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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (27 page)

Ferber et les deux TSC sortirent ; il se retrouva seul dans la pièce. La luminosité baissait encore mais il n’avait pas envie d’allumer, il sentait sans pouvoir se l’expliquer que le meurtre avait été commis en plein jour. Le silence était presque irréel. D’où lui venait la sensation qu’il y avait, dans cette affaire, quelque chose qui le concernait tout particulièrement, à titre personnel ? Il considéra une nouvelle fois le complexe motif composé par les lambeaux de chair répartis sur le sol du salon. Ce qu’il ressentait était moins du dégoût qu’une sorte de pitié générale pour la terre entière, pour l’humanité qui peut, en son sein, donner naissance à tant d’horreurs. À vrai dire, il s’étonnait un peu de parvenir à supporter ce spectacle qui avait révulsé jusqu’aux techniciens de l’Identité judiciaire, pourtant aguerris au pire. Un an auparavant, sentant qu’il commençait à éprouver des difficultés à supporter les scènes de crime, il s’était rendu au centre bouddhiste de Vincennes pour leur demander s’il était possible d’y pratiquer
Asubhâ
, la méditation sur le cadavre. Le lama de garde avait d’abord tenté de le dissuader : cette méditation, avait-il estimé, était difficile, non adaptée à la mentalité occidentale. Lorsqu’il lui avait appris sa profession il s’était ravisé, avait demandé à réfléchir. Quelques jours plus tard il lui téléphona pour lui dire que oui, dans son cas particulier, Asubhâ pouvait sans doute être appropriée. On ne la pratiquait pas en Europe, où elle était incompatible avec les normes sanitaires ; mais il pouvait lui donner l’adresse d’un monastère sri-lankais qui recevait parfois des Occidentaux. Il y avait consacré deux semaines de vacances, après avoir (cela avait été le plus difficile) trouvé une compagnie aérienne qui acceptait de transporter son chien. Chaque matin, tandis que sa femme allait à la plage, il se rendait sur un charnier où l’on déposait les morts récents, sans précaution contre les prédateurs ni les insectes. Il avait ainsi pu, concentrant au maximum ses facultés mentales en essayant de suivre les préceptes énoncés par Bouddha dans le sermon sur l’établissement de l’attention, observer attentivement le cadavre blême, observer attentivement le cadavre suppurant, observer attentivement le cadavre démembré, observer attentivement le cadavre mangé par les vers. À chaque stade, il devait se répéter, à quarante-huit reprises : « Ceci est mon destin, le destin de l’humanité entière, je ne peux y échapper. »

Il s’en rendait compte à présent, Asubhâ avait été un succès total, au point qu’il l’aurait sans hésiter recommandée à n’importe quel policier. Il n’était pas pour autant devenu bouddhiste, et même si ses sentiments de répulsion instinctive à la vue du cadavre avaient été réduits dans des proportions notables, il ressentait encore de la
haine
pour le meurtrier, de la haine et de la peur, il souhaitait voir le meurtrier anéanti, éradiqué de la surface du globe. En passant la porte, enveloppé par les rayons du soleil couchant qui illuminait la prairie, il se réjouit de la persistance, en lui, de cette haine, nécessaire pensait-il à un travail policier efficace. La motivation rationnelle, celle de la recherche de la vérité, ne suffisait en général pas ; elle était pourtant, en l’occurrence, inhabituellement forte. Il se sentait en présence d’un esprit complexe, monstrueux mais rationnel, d’un schizophrène probablement. Il allait falloir, dès leur retour à Paris, consulter les fichiers de
serial killers
, et probablement demander la communication de fichiers étrangers, il n’avait pas le souvenir qu’une telle affaire ait jamais eu lieu en France.

Au moment où il ressortait de la maison il vit Ferber, au milieu de son équipe, qui leur donnait ses directives ; perdu dans ses pensées, il n’avait pas entendu les voitures arriver. Il y avait aussi un grand type en costume-cravate, qu’il ne connaissait pas – probablement le substitut du procureur de Montargis. Il attendit que Ferber ait fini de répartir les tâches pour réexpliquer ce qu’il voulait : des photos générales de la scène de crime, des plans larges.

« Je rentre à Paris », annonça-t-il ensuite. « Tu m’accompagnes, Christian ?

— Oui, je crois que tout est en place. On fait une réunion demain matin ?

