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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (18 page)

Après avoir déposé une pile de catalogues près de l’entrée, vérifié l’accrochage de l’ensemble des toiles, ils n’avaient plus rien à faire jusqu’à l’ouverture, prévue à dix-neuf heures, et le galeriste commença à donner des signes de nervosité palpables ; il avait revêtu une curieuse blouse brodée de paysanne slovaque par-dessus son jean Diesel noir. Marylin, très cool, vérifiait quelques détails sur son portable, circulait d’un tableau à l’autre, Franz sur ses talons.
It’s a game, it’s a million dollar game.

Vers dix-huit heures trente, Jed commença à être fatigué par les évolutions des deux comparses, et annonça qu’il allait faire un tour. « Juste un tour dans les rues, je vais marcher un petit peu dans les rues, ne vous inquiétez pas, ça fait du bien de marcher. »

La remarque témoignait d’un optimisme exagéré, il s’en rendit compte dès qu’il prit pied sur le boulevard Vincent-Auriol. Des voitures passaient rapidement en l’éclaboussant, il faisait froid et la pluie tombait à verse, c’était tout ce qu’on pouvait accorder, ce soir-là, au boulevard Vincent-Auriol. Un hypermarché Casino, une station-service Shell demeuraient les seuls centres d’énergie perceptibles, les seules propositions sociales susceptibles de provoquer le désir, le bonheur, la joie. Ces lieux de vie, Jed les connaissait déjà : l’hypermarché Casino il en avait été un client régulier, pendant des années, avant de switcher vers le Franprix du boulevard de l’Hôpital. Quant à la station-service Shell il la connaissait bien, elle aussi : il avait apprécié, bien des dimanches, de pouvoir s’y ravitailler en Pringles et en bouteilles d’Hépar, mais c’était inutile ce soir, un cocktail avait été prévu bien évidemment, on avait fait appel à un
traiteur
.

Il pénétra pourtant, au milieu de dizaines d’autres clients, dans la grande surface, et put tout de suite constater différentes améliorations. Près de la zone librairie, un rayon presse proposait maintenant un choix important de quotidiens et de magazines. L’offre en pâtes fraîches italiennes s’était encore étoffée, rien décidément ne semblait pouvoir stopper la progression des pâtes fraîches italiennes ; et surtout les propositions food court du magasin s’étaient enrichies d’un magnifique Salad Bar en libre-service, flambant neuf, qui alignait une quinzaine de variétés, dont certaines paraissaient délicieuses. Voilà qui lui donnait envie de revenir ; qui lui donnait diantrement envie de revenir, aurait dit Houellebecq, dont Jed tout à coup regretta douloureusement l’absence, face au Salad Bar où quelques femmes d’âge moyen supputaient, dubitatives, la valeur calorique des compositions proposées. Il savait que l’écrivain partageait son goût pour la grande distribution, la vraie distribution aimait-il à dire, que comme lui il appelait de ses vœux, dans un futur plus ou moins utopique et lointain, la fusion des différentes chaînes de magasins dans un hypermarché total, qui recouvrirait l’ensemble des besoins humains. Comme il aurait été bon de visiter ensemble cet hypermarché Casino refait à neuf, de se pousser du coude en se signalant l’un à l’autre l’apparition de segments de produits inédits, ou un nouvel étiquetage nutritionnel particulièrement exhaustif et clair !…

Était-il en train d’être gagné par un sentiment d’amitié pour Houellebecq ? Le mot aurait été exagéré, et Jed ne pensait de toute façon pas être en mesure d’éprouver un sentiment de cet ordre : il avait traversé l’adolescence, la première jeunesse sans être la proie d’amitiés bien vives, alors que ces périodes de la vie sont considérées comme particulièrement propices à leur éclosion ; il était peu vraisemblable que l’amitié lui vienne maintenant, sur le tard. Mais enfin il avait, finalement, apprécié leur rencontre, et surtout il aimait bien son texte, il le trouvait même d’une qualité d’intuition surprenante, compte tenu de l’évidente absence de culture picturale de l’auteur. Bien entendu, il l’avait invité au vernissage ; Houellebecq avait répondu qu’il « essaierait de passer », ce qui voulait dire que les chances de le voir étaient à peu près nulles. Lorsqu’il l’avait eu au téléphone, il était très excité par l’aménagement de sa nouvelle maison : quand il était revenu, deux mois auparavant, en une sorte de pèlerinage sentimental, dans le village où il avait passé son enfance, la maison où il avait grandi se trouvait être en vente. Il avait considéré cela comme « absolument miraculeux », un signe du destin, et l’avait aussitôt achetée, sans même discuter le prix, avait déménagé ses affaires – dont la plupart, il est vrai, n’avait jamais quitté ses cartons d’origine – et s’occupait à présent de la meubler. Enfin il n’avait parlé que de ça, et le tableau de Jed semblait être le dernier de ses soucis ; Jed avait cependant promis de le lui apporter, une fois passés le vernissage et les premiers jours de l’exposition, où se présentaient parfois quelques journalistes retardataires.

