il imaginait partager les félicités d’un long règne.

 

PREMIÈRE PARTIE
LA FRANCE ATTEND UNE REINE

 

 

I
ADIEU À NAPLES

Debout, dans sa robe toute blanche, à
l’une des fenêtres de l’énorme Château-Neuf, d’où la vue dominait le port et la
baie de Naples, la vieille reine-mère Marie de Hongrie regardait un vaisseau en
train d’appareiller. Essuyant d’un doigt rêche le pleur qui mouillait sa
paupière sans cils, elle murmura :

— Allons, maintenant je peux
mourir.

Elle avait bien rempli sa vie. Fille
de roi, femme de roi, mère et grand-mère de rois, elle avait affermi sa
descendance sur les trônes d’Europe méridionale et centrale. Tous ses fils
survivants étaient rois, ou ducs souverains. Deux de ses filles étaient reines.
Sa fécondité avait été un instrument de puissance pour les Anjou-Sicile, cette
branche cadette de l’arbre capétien, et qui prenait tournure de devenir aussi
grosse que le tronc.

Si Marie de Hongrie avait déjà perdu
six de ses enfants, au moins avait-elle la consolation que l’un d’eux, entré
dans les ordres, fût en voie d’être canonisé. Elle serait la mère d’un saint.
Comme si les royaumes de ce monde étaient devenus trop étroits pour cette
tentaculaire famille, la vieille reine avait poussé sa progéniture jusque dans
le royaume des cieux.

À soixante-dix ans passés, il ne lui
restait plus qu’à assurer l’avenir d’une de ses petites-filles, Clémence,
l’orpheline. C’était désormais chose faite.

Le gros vaisseau qui, dans le port, levait
l’ancre, ce 1
er
juin 1315, par un soleil éclatant, représentait tout
à la fois, aux yeux de la reine-mère de Naples, le triomphe de sa politique et
la mélancolie des choses achevées.

Car pour sa bien-aimée Clémence,
pour cette princesse de vingt-deux ans sans aucune dot territoriale et riche
seulement de sa réputation de beauté et de vertu, elle avait négocié la plus
haute alliance, le plus prestigieux mariage. Clémence allait être reine de
France Ainsi, la moins pourvue de toutes les princesses d’Anjou recevait le
plus puissant des royaumes et devenait suzeraine de toute sa parenté C’était là
comme une illustration des enseignements évangéliques.

Certes, on disait que le jeune roi
de France, Louis le Dixième, n’était pas trop avenant de visage, ni des mieux
doués quant au caractère.

« Eh quoi ! mon époux, que
Dieu l’absolve, était boiteux et je ne m’en suis pas mal accommodée, pensait
Marie de Hongrie D’abord, on n’est pas reine pour être heureuse. »

On s’étonnait également, à mots
couverts, que la reine Marguerite fût morte dans sa prison, avec tant
d’à-propos, alors que le roi Louis se trouvait en peine à obtenir l’annulation
du mariage. Mais fallait-il ouvrir l’oreille à toutes les médisances
[1]
 ? Marie de
Hongrie était peu portée à la pitié envers une femme, une reine surtout, qui
avait trahi les engagements conjugaux. Elle ne voyait rien de surprenant à ce
que le châtiment de Dieu se fût naturellement abattu sur la scandaleuse
Marguerite.

« Ma belle Clémence remettra la
vertu en honneur à la cour de Paris », se dit-elle encore. En guise
d’adieu, elle fit, de sa main grise, un signe de croix à travers la lumière,
puis, le visage secoué de tics sous son voile immaculé et sa mince couronne, le
pas raide, mais encore décidé, elle alla s’enfermer dans sa chapelle pour y
remercier le ciel de l’avoir aidée à accomplir sa longue mission royale, et
pour offrir au Seigneur la grande souffrance des femmes qui ont fini leur
temps.

Cependant, le
San Giovanni
,
énorme nef ronde, à la coque blanche et or, arborant aux cornes de sa mâture
les flammes d’Anjou, de Hongrie et de France, commençait à manœuvrer pour
s’éloigner du bord.

Le capitaine et son équipage avaient
juré sur l’Évangile de défendre leurs passagers contre la tempête, les pirates
barbaresques et tous les périls de la navigation La statue de saint
Jean-Baptiste, protecteur du navire, étincelait à la proue sous les rayons du
soleil Dans les châtelets à créneaux, à mi-hauteur des mâts, cent hommes
d’armes, guetteurs, archers, lanceurs de pierres, se tenaient prêts à repousser
les attaques des écumeurs de mer s’il en survenait. Les cales regorgeaient de
vivres, les amphores d’huile et de vin étaient plantées dans le sable du lest,
où l’on avait également enfoncé des centaines d’œufs pour qu’ils se conservassent
frais. Les grands coffres bardés de fer qui contenaient les robes de soie, les
bijoux, les objets d’orfèvrerie et tous les cadeaux de noce de la princesse
s’empilaient contre les parois de l’escandolat, vaste chambre ménagée entre le
maître-mât et la poupe, et où dormiraient, sur des tapis d’Orient, les
gentilshommes et chevaliers d’escorte. Les Napolitains s’étaient massés sur les
quais pour voir partir ce qui leur semblait être le vaisseau du bonheur. Des
femmes élevaient leurs enfants à bout de bras. Dans cette foule, bruyante et
familière ainsi que le peuple de Naples le fut toujours, on entendait
crier :

— Guarda com’è bella !

— Addio Donna
Clemenza ! Siate felice !

— Che Dio la benedica la
nostra principessa !

— Non Vi dimenticate di
noi !
[2]

Car Donna Clemenza, pour les
Napolitains, était environnée d’une sorte de légende. On se souvenait de son
père, le beau Carlo-Martello, héritier de Naples et de Hongrie, ami des poètes
et en particulier de Dante, prince érudit, musicien, excellant aux armes, qui parcourait
la péninsule, suivi de deux cents gentilshommes français, provençaux et
italiens, tous vêtus comme lui par moitié d’écarlate et de vert sombre, et
montés sur des chevaux harnachés d’argent. On le disait fils de Vénus, car il
possédait « les cinq dons qui invitent à l’amour, et qui sont la santé, la
beauté, l’opulence, le loisir, la jeunesse ». Il avait été foudroyé par la
peste, à vingt-quatre ans ; sa femme, une Habsbourg, était morte en
apprenant la nouvelle, fournissant un mythe tragique à l’imagination populaire.

Naples avait reporté sa tendresse
sur Clémence qui, en grandissant, reproduisait les traits de son père. Cette
orpheline royale était bénie des quartiers pauvres où elle allait elle-même
distribuer l’aumône. Les peintres de l’École giottesque se plaisaient à
reproduire en leurs fresques son visage clair, ses cheveux d’or, ses longues
mains effilées.

Du haut de la plate-forme crénelée
qui formait le toit du château d’arrière, à trente pieds au-dessus des eaux, la
fiancée du roi de France jetait un dernier regard sur le paysage de son
enfance, sur le vieux château de l’Œuf où elle était née, sur le Château-Neuf,
le Maschio Angioino, où elle avait grandi, sur cette foule grouillante qui lui
lançait des baisers, sur toute cette ville éclatante, poussiéreuse et sublime.

« Merci, Madame ma
grand-mère », pensait-elle, les yeux tournés vers la fenêtre où venait de
disparaître la silhouette de Marie de Hongrie « Je ne vous reverrai sans
doute jamais. Merci d’avoir tant fait pour moi. Je me désolais, à vingt-deux
ans atteints, d’être encore sans mari ; je n’attendais plus d’en trouver
un, et m’apprêtais à entrer au couvent. C’était vous qui aviez raison de
m’imposer patience. Voici que je vais être reine de ce vaste royaume
qu’arrosent quatre fleuves et que baignent trois mers. Mon cousin le roi
d’Angleterre, ma tante de Majorque, mon parent de Bohême, ma sœur la dauphine
de Vienne, et même mon oncle Robert, qui règne ici et dont jusqu’à ce jour je
n’étais que la sujette, vont devenir mes vassaux pour les terres qu’ils
possèdent en France, ou les liens qu’ils ont avec cette couronne. Mais n’est-ce
pas trop lourd pour moi ? »

Elle éprouvait à la fois
l’exaltation de la joie, l’angoisse de l’inconnu, et le trouble qui saisit
l’âme aux changements irrévocables de la destinée, même lorsqu’ils dépassent
les rêves.

— Votre peuple montre qu’il
vous aime fort, Madame, dit un gros homme à côté d’elle. Mais je gage que le
peuple de France va vite vous aimer autant, et qu’à seulement vous voir, il va
vous faire un accueil tout pareil à cet adieu.

— Ah ! Vous serez toujours
mon ami, messire de Bouville, répondit Clémence avec chaleur.

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