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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Le Lis et le Lion (30 page)

Les échafauds s’étaient emplis et
les juges diseurs, parmi lesquels le connétable, messire Miles de Noyers et le
duc de Bourbon, se trouvaient à leurs places dans la tribune centrale.

Les trompes retentirent ; les
tournoyeurs, aidés par leurs valets, montèrent pesamment à cheval et se
rendirent, qui devant la tente du roi de France, qui devant la tente du roi de
Bohême, pour se former en cortège, deux par deux, chaque chevalier suivi de son
porte-bannière, jusqu’aux lices, où ils firent leur entrée.

Des cordes séparaient l’enclos par
moitié, dans le sens de la largeur. Les deux partis se rangèrent face à face.
Après de nouvelles sonneries de trompettes, le roi d’armes s’avança pour
répéter une dernière fois les conditions du tournoi.

Enfin il cria :

— Coupez cordes, hurlez
bataille, quand vous voudrez !

Le duc de Bourbon n’entendait jamais
ce cri sans un certain malaise, car c’était celui qu’autrefois poussait son
père, Robert de Clermont, le sixième fils de Saint Louis, dans les crises de
démence qui le saisissaient soudain au milieu d’un repas ou d’un conseil royal.
Le duc lui-même préférait être juge plutôt que combattant.

Les hommes préposés avaient levé
leurs haches ; les cordes se rompirent. Les porte-bannières quittèrent les
rangs ; les valets à cheval, armés de tronçons de lance qui n’avaient pas
plus de trois pieds, s’alignèrent contre la main courante, prêts à se porter au
secours de leurs maîtres. Puis la terre trembla sous les sabots de deux cents
chevaux lancés au galop les uns contre les autres ; et la mêlée s’engagea.

Les dames, debout dans les tribunes,
criaient en suivant des yeux le heaume de leur chevalier préféré. Les juges
étaient attentifs à distinguer les coups échangés afin de désigner les
vainqueurs. Le choc des lances, des étriers, des armures, de toute cette
ferraille, produisait un vacarme infernal. La poussière faisait écran au
soleil.

Dès le premier affrontement, quatre
chevaliers furent jetés à bas de leur destrier et vingt autres eurent leur
lance rompue. Les valets, répondant aux appels qui sortaient par la ventaille
des heaumes, coururent porter des lances neuves aux tournoyeurs désarmés et
relever les désarçonnés qui gigotaient comme des crabes retournés. L’un d’eux
avait la jambe brisée et quatre hommes durent l’emporter.

Miles de Noyers était maussade et,
bien que juge diseur, ne s’intéressait qu’assez vaguement au spectacle. En
vérité, on lui faisait perdre son temps. Il avait à présider aux travaux de la
Chambre des Comptes, contrôler les arrêts du Parlement, veiller à
l’administration générale du royaume. Et pour complaire au roi, il lui fallait
se tenir là, à regarder des hurleurs casser des lances de frêne ! Il
cachait peu ses sentiments.

— Tous ces tournois coûtent
trop cher ; ce sont profusions inutiles, et que le peuple blâme, disait-il
à ses voisins. Le roi n’entend pas ses sujets parler dans les bourgs et les
campagnes. Lorsqu’il passe, il ne voit que gens courbés à lui baiser les
pieds ; mais moi, je sais bien ce que me rapportent les baillis et les
prévôts. Vaines dépenses d’orgueil et de futilité ! Et pendant ce temps
rien ne se fait ; les ordonnances demeurent à signer pendant deux
semaines ; on ne tient conseil que pour décider qui sera roi d’armes ou
chevalier d’honneur. La grandeur d’un royaume ne se mesure pas à ces simulacres
de chevalerie. Le roi Philippe le Bel le savait bien, qui, d’accord avec le
pape Clément, avait fait interdire les tournois.

Le connétable Raoul de Brienne, la
main en visière pour observer la mêlée, répondit :

— Certes, vous ne parlez point
à tort, messire, mais vous négligez cet aspect du tournoi qu’il est un bon
entraînement à la guerre.

— Quelle guerre ? dit
Miles de Noyers. Croyez-vous donc qu’on s’en ira en guerre avec ces gâteaux de
noces sur la tête et ces manches festonnées qui pendent de deux aunes ?
Les joutes, oui, je vous le concède, entretiennent l’habileté au combat ;
mais le tournoi, depuis qu’il ne se fait plus en armure de guerre et que le
chevalier ne porte plus le poids véritable, a perdu tout sens. Il est même
funeste, car nos jeunes écuyers qui n’ont jamais servi à l’ost croiront qu’à
l’ennemi les choses se passent de pareille façon, et qu’on attaque seulement
quand on crie « coupez cordes ! ».

Miles de Noyers pouvait parler avec
autorité, car il avait été maréchal à l’armée, du temps que son parent Gaucher
de Châtillon débutait en la charge de connétable et que Brienne s’exerçait
encore à la quintaine.

— Il est bon également que nos
seigneurs apprennent à se connaître pour la croisade, dit le duc de Bourbon
d’un air entendu.

Miles de Noyers haussa les épaules.
Cela convenait bien au duc, ce couard légendaire, de prôner la croisade !

Messire Miles était las de veiller
aux affaires de la France sous un souverain que tous s’accordaient à juger
admirable et que lui, par longue expérience du pouvoir, tenait pour peu
capable. Une certaine fatigue survient à poursuivre des efforts dans une voie
que personne n’approuve, et Miles, qui avait commencé sa carrière à la cour de
Bourgogne, se demandait s’il n’allait pas bientôt y retourner. Mieux valait
administrer sagement un duché que follement un royaume ; or le duc Eudes,
la veille, lui avait fait une invite en ce sens. Il chercha du regard le duc
dans la mêlée et vit qu’il gisait au sol, renversé par Robert d’Artois. Alors
Miles de Noyers reprit intérêt au tournoi.

Tandis que le duc Eudes était
replacé debout par ses valets, Robert descendait de cheval et offrait à son
adversaire le combat à pied. Masse et épée en main, les deux tours de fer
s’avancèrent l’une vers l’autre, d’un pas un peu titubant, pour s’accabler de
coups. