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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Le Lis et le Lion (33 page)

Et Robert repartait à l’aventure,
escorté de son seul valet Gillet de Nelle, un assez mauvais sujet qui, sans
effort, eût mérité de se balancer aux fourches d’un gibet, mais qui vouait à
son maître, comme Lormet jadis, une fidélité sans limite. Robert lui donnait,
en compensation, cette satisfaction plus précieuse que de gros gages :
l’intimité avec un grand seigneur dans l’adversité. Combien de soirées, durant
cette errance, ne passèrent-ils pas à jouer aux dés, attablés dans l’angle
d’une mauvaise taverne ! Et quand le besoin de gueuser les démangeait un
peu, ils entraient ensemble en quelqu’un de ces bordeaux qui étaient nombreux
en Flandre, et offraient bon choix de lourdes ribaudes.

C’était en de tels lieux, de la
bouche de marchands qui revenaient des foires, ou de maquerelles qui avaient
fait parler des voyageurs, que Robert apprenait les nouvelles de France.

À l’été 1332, Philippe VI avait
marié son fils Jean, duc de Normandie, à la fille du roi de Bohême, Bonne de
Luxembourg. « Voilà donc pourquoi Jean de Luxembourg m’a fait expulser de
chez son parent de Brabant, se disait Robert ; voilà de quel prix on a
payé ses services. » Les fêtes données pour ces noces, à Melun, avaient, à
ce qu’on racontait, dépassé en splendeur toute autre dans le passé.

Et Philippe VI avait profité de
ce grand rassemblement de princes et de noblesse pour faire coudre
solennellement la croix sur son manteau royal. Car la croisade, cette fois,
était décidée. Pierre de la Palud, patriarche de Jérusalem, l’avait prêchée à
Melun, tirant les larmes aux six mille invités de la noce, dont dix-huit cents
chevaliers d’Allemagne. L’évêque Pierre Roger la prêchait à Rouen dont il
venait de recevoir le diocèse, après ceux d’Arras et de Sens. Le passage
général était décidé pour le printemps 1334. On hâtait la construction d’une
grande flotte dans les ports de Provence, à Marseille, à Aigues-Mortes. Et déjà
l’évêque Marigny voguait, chargé d’aller porter défi au Soudan d’Egypte !

Mais si les rois de Bohême, de
Navarre, de Majorque, d’Aragon, qui vivaient à la table de Philippe, si les
ducs, comtes et grands barons, ainsi qu’une certaine chevalerie éprise
d’aventure, avaient suivi avec enthousiasme l’exemple du roi de France, la
petite noblesse de terroir montrait, elle, moins d’empressement à saisir les
croix de drap rouge tendues par les prédicateurs, et à s’embarquer pour les
sables d’Égypte. Le roi d’Angleterre, pour sa part, pressait l’instruction
militaire de son peuple, mais ne donnait aucune réponse touchant les projets
vers la Terre sainte. Et le vieux pape Jean XXII, d’ailleurs en grave querelle
avec l’Université de Paris et son recteur Buridan sur les problèmes de la
vision béatifique, faisait la sourde oreille. Il n’avait accordé à la croisade
qu’une bénédiction réticente, et il rechignait au partage des frais… En
revanche les marchands d’épices, d’encens, de soieries, de reliques, les
fabricants d’armures et les constructeurs de bateaux poussaient beaucoup à
l’entreprise.

Philippe VI avait déjà organisé
la régence, pour la durée de son absence, et fait jurer aux pairs, aux barons,
aux évêques, s’il venait à trépasser outre-mer
[26]
,
qu’ils obéiraient en tout à son fils Jean et lui remettraient sans discussion
la couronne.

« C’est donc que Philippe n’est
point tellement assuré de sa légitimité, pensait Robert d’Artois, s’il engage à
reconnaître son fils dès à présent. »

Accoudé devant un pot de bière,
Robert n’osait pas dire à ses informateurs de rencontre qu’il connaissait tous
les grands personnages dont ils lui parlaient ; il n’osait pas dire qu’il
avait jouté contre le roi de Bohême, procuré la mitre à Pierre Roger, qu’il
avait fait sauter le roi d’Angleterre sur ses genoux et dîné à la table du
pape. Mais il notait tout, pour en faire un jour son profit.

La haine le soutenait. Aussi
longtemps qu’en lui resterait la vie, aussi longtemps resterait la haine. En
quelque endroit qu’il prît auberge, c’était la haine qui l’éveillait avec le
premier rayon de jour filtrant entre les volets d’une chambre inconnue. La
haine était le sel de ses repas, le ciel de sa route.

On dit que les hommes forts sont
ceux qui savent reconnaître leurs torts. Il en est de plus forts, peut-être,
qui ne les reconnaissent jamais. Robert appartenait à cette seconde espèce. Il
rejetait toutes fautes sur les autres, morts et vivants, sur Philippe le Bel,
Enguerrand, Mahaut, sur Philippe de Valois, Eudes de Bourgogne, le chancelier
Sainte-Maure. Et d’étape en étape, il ajoutait à la liste de ses ennemis sa
sœur de Namur, son beau-frère de Hainaut, et Jean de Luxembourg, et le duc de
Brabant.

