Read La carte et le territoire Online

Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (11 page)

Une fois sorti il se trompa de chemin, erra quelques minutes dans un état de semi-conscience hébétée et se retrouva devant le magasin Sennelier Frères, rue de la Grande-Chaumière. En vitrine étaient exposés des pinceaux, des toiles de format courant, des pastels et des tubes de couleur. Il entra et, sans réfléchir, acheta un coffret « peinture à l’huile » de base. De forme rectangulaire, en hêtre, intérieurement divisé en compartiments, il contenait douze tubes d’huile extra-fine Sennelier, un assortiment de pinceaux et un flacon de diluant.

C’est en ces circonstances que se produisit dans sa vie ce « retour à la peinture » qui devait faire l’objet de tant de commentaires.

XI

Par la suite, Jed ne devait pas rester fidèle à la marque Sennelier, et ses toiles de la maturité sont presque entièrement réalisées à l’aide des huiles Mussini de chez Schmincke. Il y a des exceptions, et certains verts, en particulier les verts cinabre qui donnent une lueur si magique aux forêts de pins californiennes qui descendent vers la mer dans « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique », sont empruntés à la gamme d’huiles Rembrandt de la firme Royal Talens. Et, pour les blancs, il devait presque toujours employer les huiles Old Holland, dont il appréciait l’opacité.

Les premiers tableaux de Jed Martin, ont plus tard souligné les historiens d’art, pourraient facilement conduire à une fausse piste. En consacrant ses deux premières toiles, « Ferdinand Desroches, boucher chevalin », puis « Claude Vorilhon, gérant de bar-tabac », à des professions en perte de vitesse, Martin pourrait donner l’impression d’une nostalgie, pourrait sembler regretter un état antérieur, réel ou fantasmé, de la

France. Rien, et c’est la conclusion qui a fini par se dégager de tous les travaux, n’était plus étranger à ses préoccupations réelles ; et si Martin se pencha en premier lieu sur deux professions sinistrées, ce n’était nullement qu’il voulût inciter à se lamenter sur leur disparition probable : c’était simplement qu’elles allaient, en effet, bientôt disparaître, et qu’il importait de fixer leur image sur la toile pendant qu’il en était encore temps. Dès son troisième tableau de la série des métiers, « Maya Dubois, assistante de télémaintenance », il devait se consacrer à une profession nullement sinistrée ni ringarde, une profession au contraire emblématique de la politique de flux tendus qui avait orienté l’ensemble du redéploiement économique de l’Europe occidentale au tournant du troisième millénaire.

Dans la première monographie qu’il consacre à Martin, Wong Fu Xin développe une curieuse analogie basée sur la colorimétrie. Les couleurs des objets du monde peuvent être représentées au moyen d’un certain nombre de couleurs primaires ; le nombre minimal, pour obtenir une représentation à peu près réaliste, est de trois. Mais on peut parfaitement bâtir une charte colorimétrique sur la base de quatre, cinq, six, voire davantage de couleurs primaires ; le spectre de la représentation n’en deviendra que plus étendu et plus subtil.

De la même manière, affirme l’essayiste chinois, les conditions de production d’une société donnée peuvent être reconstituées au moyen d’un certain nombre de professions-type, dont le nombre selon lui (c’est un chiffre qu’il donne sans l’étayer en aucune manière) peut être fixé entre dix et vingt. Dans la part numériquement la plus importante de la série des « métiers », celle que les historiens d’art ont pris pour habitude d’intituler la « série des métiers simples », Jed Martin ne représente pas moins de quarante-deux professions-type, offrant ainsi, pour l’étude des conditions productives de la société de son temps, un spectre d’analyse particulièrement étendu et riche. Les vingt-deux tableaux suivants, axés sur des confrontations et des rencontres, classiquement dénommés la « série des compositions d’entreprise », visant, eux, à donner une image, relationnelle et dialectique, du fonctionnement de l’économie dans son ensemble.

La réalisation des tableaux de la « série des métiers simples » prit à Jed Martin un peu plus de sept ans. Durant ces années il ne vit pas grand monde, ne noua aucune nouvelle relation – qu’elle soit sentimentale ou simplement amicale. Il eut des moments de bonheur sensoriel : une orgie de pâtes italiennes, à l’issue d’une razzia à l’hypermarché Casino du boulevard Vincent-Auriol ; telle ou telle soirée avec une escort-girl libanaise dont les prestations sexuelles justifiaient amplement les critiques dithyrambiques qu’elle recevait sur le site Niamodel.com. « Layla je t’aime, tu es le soleil de mes jours au bureau, ma petite étoile orientale » écrivaient les malheureux quinquagénaires, et Layla de son côté rêvait à des hommes musclés, virils, pauvres et forts, et ceci est la vie, en gros, telle qu’elle se présente. Facilement identifié comme un type « un peu bizarre mais gentil, pas du tout dangereux », Jed bénéficiait avec Layla de cette espèce &
exception d’extra-territorialité
qui est depuis toujours accordée aux artistes par les
filles
. C’est peut-être un peu Layla, mais plus sûrement Geneviève, son ancienne amie malgache, qui est évoquée dans une de ses toiles les plus touchantes, « Aimée, escort-girl », traitée dans une palette exceptionnellement chaleureuse à base de terre d’ombre, d’orange indien et de jaune de Naples. Aux antipodes de la représentation à la Toulouse-Lautrec d’une prostituée fardée, chlorotique et malsaine, Jed Martin peint une jeune femme épanouie, à la fois sensuelle et intelligente, dans un appartement moderne inondé de lumière. Dos à la fenêtre ouverte sur un jardin public qu’on a pu identifier comme étant le square des Batignolles, simplement vêtue d’une minijupe moulante blanche, Aimée termine d’enfiler un minuscule top d’un jaune orangé qui ne recouvre que très partiellement sa magnifique poitrine.