Vers dix-neuf heures vingt, au moment où Jed revint vers la galerie, il aperçut par les baies vitrées une cinquantaine de personnes qui circulaient dans les travées, entre les toiles. Les gens étaient venus à l’heure, c’était probablement bon signe. Marylin le vit de loin, agita le poing dans sa direction en signe de victoire.

« Y’a du lourd… » dit-elle au moment où il la rejoignit. « Du très lourd. »

En effet, à quelques mètres, il aperçut Franz en conversation avec François Pinault flanqué d’une ravissante jeune femme, probablement d’origine iranienne, qui l’assistait pour la direction de sa fondation artistique. Son galeriste avait l’air de peiner, agitait les bras de manière désordonnée, et fugitivement Jed eut envie de venir à son secours, avant de se ressouvenir de ce qu’il savait depuis toujours, et que Marylin lui avait carrément redit quelques jours plus tôt : il n’était jamais meilleur que dans le silence.

« C’est pas fini… » poursuivit l’attachée de presse. « Tu vois le type en gris, là-bas ? » Elle désignait un jeune homme d’une trentaine d’années, au visage intelligent, extrêmement bien habillé, dont le costume, la cravate et la chemise formaient un délicat nuancier de tons gris clair. Il s’était arrêté devant « Le journaliste Jean-Pierre Pernaut animant une conférence de rédaction », un tableau relativement ancien de Jed, le premier où il avait représenté son sujet en compagnie de collègues de travail. Cela avait été, il s’en souvenait, un tableau particulièrement difficile à exécuter, l’expression des collaborateurs de Jean-Pierre Pernaut écoutant les directives de leur leader charismatique avec un curieux mélange de vénération et de dégoût n’avait pas été facile à rendre, il y avait passé presque six mois. Mais ce tableau l’avait libéré, c’est aussitôt après qu’il s’était lancé dans « L’architecte Jean-Pierre Martin quittant la direction de son entreprise », et en réalité dans toutes ses grandes compositions ayant pour cadre le monde du travail.

« Ce mec, c’est l’acheteur de Roman Abramovitch pour l’Europe » précisa Marylin. « Je l’avais déjà vu à Londres, à Berlin, mais jamais à Paris ; jamais dans une galerie d’art contemporain, en tout cas. »

« C’est bon si t’as une situation de concurrence potentielle dès le soir du vernissage » poursuivit-elle. « C’est un petit monde, ils se connaissent, ils vont commencer à supputer, à imaginer des prix. Donc, évidemment, il faut au moins deux personnes. Et là… » Elle eut un sourire charmant, mutin, qui la faisait ressembler à une toute jeune fille, et qui surprit Jed. « Là, il y en a trois… Tu vois le type là-bas, devant le
tableau Bugatti
 ? » Elle désignait un vieil homme au visage épuisé et légèrement boursouflé, à la petite moustache grise, vêtu d’un costume noir mal coupé. « C’est Carlos Slim Helu. Mexicain, d’origine libanaise. Il ne paie pas de mine, je sais bien ; mais il a gagné énormément d’argent dans les télécommunications : selon les évaluations, c’est la troisième ou la quatrième fortune mondiale. Et il est collectionneur… »

Ce que Marylin désignait sous le nom de
tableau Bugatti
était en réalité « L’ingénieur Ferdinand Piëch visitant les ateliers de production de Molsheim », où était en effet produite la Bugatti Veyron 16.4, voiture la plus rapide – et la plus chère – du monde. Dotée d’un moteur de seize cylindres en W d’une puissance de 1001 chevaux, complété par quatre turbopropulseurs, elle passait de 0 à 100 km/heure en 2,5 secondes, et atteignait une vitesse de pointe de 407 km/heure. Aucun pneumatique disponible sur le marché n’était capable de résister à de telles accélérations, et Michelin avait dû, pour cette voiture, développer des gommes spécifiques.

Slim Helu demeura devant le tableau pendant au moins cinq minutes, se déplaçant très peu, s’écartant et se rapprochant de quelques centimètres. Il avait choisi, nota Jed, la distance de vision idéale pour ce format de toile ; de toute évidence, c’était un vrai collectionneur.

Puis le milliardaire mexicain se retourna et gagna la sortie ; il n’avait salué, ni parlé à personne. Au passage, François Pinault lui jeta un regard acéré ; face à un tel concurrent, en effet, l’homme d’affaires breton n’aurait pas pesé lourd. Sans lui rendre son regard, Slim Helu monta à l’arrière d’une limousine Mercedes noire qui stationnait devant la galerie.

