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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (21 page)

« Et puis, ta mère est tombée enceinte de toi. La fin de la grossesse s’est mal passée, il a fallu lui faire une césarienne. Le médecin lui a annoncé qu’elle ne pourrait plus avoir d’enfants, en plus elle a eu des cicatrices, assez vilaines. C’était dur, pour elle ; c’était une belle femme, tu sais… On n’était pas malheureux ensemble, il n’y a jamais eu de dispute sérieuse entre nous, mais c’est vrai que je ne lui parlais pas assez. Il y a le violon aussi, je crois qu’elle n’aurait jamais dû arrêter. Je me souviens d’un soir, porte de Bagnolet, je rentrais du travail dans ma Mercedes, il était déjà neuf heures mais il y avait encore des embouteillages, je ne sais pas ce qui a déclenché ça, peut-être les immeubles des Mercuriales parce que je travaillais sur un projet très proche, que je trouvais sans intérêt et laid, mais je me suis vu dans ma voiture au milieu des bretelles d’accès rapide, en face de ces bâtiments immondes, et d’un seul coup je me suis dit que je ne pouvais pas continuer. J’avais presque quarante ans, ma vie professionnelle était un succès, mais je ne pouvais pas continuer. En quelques minutes j’ai décidé de fonder ma propre entreprise, pour essayer de faire de l’architecture comme je l’entendais. Je savais que ce serait difficile, mais je ne voulais pas mourir sans avoir au moins essayé. J’ai fait appel aux anciens que je fréquentais aux Beaux-arts, mais tous étaient installés dans la vie – ils avaient réussi, eux aussi, et n’avaient plus trop envie de prendre de risques. Alors, je me suis lancé tout seul. J’ai repris contact avec Bernard LamarcheVadel, on s’était rencontrés quelques années auparavant, on avait plutôt sympathisé, il m’a présenté les gens de la figuration libre : Combas, Di Rosa… Je ne sais pas si je t’ai déjà parlé de William Morris ?

— Oui, papa, tu viens d’en parler il y a cinq minutes.

— Ah ? » Il s’interrompit, une expression égarée traversa son visage. « Je vais essayer une Dunhill… » Il tira quelques bouffées. « C’est bon aussi ; différent des Gitanes, mais c’est bon. Je ne comprends pas pourquoi tout le monde a renoncé à fumer, d’un seul coup. »

Il se tut, savoura sa cigarette jusqu’au bout. Jed attendait. Très loin à l’extérieur, un klaxon solitaire essayait d’interpréter : « Il est né, le divin enfant », ratait des notes, reprenait ; puis le silence revint, il n’y eut pas de concert de klaxons. Sur les toits de Paris, la couche de neige était maintenant épaisse, stabilisée ; il y avait quelque chose de définitif dans ce silence, se dit Jed.

« William Morris était proche des préraphaélites », reprit son père, « de Gabriel Dante Rossetti au début, et de Burne-Jones jusqu’à la fin. L’idée fondamentale des préraphaélites, c’est que l’art avait commencé à dégénérer juste après le Moyen âge, que dès le début de la Renaissance il s’était coupé de toute spiritualité, de toute authenticité, pour devenir une activité purement industrielle et commerciale, et que les soi-disant grands maîtres de la Renaissance – que ce soit Botticelli, Rembrandt ou Léonard de Vinci – se comportaient en réalité purement et simplement comme les chefs d’entreprises commerciales ; exactement comme Jeff Koons ou Damien Hirst aujourd’hui, les soi-disant grands maîtres de la Renaissance dirigeaient d’une main de fer des ateliers de cinquante, voire cent assistants, qui produisaient à la chaîne des tableaux, des sculptures, des fresques. Eux-mêmes se contentaient de donner la direction générale, de signer l’œuvre achevée, et surtout ils se consacraient aux relations publiques auprès des mécènes du moment – princes ou papes. Pour les préraphaélites, comme pour William Morris, la distinction entre l’art et l’artisanat, entre la conception et l’exécution, devait être abolie : tout homme, à son échelle, pouvait être producteur de beauté – que ce soit dans la réalisation d’un tableau, d’un vêtement, d’un meuble ; et tout homme également avait le droit, dans sa vie quotidienne, d’être entouré de beaux objets. Il alliait cette conviction à un activisme socialiste qui l’a conduit, de plus en plus, à s’engager dans les mouvements d’émancipation du prolétariat ; il voulait simplement mettre fin au système de production industrielle.