Seul tableau érotique de Martin, c’est également le premier où l’on ait pu déceler des résonances ouvertement autobiographiques. Le second, « L’architecte Jean-Pierre Martin quittant la direction de son entreprise », fut peint deux ans plus tard, et marque le début d’une authentique période de frénésie créatrice qui devait durer un an et demi et prendre fin avec « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique », sous-titré La conversation de Palo Alto, que beaucoup considèrent comme son chef-d’œuvre. Il est stupéfiant de penser que les vingt-deux tableaux de la « série des compositions d’entreprise », souvent complexes et de format large, furent réalisés en moins de dix-huit mois. Il est surprenant aussi que Jed Martin ait finalement achoppé sur une toile, « Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art », qui aurait pu, à bien des égards, constituer le pendant de sa composition Jobs-Gates. Analysant cet échec, Wong Fu Xin y voit la raison de son retour, un an plus tard, à la « série des métiers simples » à travers son soixante-cinquième et dernier tableau. La clarté de la thèse de l’essayiste chinois emporte, ici, la conviction : désireux de donner une vision exhaustive du secteur productif de la société de son temps, Jed Martin devait nécessairement, à un moment ou à un autre de sa carrière, représenter un artiste.

DEUXIÈME PARTIE
I

Jed se réveilla en sursaut vers huit heures, au matin du 25 décembre  l’aube pointait sur la place des Alpes. Il trouva une serpillière dans la cuisine, nettoya ses vomissures, puis contempla les débris gluants de « Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art ». Franz avait raison, il était temps d’organiser une exposition, il tournait en rond depuis quelques mois, ça commençait à déteindre sur son humeur. On peut travailler en solitaire pendant des années, c’est même la seule manière de travailler à vrai dire ; vient toujours un moment où l’on éprouve le besoin de montrer son travail au monde, moins pour recueillir son jugement que pour se rassurer soi-même sur l’existence de ce travail, et même sur son existence propre, au sein d’une espèce sociale l’individualité n’est guère qu’une fiction brève.

Repensant aux exhortations de Franz il rédigea un mail de relance à Houellebecq, puis se prépara un café. Quelques minutes plus tard, il se relut avec écœurement. « En cette période de fêtes, que je suppose vous passez avec votre famille… » Qu’est-ce qui lui prenait d’écrire des conneries pareilles ? De notoriété publique Houellebecq était un solitaire à fortes tendances misanthropiques, c’est à peine s’il adressait la parole à son chien. « Je sais que vous êtes très sollicité, c’est donc en vous priant d’accepter mes excuses que je me permets d’insister à nouveau sur l’importance qu’aurait, à mes yeux comme à ceux de mon galeriste, votre participation au catalogue de ma future exposition. » Oui, ça c’était mieux, une dose de flagornerie ne nuit jamais. « Je vous joins quelques photographies de mes tableaux les plus récents, et me tiens à votre entière disposition pour vous présenter mon travail de manière plus complète, où et quand vous le souhaiterez. Je crois savoir que vous vivez en Irlande ; je peux parfaitement m’y rendre si cela vous est plus commode. » Bon, ça ira comme ça, se dit-il, et il cliqua sur la touche
Envoyer
.

La dalle du centre commercial Olympiades était déserte en ce matin de décembre, et les immeubles, quadrangulaires et élevés, ressemblaient à des glaciers morts. Alors qu’il s’engageait dans l’ombre froide projetée par la tour Oméga, Jed repensa à Frédéric Beigbeder. Beigbeder était un familier de Houellebecq, il avait du moins cette réputation ; peut-être pourrait-il intervenir. Mais il n’avait qu’un ancien numéro de portable, et de toute façon Beigbeder ne répondrait sûrement pas, un jour de Noël.

Il répondit, pourtant. « Je suis avec ma fille » dit-il d’un ton courroucé. « Mais je la ramène à sa mère tout à l’heure » ajouta-t-il pour atténuer le reproche.

« J’ai un service à vous demander.

