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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (24 page)

Un grand feu brûlait dans la cheminée de la salle de séjour ; ils s’installèrent sur des canapés de velours vert bouteille. « Il restait quelques meubles d’origine… » dit Houellebecq, « j’ai acheté les autres dans une brocante ». Sur une table basse il avait disposé des rondelles de saucisson, des olives ; il ouvrit une bouteille de chablis. Jed sortit le portrait de son coffret, le posa contre le dossier du canapé. Houellebecq lui jeta un regard un peu distrait, puis son regard se promena autour de la pièce. « Au-dessus de la cheminée il irait bien, vous ne trouvez pas ? » demanda-t-il finalement. C’était la seule chose qui paraissait l’intéresser. C’est peut-être bien comme ça, se dit Jed ; qu’est-ce qu’un tableau au fond, sinon un élément d’ameublement particulièrement onéreux ? Il buvait son verre à petites gorgées.

« Vous voulez visiter ? » proposa Houellebecq. Naturellement, Jed accepta. La maison lui plaisait bien, elle lui rappelait un peu celle de ses grands-parents ; mais toutes ces maisons de campagne traditionnelles se ressemblent plus ou moins, à vrai dire. En dehors de la salle de séjour il y avait une grande cuisine, prolongée par une réserve – qui servait également de bûcher et de cave. Sur la droite s’ouvraient les portes de deux chambres. La première, inoccupée, meublée en son centre d’un lit à deux places étroit et élevé, était glaciale. Dans la seconde il y avait un lit à une place, un lit d’enfant, encastré dans un cosy-corner, et un secrétaire à abattant. Jed déchiffra les titres des livres rangés dans l’étagère du cosy, près de la tête du lit : Chateaubriand, Vigny, Balzac.

« Oui, c’est là que je dors… » confirma Houellebecq alors qu’ils revenaient vers la salle de séjour, s’installaient de nouveau devant le feu. « Dans mon ancien lit d’enfant… On finit comme on a commencé… » ajouta-t-il avec une expression difficile à interpréter (satisfaction ? résignation ? amertume ?) Jed ne songea à aucun commentaire approprié.

Au bout du troisième verre de chablis, il se sentit gagné par une légère torpeur. « On va passer à table… » dit l’écrivain. «J’ai préparé un pot-au-feu hier, il va être meilleur, ça se réchauffe très bien, le pot-au-feu. »

Le chien les suivit dans la cuisine, se pelotonna dans un grand panier en tissu, soupira d’aise. Le pot-au-feu était bon. Une horloge à balancier émettait un tic-tac léger. Par la fenêtre on distinguait des prairies recouvertes de neige, un bosquet d’arbres noirs coupait l’horizon.

« Vous avez choisi une vie calme… » dit Jed.

— On approche de la fin ; on vieillit tranquillement.

— Vous n’écrivez plus ?

— Début décembre, j’ai essayé d’écrire un poème sur les oiseaux ; à peu près au moment où vous m’avez invité à votre exposition. J’avais acheté une mangeoire, j’ai mis des bouts de lard pour eux ; il faisait déjà froid, l’hiver a été précoce. Ils sont venus très nombreux : des pinsons, des bouvreuils, des rouges-gorges… Ils ont beaucoup apprécié les bouts de lard, mais de là à écrire un poème… Finalement, j’ai écrit sur mon chien. C’était l’année des P, j’ai appelé mon chien Platon, et j’ai réussi mon poème ; c’est un des meilleurs poèmes jamais écrits sur la philosophie de Platon – et probablement aussi sur les chiens. Ce sera une de mes dernières œuvres, peut-être la dernière. »

Au même instant Platon s’agita dans son couffin, ses pattes battirent l’air, il poussa un long grognement dans son rêve, puis se rendormit.

« Les oiseaux ce n’est rien », poursuivit Houellebecq, « des petites taches de couleur vivantes qui couvent leurs œufs et dévorent des milliers d’insectes en voletant pathétiquement de part et d’autre, une vie affairée et stupide, entièrement vouée à la dévoration des insectes – avec, parfois, un modeste festin de larves – et à la reproduction du même. Un chien porte déjà en soi un destin individuel et une représentation du monde, mais son drame a quelque chose d’indifférencié, il n’est ni historique ni même véritablement narratif, et je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration – le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au monde comme juxtaposition – celui de la poésie, de la peinture. Vous prenez un peu plus de pot-au-feu ? »

Jed déclina l’offre. Houellebecq sortit du réfrigérateur un saint-nectaire et un époisses, coupa des tranches de pain, déboucha une nouvelle bouteille de chablis.