— Pas trop tôt. Vers midi, ça ira. » Il savait qu’ils allaient devoir travailler tard, sans doute jusqu’à l’aube.

IV

La nuit tombait lorsqu’ils s’engagèrent sur l’autoroute A10. Ferber régla le limiteur de vitesse à 130 km/heure, lui demanda si ça le dérangeait qu’il mette de la musique ; il répondit que non.

Il n’y a peut-être aucune musique qui exprime, aussi bien que les derniers morceaux de musique de chambre composés par Franz Liszt, ce sentiment funèbre et doux du vieillard dont tous les amis sont déjà morts, dont la vie est essentiellement terminée, qui appartient en quelque sorte déjà au passé et qui sent à son tour la mort s’approcher, qui la voit comme une sœur, comme une amie, comme la promesse d’un retour à la maison natale. Au milieu de
Prière aux anges gardiens
il se mit à repenser à sa jeunesse, à ses années d’étudiant.

Assez ironiquement, Jasselin avait interrompu ses années de médecine entre la première et la deuxième année parce qu’il ne supportait plus les dissections, ni même la vue des cadavres. Le droit l’avait tout de suite beaucoup intéressé, et à peu près comme tous ses condisciples il envisageait une carrière d’avocat, mais le divorce de ses parents devait le faire changer d’avis. C’était un divorce de vieux, il avait déjà vingt-trois ans et il était leur seul enfant. Dans les divorces de jeunes, la présence des enfants, dont il faut partager la garde, et qu’on aime plus ou moins malgré tout, amoindrit souvent la violence de l’affrontement ; mais dans les divorces de vieux, où seuls demeurent les intérêts financiers et patrimoniaux, la sauvagerie du combat ne connaît plus aucune limite. Il avait pu se rendre compte alors de ce que c’est, exactement, qu’un avocat, il avait pu apprécier à sa juste mesure ce mélange de fourberie et de paresse à quoi se résume le comportement professionnel d’un avocat, et tout particulièrement d’un avocat spécialisé dans le domaine des divorces. La procédure avait duré plus de deux ans, deux années d’une lutte incessante à l’issue de laquelle ses parents éprouvaient l’un pour l’autre une haine si violente qu’ils ne devaient plus jamais se revoir ni même se téléphoner jusqu’au jour de leur mort, et tout cela pour aboutir à une convention de divorce d’une banalité écœurante, que n’importe quel crétin aurait pu rédiger en un quart d’heure après une lecture du Divorce pour les nuls. Il était surprenant, s’était-il dit à plusieurs reprises, que les époux en instance de divorce n’en viennent pas plus fréquemment à assassiner leur conjoint – soit directement, soit par l’intermédiaire d’un professionnel. La peur du gendarme, avait-il fini par comprendre, était décidément la vraie base de la société humaine, et c’est en quelque sorte tout naturellement qu’il s’était inscrit au concours externe de commissaire de police. Il était entré dans un bon rang, et, originaire de Paris, avait accompli son année de stage au commissariat du XIIIe arrondissement. C’était une formation exigeante. Rien, dans toutes les affaires auxquelles il serait confronté par la suite, ne devait dépasser en complexité, en impénétrabilité, les règlements de comptes au sein de la mafia chinoise auxquels il avait été confronté dès le début de sa carrière.

Parmi les étudiants de l’école de commissaires de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, beaucoup rêvaient d’une carrière au Quai des Orfèvres, parfois depuis leur enfance, certains étaient entrés dans la police uniquement pour cela, la concurrence était rude, aussi fut-il un peu surpris que sa demande de mutation à la Brigade criminelle soit acceptée, après cinq années de service dans des commissariats de quartier. Il venait alors de se mettre en ménage avec une femme qu’il avait rencontrée pendant qu’elle effectuait ses études d’économie, et qui s’était dirigée vers l’enseignement, elle venait d’être nommée assistante à l’université de Paris-Dauphine ; mais jamais il n’envisagea de l’épouser, ni même de conclure un PACS, l’empreinte laissée par le divorce de ses parents devait demeurer ineffaçable.