— Ha ha ha ! » Beigbeder s’esclaffa avec une gaieté forcée. « Vous savez que vous êtes un type formidable ? Vous ne m’appelez pas pendant dix ans. Et puis vous me téléphonez le jour de Noël, pour me demander un service. Vous êtes un génie, probablement. Il n’y a qu’un génie pour être aussi égocentrique, limite autiste… D’accord, voyons-nous au Flore à sept heures » conclut, de manière inattendue, l’auteur d’
Un roman français
.

Jed arriva avec cinq minutes de retard, aperçut tout de suite l’écrivain à une table du fond. Autour de lui les tables voisines étaient inoccupées, formant une espèce de périmètre de sécurité d’un rayon de deux mètres. Des provinciaux pénétrant dans le café, et même certains touristes, se poussaient du coude en le montrant du doigt avec ravissement. Parfois un familier, pénétrant à l’intérieur du périmètre, l’embrassait avant de s’éclipser. Il y avait certes là un léger manque à gagner pour l’établissement (de même, l’illustre Philippe Sollers avait paraît-il de son vivant une table réservée à la Closerie des Lilas, qui ne pouvait être occupée par personne d’autre, qu’il décide ou non de venir y déjeuner). Cette minime perte de recettes était largement compensée par l’attraction touristique que représentait pour le café la présence régulière, attestable, de l’auteur de 99 francs – présence pleinement conforme, en outre, à la vocation historique de l’établissement. Par ses positions courageuses en faveur de la légalisation de la drogue et de la création d’un statut des prostitués des deux sexes, par celles plus convenues sur les sans-papiers et les conditions de vie des prisonniers, Frédéric Beigbeder était peu à peu devenu une sorte de Sartre des années 2010, ceci à la surprise générale et un peu à la sienne propre, son passé le prédisposant plutôt à tenir le rôle d’un Jean-Edern Hallier, voire d’un Gonzague Saint-Bris. Compagnon de route exigeant du Nouveau Parti Anticapitaliste d’Olivier Besancenot, dont il avait récemment pointé les risques de dérives antisémites dans une interview au Spiegel, il avait réussi à faire oublier les origines – mi-bourgeoises, mi-aristocratiques – de sa famille, et même la présence de son frère au sein des instances dirigeantes du patronat français. Sartre lui-même, il est vrai, était loin d’être né dans une famille de miséreux.

Attablé devant une mauresque, l’auteur considérait avec mélancolie un pilulier de métal, presque vide, qui ne contenait plus qu’un vague restant de cocaïne. Apercevant Jed, il lui fit signe de s’asseoir à sa table. Un serveur s’approcha avec rapidité pour prendre la commande.

« Euh, je ne sais pas. Un Viandox ? ça existe encore ?

— Un Viandox… répéta pensivement Beigbeder. Vous êtes vraiment un drôle de type…

— J’ai été surpris que vous vous souveniez de moi.

— Oh oui… répondit l’écrivain d’un ton étrangement triste. Oh oui, je me souviens de vous… »

Jed exposa son affaire. Au nom de Houellebecq, il s’en rendit compte, Beigbeder eut une crispation légère. « Je ne vous demande pas son numéro de téléphone, ajouta Jed très vite, je vous demande juste si vous pouvez l’appeler pour lui parler de ma demande. »

Le serveur apporta le Viandox. Beigbeder se taisait, réfléchissait.

« D’accord », dit-il finalement. « D’accord, je vais l’appeler. Avec lui, on ne sait jamais trop comment il va réagir ; mais en l’occurrence il se peut que ça lui rende service, à lui aussi.

— Vous pensez qu’il va accepter ?

— Ça, je n’en sais absolument rien.

— Qu’est-ce qui pourrait le décider, à votre avis ?

— Eh bien… Je vais peut-être vous surprendre, parce qu’il n’a pas du tout cette réputation : l’argent. En principe il s’en fout de l’argent, il vit avec que dalle ; mais son divorce l’a complètement séché. En plus, il avait acheté des appartements en Espagne au bord de la mer qui vont être expropriés sans indemnité, à cause d’une loi de protection du littoral à effet rétroactif – un truc de dingues. En réalité, je crois qu’il est un peu gêné en ce moment – c’est incroyable, non, avec tout ce qu’il a pu gagner ? Donc, voilà : si vous lui proposez pas mal d’argent, je pense que vous avez vos chances. »

Il se tut, termina sa mauresque d’un trait, en commanda une autre, considéra Jed avec un mélange de réprobation et de mélancolie. « Vous savez… » dit-il finalement, « Olga. Elle vous aimait. »

Jed se tassa légèrement sur sa chaise. « Je veux dire… » poursuivit Beigbeder, « elle vous aimait vraiment. » Il se tut, le considéra en hochant la tête avec incrédulité. « Et vous l’avez laissée repartir en Russie… Et vous ne lui avez jamais donné de nouvelles… L’amour… L’amour, c’est
rare
. Vous ne le saviez pas ? On ne vous l’avait jamais dit ? »

Other books

Night Tides by Alex Prentiss
Start Shooting by Charlie Newton
Forsaken by Jana Oliver
Day of Wrath by Jonathan Valin
Finding a Form by William H. Gass