« C’est gentil de m’avoir apporté ce tableau », ajouta-t-il après quelques secondes. « Je le regarderai quelquefois, il me rappellera que j’ai eu une vie intense, par moments. »

Ils retournèrent dans la salle de séjour pour prendre le café. Houellebecq rajouta deux bûches dans le feu, puis partit s’affairer dans la cuisine. Jed se plongea dans l’examen de la bibliothèque, fut surpris par le petit nombre de romans – des classiques, essentiellement. Il y avait par contre un nombre étonnant d’ouvrages dus aux réformateurs sociaux du XIXe siècle : les plus connus, comme Marx, Proudhon et Comte ; mais aussi Fourier, Cabet, Saint-Simon, Pierre Leroux, Owen, Carlyle, ainsi que d’autres qui ne lui évoquaient à peu près rien. L’auteur revint, portant sur un plateau une cafetière, des macarons, une bouteille d’alcool de prune. « Vous savez ce qu’affirme Comte », dit-il, « que l’humanité est composée de davantage de morts que de vivants. Eh bien j’en suis là, maintenant, je suis surtout en contact avec des morts… » Là non plus, Jed ne trouva rien à répondre. Une ancienne édition des Souvenirs de Tocqueville était posée sur la table basse.

«Un cas étonnant, Tocqueville… » poursuivit l’écrivain. « 
De la démocratie en Amérique
est un chef-d’œuvre, un livre d’une puissance visionnaire inouïe, qui innove absolument, et dans tous les domaines ; c’est sans doute le livre politique le plus intelligent jamais écrit. Et après avoir produit cette œuvre renversante, au lieu de continuer il consacre toute son énergie à se faire élire comme député dans un modeste arrondissement de la Manche, puis à prendre des responsabilités dans les gouvernements de son temps, tout à fait comme un politicien ordinaire. Et pourtant il n’avait rien perdu de son acuité, de sa puissance d’observation… » Il feuilleta le volume des Souvenirs tout en caressant l’échiné de Platon, qui s’était rallongé à ses pieds. « Écoutez ça, quand il parle de Lamartine ! Ouh là là, qu’est ce qu’il lui met, à Lamartine !… » Il lut, d’une voix agréable et bien scandée :

« Je ne sais si j’ai rencontré, dans ce monde d’ambitions égoïstes, au milieu duquel j’ai vécu, un esprit plus vide de la pensée du bien public que le sien. J’y ai vu une foule d’hommes troubler le pays pour se grandir : c’est la perversité courante ; mais il est le seul, je crois, qui m’ait semblé toujours prêt à bouleverser le monde pour se distraire. »

« Il n’en revient pas, Tocqueville, d’être en présence d’un spécimen pareil. Lui-même est fondamentalement un type honnête, qui essaie de faire ce qui lui paraît le mieux pour son pays. L’ambition, la convoitise, il peut comprendre ; mais un tel tempérament de comédien, un tel mélange d’irresponsabilité et de dilettantisme, il en reste pantois. Écoutez aussi, juste après :

" Je n’ai jamais connu non plus d’esprit moins sincère, ni qui eût un mépris plus complet pour la vérité. Quand je dis qu’il la méprisait, je me trompe ; il ne l’honorait point assez pour s’occuper d’elle d’aucune manière. En parlant ou en écrivant, il sort du vrai et y rentre sans y prendre garde ; uniquement préoccupé d’un certain effet qu’il veut produire à ce moment-là… " »

Oubliant son hôte, Houellebecq continua à lire pour lui-même, tournant les pages avec une jubilation croissante.

Jed attendit, hésita, puis vida d’un trait son verre d’alcool de prune, s’éclaircit la gorge. Houellebecq leva les yeux vers lui. « Je suis venu… » dit Jed, « pour vous donner ce tableau, bien sûr, mais aussi parce que j’attends de vous un message.

