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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Le Lis et le Lion (20 page)

Ce qui emporta tout fut une communication
personnelle et secrète du pape Jean XXII au comte de Kent. Le Saint-Père,
ayant appris lui aussi que le roi Édouard II était toujours vivant,
recommandait au comte de Kent d’agir pour sa délivrance, absolvant d’avance
ceux qui participeraient à l’entreprise « 
ab
omni pœna et culpa
 »…
pouvait-on plus clairement dire que tous les moyens seraient bons ?… et
même menaçant le comte de Kent d’excommunication s’il négligeait cette tâche
hautement pie.

Or ce n’était pas là un message
oral, mais une lettre en latin où un éminent prélat du Saint-Siège, dont la
signature était assez mal déchiffrable, rapportait fidèlement les paroles
prononcées par Jean XXII dans un entretien à ce sujet. La lettre avait été
acheminée par un membre de la suite du chancelier Burghersh, évêque de Lincoln,
qui venait de rentrer d’Avignon où il était allé négocier, lui aussi,
l’hypothétique mariage de la sœur d’Édouard III à l’héritier de France.

Edmond de Kent, fort ému, résolut
alors d’aller vérifier sur place toutes ces informations si concordantes, et
d’étudier les possibilités d’une évasion.

Il fit chercher le frère Dienhead à
l’adresse que celui-ci avait donnée et, avec une escorte réduite mais sûre, il
partit pour le Dorset. On était en février.

Arrivé à Corfe, par un jour de mauvais
temps où les bourrasques salées balayaient la presqu’île désolée, Kent fit
mander le gouverneur de la forteresse, sir John Daverill. Celui-ci vint se
présenter au comte de Kent, dans l’unique auberge de Corfe, devant l’église de
Saint-Édouard-le-Martyr, le roi assassiné de la dynastie saxonne.

De haute taille, étroit d’épaules,
le front plissé et la lèvre méprisante, avec une sorte de regret dans la
civilité ainsi qu’il convient à un homme de devoir, John Daverill s’excusa de
ne pouvoir recevoir le noble Lord au château. Il avait des ordres absolus.

— Le roi Édouard II est-il
vivant ou mort ? lui demanda Edmond de Kent.

— Je ne puis vous le dire.

— C’est mon frère ! Est-ce
lui que vous gardez ?

— Je ne suis pas autorisé à
parler. Un prisonnier m’a été confié ; je ne dois révéler ni son nom ni
son rang.

— Pourriez-vous me laisser
entrevoir ce prisonnier ?

John Daverill fit non de la tête. Un
mur, un roc, ce gouverneur, aussi impénétrable que l’énorme donjon sinistre
défendu par trois vastes enceintes et qui se dressait sur le haut de la
colline, au-dessus du petit village aux toits de pierres plates. Ah !
Mortimer choisissait bien ses serviteurs !

Mais il y a des manières de nier qui
sont comme des affirmations. Daverill eût-il fait tel mystère, eût-il montré
pareille inflexibilité, si ce n’avait pas été l’ancien roi, précisément, qu’il
gardait ?

Edmond de Kent usa de son charme,
qui était grand, et d’autres arguments aussi auxquels la nature humaine n’est
pas toujours insensible. Il posa sur la table une lourde bourse d’or.

— Je voudrais, dit-il, que ce
prisonnier fût bien traité. Ceci est pour améliorer son sort ; il y a là
cent livres esterlins.

— Je puis vous assurer, my
Lord, qu’il est bien traité, dit Daverill à voix basse avec une nuance de
complicité.

Et sans aucune gêne, il mit la main
sur la bourse.

— Je donnerais volontiers le
double, dit Edmond de Kent, seulement pour l’apercevoir.

Daverill eut une dénégation désolée.

— Comprenez, my Lord, qu’il y a
en ce château deux cents archers de garde…

Edmond de Kent se crut un grand
homme de guerre en notant intérieurement cette importante décision ; il
faudrait en tenir compte, pour l’évasion.

— … et que si jamais l’un
d’eux parlait, que Madame la reine mère vînt à l’apprendre, elle me ferait
décapiter.

Pouvait-on mieux se trahir, et
avouer ce qu’on prétendait cacher ?

— Mais je puis faire passer un
message, reprit le gouverneur, car ceci restera entre vous et moi.

Kent, heureux de voir si vite
avancer ses affaires, écrivit la lettre suivante, tandis que les rafales d’un
vent mouillé battaient les fenêtres de l’auberge :

« Fidélité et respect à mon
très cher frère, s’il vous plaît. Je prie Dieu de tout cœur que vous soyez en
bonne santé car les dispositions sont prises pour que vous sortiez bientôt de
prison et soyez délivré des maux qui vous accablent. Soyez assuré que j’ai
l’appui des plus grands barons d’Angleterre et de toutes leurs forces,
c’est-à-dire leurs troupes et leurs trésors. De nouveau vous serez roi ;
prélats et barons l’ont juré sur l’Évangile. »

Il tendit la feuille, simplement
pliée, au gouverneur.

— Je vous prie de la sceller,
my Lord, dit celui-ci ; je ne veux point avoir pu en connaître la teneur.

Kent se fit apporter de la cire par
quelqu’un de sa suite, apposa son cachet, et Daverill cacha le pli sous sa
cotte.

— Un message, dit-il, sera
parvenu de l’extérieur au prisonnier qui, je pense, le détruira aussitôt.
Ainsi…

Et ses mains firent un geste qui
signifiait l’effacement, l’oubli.

« Cet homme, si je sais m’y
prendre assez bien, nous ouvrira les portes toutes grandes, le jour venu ;
nous n’aurons même pas à livrer bataille », pensait Edmond de Kent.

Trois jours plus tard sa lettre
était aux mains de Roger Mortimer qui la lisait en conseil, à Westminster.

Aussitôt la reine Isabelle, s’adressant
au jeune roi, s’écriait, pathétique :

— Mon fils, mon fils, je vous
supplie d’agir contre votre plus mortel ennemi qui veut accréditer au royaume
la fable que votre père est encore vivant, afin de vous déposer et prendre
votre place. De grâce donnez les ordres pour qu’on châtie ce traître pendant
qu’il en est temps.

En fait, les ordres étaient déjà
donnés et les sbires de Mortimer galopaient vers Winchester pour arrêter le
comte de Kent sur son chemin de retour. Mais ce n’était pas seulement une arrestation
que voulait Mortimer ; il exigeait une condamnation spectaculaire. Il
avait quelques raisons de se hâter ainsi.

Dans un an, Édouard III allait
être majeur ; il manifestait déjà de nombreux signes de son impatience à
gouverner. En éliminant Kent, après avoir éloigné Lancastre, Mortimer
décapitait l’opposition et empêchait que le jeune roi pût échapper à son
emprise.

Le 19 mars, le Parlement se
réunissait à Winchester pour juger l’oncle du roi.

Au sortir d’un séjour de plus d’un
mois en prison, le comte de Kent apparut décomposé, amaigri, hagard, et comme
s’il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Il n’était pas homme,
décidément, fait pour supporter l’adversité. Sa belle nonchalance distante
l’avait quitté. Sous l’interrogatoire de Robert Howell, coroner de la maison
royale, il s’effondra, avoua tout, conta son histoire de bout en bout, livra le
nom de ses informateurs et de ses complices. Mais quels informateurs ?
L’ordre des Dominicains ne connaissait aucun Frère du nom de Dienhead ; c’était
là une invention de l’accusé, pour tenter de se sauver. Invention également la
lettre du pape Jean XXII ; personne, dans la suite de l’évêque de
Lincoln, pendant l’ambassade d’Avignon, n’avait eu conversation au sujet du feu
roi, ni avec le Saint-Père, ni avec aucun de ses cardinaux ou conseillers.
Edmond de Kent s’obstinait. Voulait-on lui faire perdre la raison ?
Pourtant, il leur avait parlé, à ces Frères Prêcheurs ! Il l’avait eue en
main, cette lettre « 
ab omni pœna et
culpa »

Kent découvrait enfin l’affreux
traquenard dans lequel on l’avait attiré en se servant du fantôme du roi mort.
Complot organisé de toutes pièces par Mortimer et par ses créatures : faux
émissaires, faux moines, faux écrits, et, plus faux que tous et que tout, ce
Daverill du château de Corfe ! Kent avait basculé dans le piège.

Le coroner royal requérait la peine
de mort.

Mortimer, assis sur l’estrade,
devant les Lords, tenait chacun sous son regard ; et Lancastre, le seul
peut-être qui eût osé parler en faveur de l’accusé, était hors du royaume.
Mortimer avait fait savoir qu’il n’engagerait aucune poursuite contre les
complices de Kent, ecclésiastiques ou non, si celui-ci était condamné. Trop
d’entre les barons se trouvaient, à un titre quelconque, compromis ; ils
abandonnèrent – et même Norfolk, propre frère de l’accusé – le second
prince du sang à la rancune du comte des Marches. Une victime expiatoire, en
somme.

Et bien que Kent, s’humiliant devant
l’assemblée et reconnaissant son aberration, eût offert d’aller porter sa
soumission au roi, en chemise, pieds nus et la corde au cou, les Lords, à
regret, rendirent la sentence qu’on attendait d’eux. Pour apaiser leur
conscience, ils chuchotaient :

— Le roi va le gracier ;
le roi usera de son pouvoir de grâce…

Il n’était pas vraisemblable qu’Édouard III
fît décapiter son oncle, pour une action coupable certes, mais où la légèreté
avait sa part, et où la provocation n’était que trop évidente.

