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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Le Lis et le Lion (25 page)

Ils vivaient cette période d’autant
plus dangereuse qu’on ne croit plus au danger. Les amants devraient savoir, au
moment où ils cessent de s’aimer, qu’ils vont se retrouver tels qu’avant de
commencer. Les armes ne sont jamais détruites, mais seulement déposées.

Béatrice observait Robert en
silence, tandis qu’il rêvait, bien loin d’elle, à de nouvelles machinations
pour gagner son procès. Mais quand on a usé de tout pendant vingt ans, fait
fouiller les lois et les coutumes, utilisé le faux témoignage, la falsification
d’écritures, le meurtre, même, et qu’on a le roi pour beau-frère, et qu’encore
on ne tient pas la victoire, n’y a-t-il pas, certains jours, motif à
désespérer ? Changeant d’attitude, Béatrice vint s’agenouiller devant lui,
soudain câline, soumise et tendre, comme si elle voulait à la fois consoler et
se blottir.

— Quand donc mon gentil seigneur
Robert me prendra-t-il en son hôtel ? Quand me fera-t-il dame de parage de
sa comtesse, comme il me l’a promis ? Regarde la bonne chose que ce
serait ! Toujours près de toi, tu pourrais m’appeler à ton gré… je serais
là pour te servir et veiller sur toi mieux qu’aucune. Quand donc ?

— Quand mon procès sera gagné,
dit-il comme chaque fois qu’elle revenait sur la question.

— Du train qu’il va, ce procès,
je pourrai bien attendre d’avoir les cheveux blancs.

— Quand il sera jugé, si tu
préfères. C’est chose dite, et Robert d’Artois n’a qu’une parole. Mais
patience, que diable !

Il regrettait bien d’avoir dû,
naguère, lui faire miroiter ce projet. À présent il était fermement décidé à
n’y jamais donner suite. Béatrice en l’hôtel de Beaumont ? Quel trouble,
quelle fatigue, et quelle source d’ennuis !

Elle se releva, alla tendre les
mains au feu de tourbe qui brûlait dans la cheminée.

— De la patience, j’en ai eu
assez, je crois, dit-elle sans hausser la voix. D’abord, ce devait être après
la mort de Madame Mahaut ; ensuite, après la mort de Madame Jeanne la
Veuve. Elles sont mortes, il me semble, et le bout de l’an va en être bientôt
chanté en église… Mais tu ne veux pas que j’entre en ton hôtel… Une putain
traînée comme la Divion, qui fut maîtresse de mon oncle l’évêque, et qui t’a
fabriqué de si bonnes pièces qu’un aveugle les verrait fausses, a le droit,
elle, de vivre à ta table, de se pavaner à ta cour…

— Laisse donc la Divion. Tu
sais bien que je ne garde cette sotte menteuse que par prudence.

Béatrice eut un bref sourire. La
prudence !… Avec la Divion, parce qu’elle avait fait cuire quelques
sceaux, il fallait user de prudence. Mais d’elle, Béatrice, qui avait envoyé
deux princesses en tombe, on ne redoutait rien, et on pouvait la payer
d’ingratitude.

— Allons, ne te plains pas, dit
Robert. Tu as le meilleur de moi. Si tu étais en ma maison, je te pourrais
sûrement moins voir, et avec moins d’abandon.

Il était bien gonflé de soi,
Monseigneur Robert, et il parlait de ses présences comme de cadeaux sublimes
qu’il daignait accorder !

— Alors si c’est le meilleur de
toi que j’ai, que tardes-tu à me le donner… répondit Béatrice de sa voix
traînante. Le lit est prêt.

Et elle montrait la porte ouverte
sur la chambre.

— Non, ma petite mie ; il
me faut à présent retourner au Palais et y voir le roi, en secret, pour
contrebattre la duchesse de Bourgogne.

— Oui, certes, la duchesse de
Bourgogne… répéta Béatrice en hochant la tête d’un air entendu. Alors, est-ce
demain que je dois attendre le meilleur ?

— Hélas, demain je dois partir
pour Conches et Beaumont.

— Et tu y resteras… ?

— Fort peu. Deux semaines.

— Tu ne seras donc point là
pour la fête de l’an neuf ? demanda-t-elle.

— Non, ma belle chatte ;
mais je te ferai présent d’un bon fermail de pierreries pour décorer ta gorge.

— Je m’en parerai donc pour
éblouir mes valets, puisque ce sont les seules gens que je voie.

Robert aurait dû se méfier
davantage. Il est des jours funestes. À l’audience, ce 14 décembre, ses pièces
avaient été protestées si fermement par le duc et la duchesse de Bourgogne que
Philippe VI en avait froncé le sourcil par-dessus son grand nez, et
regardé son beau-frère avec inquiétude. C’eût été l’occasion d’être plus
attentif, de ne pas blesser, justement ce jour-là, une femme telle que Béatrice,
de ne pas la laisser, pour deux semaines, insatisfaite de cœur et de corps. Il
s’était levé.