« Je te dépose chez toi ? » lui demanda doucement Ferber. Ils étaient arrivés porte d’Orléans. Il s’aperçut qu’ils n’avaient pas échangé une parole durant tout le voyage ; perdu dans ses pensées, il n’avait même pas remarqué les arrêts au péage. Il était de toute façon trop tôt pour dire quoi que ce soit de l’affaire ; une nuit leur permettrait de décanter, d’amortir un peu le choc. Mais il ne se faisait pas d’illusions : compte tenu de l’horreur du crime, et du fait qu’en plus la victime était une personnalité, les choses iraient très vite, la pression allait tout de suite être énorme. La presse n’était pas encore au courant, mais ce répit ne durerait qu’une nuit : dès ce soir, il allait devoir appeler le divisionnaire sur son portable. Et celui-ci, probablement, appellerait immédiatement le préfet de police.

Il habitait rue Geoffroy-Saint-Hilaire, presque au coin de la rue Poliveau, à deux pas du Jardin des Plantes. La nuit, lors de leurs promenades nocturnes, ils entendaient parfois le barrissement des éléphants, les rugissements impressionnants des fauves – lions, panthères, couguars ? ils étaient incapables de les différencier par le bruit. Ils entendaient aussi, surtout les nuits de pleine lune, le hurlement conjugué des loups, qui plongeait Michou, leur bichon bolonais, dans des accès de terreur atavique, insurmontable. Ils n’avaient pas d’enfant. Quelques années après qu’ils eurent décidé de vivre ensemble, et alors que leur vie sexuelle était – selon l’expression consacrée – « tout à fait satisfaisante », et qu’Hélène ne prenait « aucune précaution particulière », ils décidèrent de consulter. Des examens un peu humiliants mais rapides montrèrent qu’il était oligospermatique. Le nom de la maladie apparaissait, en l’occurrence, assez euphémistique : ses éjaculats, de quantité d’ailleurs modérée, ne contenaient pas une quantité insuffisante de spermatozoïdes, ils ne contenaient pas de spermatozoïdes du tout. Une oligospermie peut avoir des origines très diverses : varicocèle testiculaire, atrophie testiculaire, déficit hormonal, infection chronique de la prostate, grippe, d’autres causes. Elle n’a la plupart du temps rien à voir avec la puissance virile. Certains hommes qui ne produisent que très peu, ou aucun spermatozoïde, bandent comme des cerjs, alors que d’autres, presque impuissants, ont des éjaculats si abondants et si fertiles qu’ils suffiraient à repeupler l’Europe occidentale ; la conjonction de ces deux qualités suffit à caractériser l’idéal masculin mis en avant dans les productions pornographiques. Jasselin ne se trouvait pas dans cette configuration parfaite : s’il pouvait encore, à cinquante ans passés, gratifier son épouse d’érections fermes et durables, il n’aurait certainement pas été en mesure de lui offrir une
douche de sperme
, au cas où elle en aurait éprouvé le désir ; ses éjaculations, quand elles avaient lieu, ne dépassaient pas la valeur d’une cuillère à café.

L’oligospermie, principale cause de stérilité masculine, est toujours difficile, et souvent impossible à traiter. Il ne restait que deux solutions : faire appel aux spermatozoïdes d’un donneur masculin ; l’adoption pure et simple. Après en avoir discuté à plusieurs reprises, ils décidèrent d’y renoncer. Hélène, à vrai dire, ne tenait pas tant que ça à avoir un enfant, et quelques années plus tard ce fut elle qui lui proposa d’acheter un chien. Dans un passage où il se lamente sur la décadence et la dénatalité françaises (déjà d’actualité dans les années 1930), l’auteur fasciste Drieu la Rochelle imite pour le fustiger le discours d’un couple français décadent de son époque, ce qui donne à peu près : « Et puis Kiki, le chien, c’est bien suffisant pour nous amuser… » Elle était au fond tout à fait de cet avis, finit-elle par avouer à son mari : un chien c’était aussi amusant, et même beaucoup plus amusant qu’un enfant, et si elle avait envisagé un moment d’avoir un enfant c’était surtout par conformisme, un peu aussi pour faire plaisir à sa mère, mais en réalité elle n’aimait pas vraiment les enfants, elle ne les avait jamais vraiment aimés, et lui non plus n’aimait pas les enfants s’il voulait bien y réfléchir, il n’aimait pas leur égoïsme naturel et systématique, leur méconnaissance originelle de la loi, leur immoralité foncière qui obligeait à une éducation épuisante et presque toujours infructueuse. Non, les enfants, en tout cas les enfants humains, décidément il ne les aimait pas.

Il entendit un grincement sur sa droite et s’aperçut soudain qu’ils étaient arrêtés devant chez lui, depuis longtemps peut-être. La rue Poliveau était déserte sous la rangée de lampadaires.