Beaucoup qui avaient voté la mort se
proposaient d’aller, le lendemain, demander la grâce.

Les Communes, elles, refusèrent de
ratifier la sentence des Lords ; elles réclamaient un supplément
d’enquête.

Mais Mortimer, aussitôt acquis le
vote de la Chambre Haute, courut au château où la reine Isabelle était à son
dîner.

— C’est fait, lui dit-il ;
nous pouvons envoyer Edmond au billot. Mais nombre de nos faux amis escomptent
que votre fils le sauvera de la peine suprême. Aussi je vous conjure d’agir
sans retard.

Ils avaient pris soin d’occuper le
jeune roi pour toute la journée par une réception au collège de Winchester,
l’un des plus anciens et des plus réputés d’Angleterre.

— Le gouverneur de la ville,
ajouta Mortimer, exécutera votre ordre, ma mie, aussi bien que s’il venait du
roi.

Isabelle et Mortimer se regardèrent
dans les yeux ; ils n’en étaient plus à un crime près, ni à un abus de
pouvoir. La Louve de France signa l’ordre de décapiter sur-le-champ son
beau-frère et cousin germain.

Edmond de Kent fut à nouveau extrait
de son cachot et, en chemise, les mains liées, conduit, sous escorte d’un petit
détachement d’archers, dans une cour intérieure du château. Là il resta une
heure, deux heures, trois heures, sous la pluie, tandis que le jour tombait.
Pourquoi cette interminable attente devant le billot ? Il passait par des
alternances d’abattement et de folle espérance. Le roi son neveu était sans
doute en train de sceller l’ordonnance de pardon. Cette station tragique était
le châtiment qu’on imposait au condamné pour mieux lui inspirer le repentir et
mieux lui faire apprécier la magnanimité de la clémence. Ou bien il y avait
troubles et émeutes ; le peuple peut-être s’était soulevé. Ou peut-être
Mortimer venait-il d’être assassiné. Kent priait Dieu, et soudain se mettait à
sangloter d’angoisse. Il grelottait sous sa chemise trempée ; la pluie ruisselait
sur le billot et sur le casque des archers. Quand donc ce supplice allait-il
finir ?

La seule explication qui ne pût se
présenter à l’esprit du comte de Kent, c’était qu’on cherchait un bourreau, à
travers tout Winchester, et qu’on n’en trouvait pas. Celui de la ville, sachant
que les Communes rejetaient la sentence et que le roi n’avait pu se prononcer,
refusait obstinément d’exercer son office sur un prince royal. Ses aides se
solidarisaient avec lui ; ils préféraient perdre leur charge.

On s’adressa aux officiers de la
garnison pour qu’ils eussent à désigner un de leurs hommes, à moins que ne se
proposât un volontaire auquel serait donnée grasse rémunération. Les officiers
eurent un mouvement de dégoût. Ils voulaient bien maintenir l’ordre, monter la
garde autour du Parlement, accompagner le condamné jusqu’au lieu
d’exécution ; mais il ne fallait pas leur demander plus, ni à eux ni à
leurs soldats.

Mortimer entra dans une froide et
féroce colère contre le gouverneur.

— Ne tenez-vous pas en vos
prisons quelque meurtrier, faussaire ou brigand, qui veuille la vie sauve en
échange ? Allons, hâtez-vous, si vous ne voulez vous-même finir en
geôle !

En visitant les cachots, on
découvrit enfin l’homme souhaité ; il avait volé des objets d’église et
devait être pendu la semaine suivante. On lui remit la hache, mais il exigea
d’avoir le visage masqué.

La nuit était venue. À la lueur des
torches, combattue par l’averse, le comte de Kent vit s’avancer son exécuteur
et comprit que ses longues heures d’espérance n’avaient été qu’une ultime et
dérisoire illusion. Il poussa un cri affreux ; il fallut l’agenouiller de
force devant le billot.

Le bourreau d’occasion était plus
peureux que cruel, et tremblait davantage que sa victime. Il n’en finissait pas
de lever la hache. Il manqua son coup, et le fer glissa sur les cheveux. Il dut
s’y reprendre à quatre fois, frappant dans une écœurante bouillie rouge. Les
vieux archers, alentour, vomissaient.

Ainsi mourut, avant d’avoir trente
ans, le comte Edmond de Kent, prince plein de grâce et de naïveté.

Et un voleur de ciboire fut rendu à
sa famille.

Quand le jeune roi Édouard III
revint d’avoir ouï une longue dispute en latin sur les doctrines de maître
Occam, on lui apprit que son oncle avait été décapité.

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