« Ce qui est curieux, c’est que Gropius, lorsqu’il a fondé le Bauhaus, était exactement sur la même ligne – peut-être un peu moins politique, avec davantage de préoccupations spirituelles —, quoique lui aussi ait été socialiste, en réalité. Dans la Proclamation du Bauhaus de 1919, il déclare vouloir dépasser l’opposition entre l’art et l’artisanat, proclame le droit à la beauté pour tous : exactement le programme de William Morris. Mais peu à peu, à mesure que le Bauhaus s’est rapproché de l’industrie, il est devenu de plus en plus fonctionnaliste et productiviste ; Kandinsky et Klee ont été marginalisés à l’intérieur du corps enseignant, et au moment où l’institut a été fermé par Goering il était de toute façon entièrement passé au service de la production capitaliste.

« Nous-mêmes, nous n’étions pas vraiment politisés ; mais la pensée de William Morris nous a aidés à nous libérer de l’interdit que Le Corbusier avait fait peser sur toute forme d’ornementation. Je me souviens que Combas était assez réservé, au départ – les peintres préraphaélites, ce n’était pas vraiment son univers ; mais il devait convenir que les motifs de papier peint dessinés par William Morris étaient très beaux, et quand il a vraiment compris de quoi il s’agissait il est devenu tout à fait enthousiaste. Rien n’aurait pu lui faire davantage plaisir que de dessiner des motifs pour des tissus d’ameublement, des papiers peints ou des frises extérieures, reprises dans tout un groupe d’immeubles. Ils étaient quand même assez seuls à l’époque, les gens de la figuration libre, le courant minimaliste restait dominant, et le graf n’existait pas encore – du moins on n’en parlait pas. Alors on a monté des dossiers, pour tous les projets à peu près intéressants qui faisaient l’objet de concours, et on a attendu… »

Son père se tut à nouveau, resta comme suspendu dans ses souvenirs, puis se tassa sur lui-même, parut se rapetisser, s’amenuiser, et Jed prit alors conscience de la fougue, de l’enthousiasme avec lesquels il avait parlé pendant ces dernières minutes. Jamais il ne l’avait entendu parler ainsi, depuis qu’il était enfant – et jamais plus, songea-t-il aussitôt, il ne l’entendrait parler ainsi, il venait de revivre, pour la dernière fois, l’espérance et l’échec qui formaient l’histoire de sa vie. C’est peu de chose, en général, une vie humaine, ça peut se résumer à un nombre d’événements restreint, et cette fois Jed avait bel et bien compris, l’amertume et les années perdues, le cancer et le stress, le suicide de sa mère aussi.

« Les fonctionnalistes étaient en position dominante dans tous les jurys… » conclut son père avec douceur. « Je me suis cogné contre une vitre ; on s’est tous cognés contre une vitre. Combas et Di Rosa n’ont pas lâché tout de suite, ils m’ont téléphoné pendant des années, pour savoir si quelque chose se débloquait… Puis, voyant que rien ne venait, ils se sont concentrés sur leur travail de peintre. Et moi, j’ai bien dû finir par accepter une commande normale. La première, ça a été Port-Ambarès – et puis ça s’est accumulé, surtout des aménagements de stations balnéaires. J’ai rangé mes projets dans des cartons, ils sont toujours dans une armoire de mon bureau, au Raincy, tu pourras aller voir… » Il se retint d’ajouter : « quand je serai mort », mais Jed avait parfaitement compris.