À Bruxelles, il recruta un avoué
véreux nommé Huy et son secrétaire Berthelot ; c’était par des gens de
procédure qu’il commençait à remonter sa maison.

À Louvain, l’avoué Huy lui dénicha
un moine de mauvaise mine et de douteuse vie, Frère Henry de Sagebran, qui s’y
connaissait davantage en envoûtes et pratiques sataniques qu’en litanies et
œuvres de charité. Avec Frère Henry de Sagebran, l’ancien pair de France, se
souvenant des leçons de Béatrice d’Hirson, baptisa des poupées de cire et les
perça d’aiguilles en les nommant Philippe, Sainte-Maure ou Mathieu de Trye.

— Et celle-là, vois-tu,
soigne-la bien, perce-la depuis la tête tout le long du corps car elle
s’appelle Jeanne, la boiteuse reine de France. Ce n’est point vraiment la
reine, c’est une diablesse !

Il se fournit aussi d’une encre
invisible pour écrire certaines formules qui, tracées sur un parchemin,
procuraient le sommeil éternel. Encore fallait-il que le parchemin fût glissé
dans le lit de qui l’on voulait se débarrasser ! Frère Henry de Sagebran,
chargé d’un peu d’argent et de beaucoup de promesses, partit pour la France,
tel un bon moine mendiant, avec, sous son froc, une grosse provision de
parchemins à dormir.

Gillet de Nelle, de son côté,
racolait des meurtriers à solde, des voleurs par vocation, des échappés de
prison, gaillards à gueules basses, auxquels le crime répugnait moins que le
travail à la journée. Et quand Gillet en eut fait une petite troupe, bien
instruite, Robert les envoya au royaume de France avec mission d’agir de
préférence pendant les grandes réunions ou fêtes.

— Les dos offrent au couteau
des cibles faciles quand tous les yeux sont tournés vers les lices, ou toutes
les oreilles tendues pour écouter prêcher croisade.

À courir les routes, Robert avait
maigri ; la ride s’enfonçait davantage dans les muscles de sa face, et la
méchanceté des sentiments qui l’animaient du réveil au soir, et jusque dans ses
rêves, avait donné à ses traits leur expression définitive. Mais, en même
temps, l’aventure lui rajeunissait l’âme. Il avait l’amusement de goûter, en
ces pays nouveaux, à des nourritures nouvelles, à des femmes nouvelles aussi.

Si Liège l’expulsa, ce ne fut pas
pour ses méfaits anciens mais parce que son Gillet et lui-même avaient
transformé une maison louée à un certain sieur d’Argenteau en vrai repaire de
follieuses, et que le bruit qui s’y faisait gâtait le sommeil du voisinage.

Il y avait de bons jours ; il y
en avait de mauvais, comme celui où il apprit que le Frère Henry de Sagebran,
avec ses parchemins à dormir pour l’éternité, s’était fait arrêter à Cambrai,
et cet autre jour où l’un de ses meurtriers à solde reparut pour lui annoncer
que ses compères n’avaient pu dépasser Reims et moisissaient à présent dans les
prisons du « roi trouvé ».

Puis Robert tomba malade, de la plus
sotte façon. Étant réfugié dans une maison en bordure d’un canal où se
déroulaient des joutes d’eau, la curiosité lui fit passer la tête jusqu’au col
à travers une nasse à poisson qui masquait la fenêtre. Il se poussa si bien
qu’il ne put se retirer qu’après de longs efforts, en s’arrachant le cuir des
joues au grillage de la nasse. L’infection se mit dans les écorchures et la
fièvre bientôt le saisit, dont il grelotta quatre jours, tout près de
trépasser.

Dégoûté des Marches flamandes, il se
rendit à Genève. Traînant ses chausses le long du lac, ce fut là qu’il apprit
l’arrestation de la comtesse de Beaumont, son épouse, et de leurs trois
enfants. Philippe VI, par représailles contre Robert, n’avait pas hésité à
enfermer sa propre sœur d’abord au donjon de Nemours, puis à Château-Gaillard.
La prison de Marguerite ! Vraiment la Bourgogne prenait bien sa revanche.

De Genève, voyageant sous un nom
d’emprunt et vêtu comme un quelconque bourgeois, Robert gagna Avignon. Il y
resta deux semaines, cherchant à intriguer pour sa cause. Il trouva la capitale
de la chrétienté débordante de richesses et de plus en plus dissolue. Ici les
ambitions, les vanités, les vices ne s’adoubaient pas d’une cuirasse de
tournoi, mais se dissimulaient sous des robes de prélats ; les signes de
la puissance ne s’étalaient pas en harnais d’argent ou en heaumes empanachés,
mais en mitres incrustées de pierres précieuses, en ciboires d’or plus lourds
que des hanaps de roi. On ne se défiait point en batailles, mais on se haïssait
en sacristie. Les confessionnaux n’étaient pas sûrs ; et les femmes se
montraient plus infidèles, plus méchantes, plus vénales que partout ailleurs,
puisqu’elles ne pouvaient tirer noblesse que du péché.