— La Divion part-elle dans ta
suite ?

— Eh oui ! mon épouse en a
décidé de la sorte.

Une bouffée de haine souleva la
belle poitrine de Béatrice, et ses cils firent une ombre ronde sur ses joues.

— Alors, Monseigneur Robert, je
t’attendrai comme une servante aimante et fidèle, prononça-t-elle en lui
présentant un visage souriant.

Robert effleura d’un baiser machinal
la joue de Béatrice. Il lui posa sa lourde main sur les reins, l’y tint un
moment, et son geste s’acheva en une petite tape indifférente. Non, décidément,
il ne la désirait plus ; et c’était bien là, pour elle, la pire offense.

 

V
CONCHES

L’hiver fut relativement doux cette
année-là. Avant le jour levé, Lormet le Dolois venait secouer l’oreiller de
Robert. Celui-ci poussait quelques grands bâillements de fauve, se mouillait un
peu le visage dans le bassin que lui présentait Gillet de Nelle, sautait dans
ses vêtements de chasse, tout de cuir et la fourrure en dedans, les seuls
vraiment bien agréables à porter. Puis il allait ouïr messe basse en sa
chapelle ; l’aumônier avait ordre de dépêcher l’office, Évangile et
communion, en quelques minutes. Robert tapait du pied si le frère s’attardait
un peu trop à prier ; et le ciboire n’était pas rangé qu’il avait déjà
passé la porte.

Il avalait un bol de bouillon chaud,
deux ailes de chapon ou bien un morceau de porc gras, avec un bon hanap de vin
blanc de Meursault qui vous dégourdit l’homme, coule comme de l’or dans la
gorge, et réveille les humeurs endormies par la nuit. Tout cela debout.
Ah ! si la Bourgogne n’avait produit que ses vins, au lieu d’avoir aussi
ses ducs ! « Manger matin donne grand santé », disait Robert qui
croquait encore en gagnant son cheval. Le coutel au côté, la corne en sautoir,
et son bonnet de loup enfoncé sur les oreilles, il était en selle.

La meute de chiens courants, tenue
sous le fouet, aboyait à pleines gueules ; les chevaux piaffaient, la
croupe piquée par le petit froid matinal. La bannière claquait sur le haut du
donjon, puisque le seigneur séjournait au château. Le pont-levis s’abaissait,
et chiens, chevaux, valets, veneurs, à grand vacarme, déboulaient vers la mare,
au cœur du bourg, et gagnaient la campagne à la suite du gigantesque baron.

Il traîne, les matins d’hiver, sur
les près du pays d’Ouche, une petite brume blanche qui a une odeur d’écorce et
de fumée. Robert d’Artois aimait Conches, décidément ! Ce n’était qu’un
petit château, certes, mais bien plaisant, avec de bonnes forêts à l’entour.

Un soleil pâle dissipait la brume
juste comme on arrivait au rendez-vous où les valets de limier présentaient
leur rapport ; ils avaient relevé traces et volcelets. On attaquait à la
meilleure brisée.

Les bois de Conches regorgeaient de
cerfs et de sangliers. Les chiens étaient bien créancés. Si l’on empêchait le
sanglier de s’arrêter pour pisser, il était pris en guère plus d’une heure. Les
grands cerfs majestueux emmenaient leur monde un peu plus longtemps, par de
longs débuchers où la terre volait en gerbes sous les pieds des chevaux, et ils
allaient se faire aboyer, raides, haletants, la langue sortie sous leur lourde
ramure, dans quelque étang ou marais.

Le comte Robert chassait au moins
quatre fois la semaine. Cela ne ressemblait pas aux grands laisser-courre
royaux où deux cents seigneurs se pressaient, où l’on ne voyait rien, et où,
par crainte de perdre la compagnie, on chassait le roi plutôt que le gibier.
Ici, vraiment, Robert s’amusait entre ses piqueurs, quelques vassaux du voisinage
fort fiers d’être invités, et ses deux fils qu’il commençait de former à l’art
de vénerie que tout bon chevalier se doit de connaître. Il était content de ses
fils, dix et neuf ans, qui grandissaient en force ; il surveillait leur
travail aux armes et à la quintaine. Ils avaient de la chance, ces
gamins ! Robert avait été trop tôt privé de son père…

Il servait lui-même l’animal
hallali, prenant son coutelas pour le cerf, ou un épieu pour le sanglier. Il y
montrait une grande dextérité et éprouvait plaisir à sentir le fer, appuyé au
juste endroit, s’enfoncer d’un coup dans la chair tendre. Le gibier et le
veneur étaient également fumants de sueur ; mais l’animal s’écroulait,
foudroyé, et l’homme restait debout.