« Il est tard », dit-il en se redressant sur sa chaise. Jed jeta un coup d’œil à sa montre : quatre heures du matin. Son père se leva, passa aux toilettes, puis revint enfiler son manteau. Pendant les deux à trois minutes que dura l’opération Jed eut l’impression fugitive, alternative, qu’ils venaient d’entamer une nouvelle étape dans leurs relations, ou au contraire qu’ils ne se reverraient jamais. Comme son père se campait finalement devant lui, dans une attitude d’attente, il dit : « Je vais t’appeler un taxi. »

XI

Lorsqu’il se réveilla, au matin du 25 décembre, Paris était couvert de neige ; boulevard Vincent-Auriol, il passa devant un mendiant à l’épaisse barbe hirsute, à la peau presque brune de crasse. Il déposa deux euros dans sa sébile, puis, revenant sur ses pas, ajouta un billet de dix euros ; l’autre eut un grognement surpris. Jed était maintenant un homme riche, et les arches métalliques du métro aérien surplombaient un paysage adouci, létal. Dans la journée la neige allait fondre, tout cela se transformerait en boue, en eau sale ; puis la vie reprendrait, sur un rythme assez lent. Entre ces deux moments forts, de haute intensité relationnelle et commerciale, que sont les réveillons de Noël et du Jour de l’An, s’écoule une semaine interminable, qui n’est au fond qu’un vaste temps mort – l’animation ne reprenant, mais là fulgurante, explosive, qu’en début de soirée du 31.

De retour chez lui, il examina la carte de visite d’Olga : Michelin TV, avenue Pierre Ier de Serbie, directrice des programmes. Elle avait réussi, elle aussi, sur le plan professionnel, sans l’avoir cherché avec une particulière âpreté ; mais elle ne s’était pas mariée, et cette pensée le mit mal à l’aise. Sans vraiment y penser, toutes ces années, il s’était toujours imaginé qu’elle avait trouvé l’amour, ou du moins une vie de famille, quelque part en Russie.

Il appela le lendemain en fin de matinée, s’attendant à ce que tout le monde soit en vacances, mais pas du tout : après cinq minutes d’attente, une secrétaire stressée lui répondit qu’Olga était en réunion, et qu’elle lui ferait part de son appel.

Au fil des minutes, attendant immobile près de son téléphone, sa nervosité augmenta. Le tableau de Houellebecq lui faisait face, posé sur son chevalet ; il était allé le retirer le matin même à la banque. Le regard de l’écrivain, trop intense, ajoutait à son malaise. Il se leva, retourna la toile du côté du châssis. Sept cent cinquante mille euros… se dit-il. ça n’avait aucun sens. Picasso non plus, ça n’avait aucun sens ; encore moins probablement, pour autant qu’on puisse établir une gradation dans le non-sens.

Au moment où il se dirigeait vers la cuisine, le téléphone sonna. Il se précipita pour décrocher. La voix d’Olga n’avait pas changé. La voix des gens ne change jamais, pas davantage que l’expression de leur regard. Au milieu de l’effondrement physique généralisé à quoi se résume la vieillesse, la voix et le regard apportent le témoignage douloureusement irrécusable de la persistance du caractère, des aspirations, des désirs, de tout ce qui constitue une personnalité humaine.

« Tu es passée à la galerie ? » demanda-t-il, un peu pour commencer l’entretien sur un terrain neutre, puis il s’étonna de ce qu’à ses propres yeux son oeuvre picturale soit devenue un terrain neutre.

« Oui, et j’ai beaucoup aimé. C’est… original. Ça ne ressemble à rien que j’aie pu voir avant. Mais j’ai toujours su que tu avais du talent. »

Un net silence s’ensuivit.

« Petit Français… » dit Olga, son ton d’ironie dissimulait mal une émotion réelle, et Jed se sentit de nouveau mal à l’aise, au bord des larmes. « Successful petit Français…

— On pourrait se voir » répondit rapidement Jed. Il fallait que quelqu’un le dise en premier ; voilà, c’était lui.

« J’ai énormément de travail cette semaine.

— Ah bon ? Comment ça se fait ?