— Un message ? » Le sourire de l’écrivain s’éteignit peu à peu, son visage fut gagné par une tristesse terreuse, minérale. « L’impression que vous avez… » dit-il finalement d’une voix lente, « c’est que ma vie s’achève, et que je suis déçu, c’est bien ça ?

— Euh… oui, à peu près.

— Eh bien, vous avez raison : ma vie s’achève, et je suis déçu. Rien de ce que j’espérais dans ma jeunesse ne s’est produit. Il y a eu des moments intéressants, mais toujours difficiles, toujours arrachés à la limite de mes forces, rien jamais ne m’est apparu comme un don et maintenant j’en ai juste assez, je voudrais juste que tout se termine sans souffrances excessives, sans maladie invalidante, sans infirmité.

— Vous parlez comme mon père… » dit doucement Jed. Houellebecq sursauta au mot de père, comme s’il avait prononcé une obscénité, puis son visage s’emplit d’un sourire blasé, courtois mais sans chaleur. Jed avala coup sur coup trois macarons, puis un grand verre d’alcool de prune, avant de poursuivre.

« Mon père… » répéta-t-il finalement, « m’a parlé de William Morris. Je voulais savoir si vous le connaissez, ce que vous en pensez.

— William Morris… » Son ton était à nouveau désengagé, objectif. « C’est curieux que votre père vous en ait parlé, presque personne ne connaît William Morris.

— Dans les milieux d’architectes et d’artistes qu’il fréquentait dans sa jeunesse, apparemment, si. »

Houellebecq se leva, fouilla dans sa bibliothèque pendant au moins cinq minutes avant de sortir un mince volume à la couverture défraîchie et jaunâtre, ornée d’un entrelacs de motifs Art Nouveau. Il se rassit, tourna avec précaution les pages tavelées et raidies – l’ouvrage n’avait manifestement pas été ouvert depuis des années.

« Tenez », dit-il finalement, « ça situe un peu son point de vue. C’est tiré d’une conférence qu’il a prononcée à Édimbourg en 1889 :

" Voilà en bref notre position d’artistes : nous sommes les derniers représentants de l’artisanat auquel la production marchande a porté un coup fatal. "

« Sur la fin il s’est rallié au marxisme, mais au départ c’était différent, vraiment original. Il part du point de vue de l’artiste lorsqu’il produit une œuvre, et il essaie de le généraliser à l’ensemble du monde de la production – industrielle et agricole. On a du mal à imaginer aujourd’hui la richesse de la réflexion politique de cette époque. Chesterton a rendu hommage à William Morris dans
Le Retour de Don Quichotte
. C’est un curieux roman, dans lequel il imagine une révolution basée sur le retour à l’artisanat et au christianisme médiéval se répandant peu à peu dans les îles Britanniques, supplantant les autres mouvements ouvriers, socialiste et marxiste, et conduisant à l’abandon du système de production industriel au profit de communautés artisanales et agraires. Quelque chose de tout à fait invraisemblable, traité dans une ambiance de féerie, pas très loin de
Father Brown
. Chesterton y a mis beaucoup de ses convictions personnelles, je crois. Mais il faut dire que William Morris, d’après tout ce qu’on sait de lui, était quelqu’un d’assez extraordinaire. »

Une bûche s’écroula dans la cheminée, projetant une volée d’escarbilles. « J’aurais dû acheter un pare-feu… » grommela Houellebecq avant de tremper les lèvres dans son verre d’alcool. Jed le fixait toujours, immobile et attentif, il était envahi par une tension nerveuse extraordinaire, incompréhensible. Houellebecq le regardait avec surprise, et Jed se rendit compte avec embarras que sa main gauche était agitée de tremblements convulsifs. « Je m’excuse » dit-il finalement en se détendant d’un seul coup. « Je traverse une période… particulière. »