Sur le chemin du retour, tandis
qu’on commentait les incidents de la poursuite, les vilains des hameaux, en
guenilles et les jambes entourées de toiles déchirées, surgissaient de leurs
masures, pour courir baiser l’éperon du seigneur, d’un mouvement à la fois
extasié et craintif ; une bonne habitude qui se perdait en ville.

Au château, dès le maître apparu, on
cornait l’eau pour la dînée de midi. Dans la grand-salle tendue de tapisseries
aux armes de France, d’Artois, de Valois et de Constantinople – car Madame
de Beaumont était Courtenay par sa mère – Robert s’attablait pour
engloutir pendant trois heures de rang, tout en taquinant son entourage ;
il faisait comparaître son maître queux, la cuiller de bois pendue à la
ceinture, et parfois le complimentait si le cuissot de laie, bien mariné, était
fondant à point, ou lui promettait la potence si la sauce au poivre chaud, dont
on arrosait le cerf entier rôti à la broche, manquait de relevé.

Il prenait le temps d’une courte
sieste, après quoi il revenait dans la grand-salle pour entendre ses prévôts et
receveurs, se faire donner les comptes, régler les affaires de son fief et
rendre la justice. Il aimait beaucoup rendre la justice, voir l’envie ou la
haine dans les yeux des plaideurs, la fourberie, l’astuce, la malice, le
mensonge, se voir lui-même en somme, à la petite échelle des gens du fretin.

Il se réjouissait surtout des
histoires de femmes ribaudes et de maris trompés.

— Faites paraître le
cornard ! ordonnait-il, carré dans son faudesteuil de chêne.

Et de poser les questions les plus
paillardes, tandis que les clercs greffiers pouffaient derrière leurs plumes et
que les requérants devenaient cramoisis de honte.

Robert avait une fâcheuse
propension, que ses prévôts lui reprochaient, à n’infliger que des peines
légères aux voleurs, larrons, pipeurs de dés, suborneurs, détrousseurs,
maquereaux et brutaux, sauf, bien sûr, quand le larcin ou le délit avait été
commis à son détriment. Une secrète connivence le liait de cœur avec tout ce
qu’il y avait de truanderie sur la terre.

Justice rendue, et voilà la journée
presque passée. Robert descendait aux étuves, installées dans une chambre basse
du donjon, se plongeait dans une cuve d’eau chaude parfumée d’herbes et
d’aromates qui défatiguent les membres, se faisait sécher et bouchonner comme
un cheval, peigner, raser, friser.

Déjà, écuyers, échansons et valets
avaient de nouveau dressé sur les tréteaux les tables du souper, où Robert
paraissait dans une immense robe seigneuriale de velours vermeil ouvré de lis
d’or et des châteaux d’Artois, et dont la fourrure intérieure lui couvrait la
chaussure.

Madame de Beaumont, elle, portait
une robe de camocas violet, fourrée de menu-vair, brodée en or des initiales
« J » et « R » entrelacées, avec semis de trèfles d’argent.

La chère était moins lourde qu’au
repas de midi : potages aux herbes ou au lait, un paon, un cygne rôti au
milieu d’une couronne de pigeonneaux, fromages frais et fermentés, tartes et
gaufres sucrées qui aidaient à goûter les vieux vins coulant des aiguières en
forme de lion ou d’oiseau.

On servait à la française,
c’est-à-dire à deux par écuelle, une femme et un homme mangeant au même plat,
sauf le seigneur. Robert avait sa platée pour lui seul, qu’il vidait de la
cuiller, du couteau et des doigts, s’essuyant à la nappe comme chacun. Pour la
petite volaille, il broyait chair et os, tout ensemble.

Vers la fin du souper, le ménestrel
Watriquet de Couvin était prié de prendre sa courte harpe et de dire un conte
de sa composition. Messire Watriquet était de Hainaut ; il connaissait
bien le comte Guillaume et la comtesse, sœur de Madame de Beaumont ; il
avait fait ses débuts à leur cour, et poursuivait sa carrière en passant chez
chaque Valois, à tour de rôle. On se le disputait à gros gages.

— Watriquet, le lai des Dames
de Paris ! réclamait Robert, la bouche encore grasse.

C’était son conte préféré et, bien
qu’il le connût presque par cœur, il voulait l’entendre toujours, semblable en
cela aux enfants qui exigent chaque soir la même histoire, et qu’on n’en omette
rien. Qui eût pu, à ce moment-là, croire Robert d’Artois capable de faux et de
crimes ?

Le lai des Dames de Paris contait
l’aventure de deux bourgeoises, Margue et Marion, femme et nièce d’Adam de
Gonesse, qui, s’en allant au tripier, le matin du jour des Rois, rencontrent
pour leur malheur une voisine, dame Tifaigne la coiffière, et se laissent
entraîner par elle dans une auberge où l’hôte, dit-on, fait crédit.

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