« Excuse-moi, Christian… » dit-il, gêné. «J’étais… distrait.

— Ce n’est pas grave. »

Il n’était que neuf heures, se dit-il en montant les escaliers, Hélène l’avait probablement attendu pour manger. Elle aimait faire la cuisine, parfois il l’accompagnait le dimanche matin lorsqu’elle faisait ses courses au marché Mouffetard, à chaque fois il était charmé par ce coin de Paris, l’église Saint-Médard accotée à son petit square, avec un coq qui surmontait le clocher, comme dans une église de village.

En effet, arrivé au palier du troisième étage, il fut accueilli par l’odeur caractéristique d’un lapin à la moutarde et par les jappements joyeux de Michou, qui avait reconnu son pas. Il tourna sa clef dans la serrure ; un vieux couple, se dit-il, un couple traditionnel, d’un modèle assez peu répandu dans les années 2010 chez les gens de leur âge, mais qui constituait paraît-il de nouveau pour les jeunes un idéal espéré, quoique en général inaccessible. Il avait conscience de vivre dans un îlot improbable de félicité et de paix, il avait conscience qu’ils s’étaient aménagé une sorte de niche paisible, éloignée des bruits du monde, d’une bénignité presque enfantine, en opposition absolue avec la barbarie et la violence auxquelles il était confronté chaque jour dans son travail. Ils avaient été heureux ensemble ; ils étaient encore heureux ensemble, et le seraient encore probablement,
jusqu’à ce que la mort les sépare
.

Il prit Michou qui bondissait et jappait de bonheur entre ses mains, l’éleva jusqu’à son visage ; le petit corps s’immobilisa, figé dans une joie extatique. Si l’origine des bichons remonte à l’Antiquité (on a retrouvé des statues de bichons dans la tombe du pharaon Ramsès II), l’introduction du bichon bolonais à la cour de François Ier est due à un présent du duc de Ferrare ; l’envoi, accompagné de deux miniatures du Corrège, fut énormément apprécié par le souverain français, qui jugea l’animal « plus aimable que cent pucelles », et apporta au duc une aide militaire décisive dans sa conquête de la principauté de Mantoue. Le bichon devint ensuite le chien favori de plusieurs rois de France, dont Henri II, avant d’être détrôné par le carlin et le caniche. Contrairement à d’autres chiens tels que le Shetland ou le terrier tibétain, n’ayant accédé que tardivement au statut de chien de compagnie, ayant derrière eux un lourd passé de chien de travail, le bichon semble dès l’origine n’avoir eu aucune autre raison d’être que d’apporter la joie et le bonheur aux hommes. Il s’acquitte de cette tâche avec constance, patient avec les enfants, doux avec les vieillards, depuis des générations innombrables. Il souffre énormément d’être seul, et ceci doit être pris en compte lors de l’achat d’un bichon : toute absence de ses maîtres sera considérée par lui comme un abandon, et ce sera son monde entier, la structure et l’essence de son monde, qui s’effondreront en un instant, il sera sujet à des accès de dépression sévère, refusera fréquemment de s’alimenter, en réalité il est fortement déconseillé de laisser un bichon seul, ne serait-ce que quelques heures. Cela, l’Université française avait fini par l’admettre, et Hélène pouvait emmener Michou à ses cours, l’habitude du moins en avait été prise, à défaut d’autorisation formelle. Il demeurait calmement dans son sac, s’agitait un peu parfois, demandait à sortir. Hélène le posait alors sur le bureau, à la joie des étudiants. Il arpentait le bureau pendant quelques minutes en jetant de temps à autre des regards à sa maîtresse, réagissant parfois par un bâillement ou un aboiement bref à telle ou telle citation de Schumpeter ou de Keynes ; puis il retournait dans son sac flexible. Les compagnies aériennes par contre, organisations intrinsèquement fascistes, refusaient de manifester la même tolérance, et ils avaient dû, à regret, abandonner tout projet de voyage lointain. Ils partaient en voiture tous les étés au mois d’août, se limitant à la découverte de la France et des pays limitrophes. Avec son statut classiquement assimilé par la jurisprudence à celui du domicile individuel, la voiture demeurait, pour les possesseurs d’animaux domestiques comme pour les fumeurs, un des derniers espaces de liberté, une des dernières zones d’
autonomie temporaire
offerte aux humains en ce début de troisième millénaire.

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