Et pourtant nul ne voulait se
compromettre pour l’ancien pair de France. On se rappelait à peine l’avoir
connu. Même dans ce bourbier Robert apparaissait comme un pestiféré. Et la
liste de ses rancunes s’allongeait.

Toutefois, il eut quelque
consolation à constater, en écoutant les gens, que les affaires de son cousin
Valois étaient moins brillantes qu’on eût pu le croire. L’Église cherchait à
décourager la croisade. Quelle serait, une fois Philippe VI et ses alliés
embarqués, la situation de l’Occident laissé à la discrétion de l’Empereur et
du roi anglais ? Si jamais ces deux souverains venaient à s’unir… Déjà le
passage général avait été reculé de deux ans. Le printemps de 1334 s’était
achevé sans que rien fût prêt. On parlait maintenant de l’année 36.

Pour sa part, Philippe VI,
présidant lui-même une assemblée plénière des docteurs de Paris sur la montagne
Sainte-Geneviève, brandissait la menace d’un décret d’hérésie contre le vieux
pontife, âgé de quatre-vingt-dix ans, si celui-ci ne rétractait pas ses thèses
théologiques. D’ailleurs, on donnait la mort de Jean XXII pour
imminente ; mais il y avait dix-huit ans qu’on annonçait cela !

« Rester vivant, se répétait
Robert, voilà toute l’affaire ; durer, pour attendre le jour où l’on
gagne. »

Déjà le trépas de quelques-uns de
ses ennemis venait lui rendre l’espérance. Le trésorier Forget était mort à la
fin de l’autre année ; le chancelier Guillaume de Sainte-Maure venait de
mourir à son tour. Le duc Jean de Normandie, héritier de France, était
gravement malade ; et même Philippe VI, disait-on, subissait des
ennuis de santé. Peut-être les maléfices de Robert n’avaient-ils pas été
totalement inopérants…

Pour retourner en Flandre, Robert
prit des habits de convers. Étrange frère, en vérité, que ce géant dont le
capuchon dominait les foules, qui entrait d’un pas guerrier aux abbayes, et
demandait l’hospitalité qu’on doit aux hommes de Dieu de la même voix qu’il eût
demandé sa lance à un écuyer !

Dans un réfectoire de Bruges, la
tête inclinée sur son écuelle, au bout de la longue table grasse, et faisant
mine de murmurer des prières dont il ignorait le premier mot, il écoutait le
frère lecteur, installé dans une petite niche creusée à mi-hauteur du mur, lire
la vie des saints. Les voûtes renvoyaient la voix monotone sur la tablée des
moines ; et Robert se disait : « Pourquoi ne pas finir ainsi ?
La paix, la profonde paix des couvents, la délivrance de tout souci, le
renoncement, le gîte assuré, les heures régulières, la fin de l’errance… »

Quel homme, fût-ce le plus
turbulent, le plus ambitieux, le plus cruel, n’a pas connu cette tentation du
repos, de la démission ? À quoi bon tant de luttes, tant d’entreprises
vaines, puisque tout doit s’achever dans la poudre du tombeau ? Robert y
songeait, de la même façon que, cinq ans plus tôt, il songeait à se retirer,
avec sa femme et ses fils, dans une tranquille vie de seigneur terrien. Mais ce
sont là pensées qui ne peuvent durer. Et chez Robert elles se présentaient
toujours trop tard, à l’instant même où quelque événement allait le rejeter
dans sa vocation véritable, qui était l’action et le combat.

Deux jours plus tard, à Gand, Robert
d’Artois rencontrait Jakob Van Artevelde.

L’homme était sensiblement du même
âge que Robert : l’approche de la cinquantaine. Il avait le masque carré,
la panse forte et les reins bien plantés sur les jambes ; il était fort
mangeur et buveur solide, sans que jamais la tête lui tournât. En sa jeunesse,
il avait fait partie de la suite de Charles de Valois à Rhodes, et accompli
plusieurs autres voyages ; il possédait son Europe. Ce brasseur de miel,
ce grand négociant en draps, s’était, en secondes noces, marié à une femme
noble.

Hautain, imaginatif et dur, il avait
pris grande autorité, d’abord sur sa ville de Gand, qu’il dominait
complètement, puis sur les principales communes flamandes. Lorsque les foulons,
les drapiers, les brasseurs, qui constituaient la vraie richesse du pays,
voulaient faire des représentations au comte ou au roi de France, c’était à
Jakob Van Artevelde qu’ils s’adressaient afin qu’il allât porter leurs vœux ou
leurs reproches d’une voix forte et d’une parole claire. Il n’avait aucun
titre ; il était messire Van Artevelde, devant qui chacun s’inclinait. Les
ennemis ne lui manquaient pas, et il ne se déplaçait qu’accompagné de soixante
valets armés qui l’attendaient aux portes des maisons où il dînait.

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