« William Morris n’a pas eu une vie très gaie, selon les critères habituels », reprit Houellebecq. « Pourtant, tous les témoignages nous le montrent joyeux, optimiste et actif. À l’âge de vingt-trois ans il a fait la connaissance de Jane Burden, qui en avait dix-huit, et travaillait comme modèle pour des peintres. Il l’a épousée deux ans plus tard, a envisagé lui-même de se lancer dans la peinture, avant d’y renoncer, ne se sentant pas assez doué – il respectait la peinture par-dessus tout. Il s’est fait construire une maison d’après ses propres plans, à Upton, sur les bords de la Tamise, et l’a décorée lui-même pour y vivre avec sa femme et leurs deux petites filles. Sa femme était, d’après tous ceux qui l’ont rencontrée, d’une très grande beauté ; mais elle n’était pas fidèle. Elle a eu en particulier une liaison avec Dante Gabriel Rossetti, le chef de file du mouvement préraphaélite. William Morris avait beaucoup d’admiration pour lui en tant que peintre. À la fin il est venu vivre chez eux, et l’a carrément supplanté dans le lit conjugal. Morris s’est alors lancé dans des voyages en Islande, il a appris la langue, entrepris la traduction de sagas. Au bout de quelques années il est revenu, il s’est décidé à avoir une explication ; Rossetti a accepté de partir, mais quelque chose s’était brisé, et plus jamais il n’y a eu de réelle intimité charnelle dans le couple. Il était déjà engagé dans plusieurs mouvements sociaux, mais il a quitté la Social Démocratie Fédération, qui lui paraissait trop modérée, pour créer la Socialist League, qui défendait des positions ouvertement communistes, et jusqu’à sa mort il s’est dépensé sans compter pour la cause communiste, il a multiplié les articles de journaux, les conférences, les meetings… »

Houellebecq se tut, secoua la tête avec résignation, passa doucement sa main sur l’échiné de Platon, qui grogna de satisfaction.

« Jusqu’au bout aussi », dit-il avec lenteur, « il a combattu la pruderie victorienne, il a milité en faveur de l’amour libre… »

« Vous savez », ajouta-t-il encore, « j’ai toujours détesté cette idée répugnante, mais pourtant si crédible, qui veut que l’action militante, généreuse, apparemment désintéressée, soit une compensation à des problèmes d’ordre privé… »

Jed se tut, attendit au moins une minute. « Vous pensez que c’était un utopiste ? » demanda-t-il finalement. « Un irréaliste complet ?

— Dans un sens, oui, sans aucun doute. Il voulait supprimer l’école, pensant que les enfants apprendraient mieux dans une ambiance de totale liberté ; il voulait supprimer les prisons, pensant que le remords serait un châtiment suffisant pour le criminel. C’est difficile de lire toutes ces absurdités sans un mélange de compassion et d’écœurement. Et pourtant, pourtant. .. » Houellebecq hésita, chercha ses mots. « Pourtant, paradoxalement, il a connu certains succès sur le plan pratique. Pour mettre en pratique ses idées sur le retour à la production artisanale, il a créé très tôt une firme de décoration et d’ameublement ; les ouvriers y travaillaient beaucoup moins que dans les usines de l’époque, qui étaient il est vrai ni plus ni moins des bagnes, mais surtout ils travaillaient librement, chacun était responsable de sa tâche du début à la fin, le principe essentiel de William Morris était que la conception et l’exécution ne devaient jamais être séparées, pas davantage qu’elles ne l’étaient au Moyen âge. D’après tous les témoignages, les conditions de travail étaient idylliques : des ateliers lumineux, aérés, au bord d’une rivière. Tous les bénéfices étaient redistribués aux travailleurs, sauf une petite partie, qui servait à financer la propagande socialiste. Eh bien, contre toute attente, le succès a été immédiat, y compris sur le plan commercial. Après la menuiserie ils se sont intéressés à la joaillerie, au travail du cuir, puis aux vitraux, aux tissus, aux tapisseries d’ameublement, toujours avec le même succès : la firme Morris & Co a constamment été bénéficiaire, d’un bout à l’autre de son existence. Cela, aucune des coopératives ouvrières qui se sont multipliées tout au long du XIXe siècle n’y est parvenue, que ce soient les phalanstères fouriéristes ou la communauté icarienne de Cabet, aucune n’est parvenue à organiser une production efficace des biens et des denrées, à l’exception de la firme fondée par William Morris on ne peut citer qu’une succession d’échecs. Sans même parler des sociétés communistes, plus tard… »

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