L’envoyé de Roman Abramovitch se rapprocha à son tour du tableau Bugatti. C’était, en effet, une œuvre curieuse. Quelques semaines avant de l’entreprendre, Jed avait acheté au marché aux puces de Montreuil, pour un prix dérisoire – le prix du papier usagé, pas davantage – des cartons d’anciens numéros de Pékin-Information et de La Chine en construction, et le traitement avait quelque chose d’ample et d’aérien qui le rapprochait du réalisme socialiste à la chinoise. La formation en V large du petit groupe d’ingénieurs et de mécaniciens suivant Ferdinand Piëch dans sa visite des ateliers rappelait de très près, devait noter plus tard un historien d’art particulièrement pugnace et bien documenté, celle du groupe d’ingénieurs agronomes et de paysans moyen-pauvres accompagnant le président Mao Tsé Toung dans une aquarelle reproduite dans le numéro 122 de
La Chine en construction
, intitulée : « En avant pour les cultures de riz irriguées dans la province de Hu Nan ! » C’était d’ailleurs l’unique fois, comme d’autres historiens d’art l’avaient depuis longtemps fait remarquer, que Jed s’était essayé à la technique de l’aquarelle. L’ingénieur Ferdinand Piëch, deux mètres en avant du groupe, semblait flotter plutôt que marcher, comme en lévitation quelques centimètres au-dessus du sol en époxy clair. Trois postes de travail en aluminium accueillaient des châssis de Bugatti Veyron à différents stades de fabrication ; à l’arrière-plan les murs, entièrement vitrés, ouvraient sur le panorama des Vosges. Par une coïncidence curieuse, faisait remarquer Houellebecq dans son texte de catalogue, ce village de Molsheim, et les paysages vosgiens qui l’entouraient, étaient déjà au centre des photographies, carte Michelin et satellite, par lesquelles Jed avait choisi, dix ans plus tôt, d’ouvrir sa première exposition personnelle.

Cette simple remarque, dans laquelle Houellebecq, esprit rationnel voire étroit, ne voyait certainement pas davantage que la relation d’un fait intéressant mais anecdotique, devait conduire Patrick Kéchichian à la rédaction d’un article enflammé, plus mystique que jamais : après nous avoir montré un Dieu coparticipant, avec l’homme, à la création du monde, écrivait-il, l’artiste, achevant son mouvement vers l’incarnation, nous montrait maintenant Dieu descendu parmi les hommes. Loin de l’harmonie des sphères célestes, Dieu était venu à présent « plonger ses mains dans le cambouis », afin que soit rendu hommage, par sa pleine présence, à la dignité sacerdotale du travail humain. Lui-même vrai homme et vrai Dieu, il était venu offrir à l’humanité laborieuse le don sacrificiel de son ardent amour. Dans l’attitude du mécanicien de gauche quittant son poste de travail pour suivre l’ingénieur Ferdinand Piëch, comment ne pas reconnaître, insistait-il, l’attitude de Pierre laissant ses filets en réponse à l’invitation du Christ : « Viens, et je te ferai pêcheur d’hommes » ? Et jusque dans l’absence de la Bugatti Veyron 16.4 à son stade de fabrication ultime, il discernait une référence à la Jérusalem nouvelle.

L’article fut refusé par
Le Monde
, Pépita Bourguignon, la chef de rubrique, ayant menacé de démissionner si on publiait cette « cuculterie bondieusarde » ; mais il devait paraître dans
Art Press
le mois suivant.

« La presse, de toute façon, à ce stade, on s’en bat un peu les couilles. C’est plus vraiment là que ça se joue » résuma Marylin en fin de soirée, alors que Jed s’inquiétait de l’absence répétée de Pépita Bourguignon.

Vers vingt-deux heures, après le départ des derniers invités, alors que les employés du traiteur repliaient les nappes, Franz s’effondra dans un siège en plastique mou près de l’entrée de la galerie. « Putain, je suis vanné… » dit-il. « Absolument vanné. » Il s’était dépensé sans compter, retraçant sans se lasser, à l’intention de tous ceux que ça pouvait intéresser, le parcours artistique de Jed ou l’historique de sa galerie, il avait parlé toute la soirée sans discontinuer ; Jed, pour sa part, s’était contenté de hocher la tête de temps à autre.

« Tu vas me chercher une bière, s’il te plaît ? Dans le frigo de la réserve. »

Jed revint avec un pack de Stella Artois. Franz en siffla une cul sec, au goulot, avant de reprendre la parole.

« Bon, maintenant, il n’y a plus qu’à attendre les offres… » résuma-t-il «On fait le point dans une semaine. »

IX

Lorsque Jed déboucha sur le parvis de Notre-Dame de la Gare, une pluie fine et glaciale se mit à tomber brusquement, comme un avertissement, puis s’arrêta tout aussi vite, au bout de quelques secondes. Il monta les quelques marches qui conduisaient à l’entrée. Les portes de l’église étaient comme toujours grandes ouvertes, à deux battants ; l’intérieur paraissait désert. Il hésita, puis se retourna. La rue Jeanne -d’Arc descendait jusqu’au boulevard Vincent-Auriol, que surplombait le métro aérien ; au loin, on apercevait le dôme du Panthéon. Le ciel était d’un gris sombre et mat. Au fond, il n’avait pas grand-chose à dire à Dieu ; pas en ce moment.

La place Nationale était déserte, et les arbres dépouillés de leurs feuilles laissaient entrevoir les structures rectangulaires, emboîtées, de la faculté de Tolbiac. Jed obliqua dans la rue du Château-des-Rentiers. Il était en avance, mais Franz était déjà là, attablé devant un ballon de rouge ordinaire, et ce n’était visiblement pas le premier. Couperosé, hirsute, il donnait l’impression de n’avoir pas dormi depuis des semaines.

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