— On commence nos émissions le 2 janvier. Il reste plein de choses à régler. » Elle réfléchit quelques instants. « Il y a un réveillon organisé par la chaîne le 31. Je peux t’inviter. » Elle se tut à nouveau quelques secondes. « Ça me ferait plaisir que tu viennes… »

Dans la soirée, il reçut un mail où elle lui donnait tous les détails. La soirée avait lieu au domicile privé de Jean-Pierre Pernaut – il habitait Neuilly, boulevard des Sablons. Son thème était, de manière peu surprenante, « les provinces de France ».

Jed croyait tout savoir de Jean-Pierre Pernaut ; la notice Wikipedia lui réserva, pourtant, quelques surprises. Il apprit ainsi que le populaire animateur était l’auteur d’une importante œuvre écrite. Aux côtés de « La France des saveurs », « La France en fêtes » et d’« Au cœur de nos régions », on trouvait « Les magnifiques métiers de l’artisanat », en deux tomes. L’ensemble était publié aux Éditions Michel Lafon.

Il fut surpris aussi par le ton élogieux, presque dithyrambique de la notice. Dans son souvenir, Jean-Pierre Pernaut avait parfois pu faire l’objet de certaines critiques ; tout cela semblait balayé aujourd’hui. Le trait de génie de Jean-Pierre Pernaut, soulignait d’entrée de jeu le rédacteur, avait été de comprendre qu’après les années 1980 « fric et frime », le public avait soif d’écologie, d’authenticité, de vraies valeurs. Même si Martin Bouygues pouvait être crédité de la confiance qu’il lui avait accordée, le journal de 13 heures de TF1 portait entièrement la marque de sa personnalité visionnaire. Partant de l’actualité immédiate – violente, rapide, frénétique, insensée – Jean-Pierre Pernaut accomplissait chaque jour cette tâche messianique consistant à guider le téléspectateur, terrorisé et stressé, vers les régions idylliques d’une campagne préservée, où l’homme vivait en harmonie avec la nature, s’accordait au rythme des saisons. Plus qu’un journal télévisé, le 13 heures de TF1 prenait ainsi l’allure d’une marche à l’étoile, qui s’achevait en psaume. L’auteur de l’article – même s’il s’avouait, à titre personnel, catholique – ne dissimulait pourtant pas que la
Weltanschauung
de Jean-Pierre Pernaut, si elle s’accordait parfaitement avec la France rurale et « fille aînée de l’Église », se serait aussi bien mariée avec un panthéisme, voire avec une sagesse épicurienne.

Le lendemain, à la librairie France Loisirs du centre Italie 2, Jed acheta le premier tome des « Magnifiques métiers de l’artisanat ». La subdivision de l’ouvrage était simple, et se basait sur les matériaux travaillés : terre, pierre, métal, bois… Sa lecture (assez rapide, il était presque uniquement constitué de photos) ne laissait pas vraiment une impression de passéisme. Par sa manière de dater systématiquement l’apparition des différents artisanats qu’il décrivait, les progrès majeurs intervenus dans leur pratique, Jean-Pierre Pernaut semblait moins se faire l’apologiste de l’immobilisme que celui d’un progrès lent. Il y avait peut-être, se dit Jed, des points de convergence entre la pensée de Jean-Pierre Pernaut et celle de William Morris – ancrage socialiste mis à part, bien entendu. S’il était situé par la plupart des téléspectateurs comme étant plutôt à droite, Jean-Pierre Pernaut s’était toujours montré, dans la conduite quotidienne de son journal, d’une prudence déontologique extrême. Il avait même évité de paraître s’associer à l’aventure
Chasse, Pêche, Nature, Traditions
, mouvement fondé en 1989 – un an tout juste après qu’il eut pris le contrôle du 13 heures de TF1. Il y avait décidément eu un basculement en cette extrême fin des années 1980, se dit Jed ; un basculement historique majeur, sur le moment passé inaperçu, comme c’était presque toujours le cas. Il se souvenait également de « La force tranquille », ce slogan inventé par Jacques Séguéla qui avait permis, contre toute attente, la réélection de François Mitterrand en 1988. Il revoyait les affiches représentant la vieille momie pétainiste sur fond de clochers, de villages. Il avait treize ans à l’époque, et c’était la première fois de sa vie qu’il prêtait attention à un slogan politique, à une campagne présidentielle.

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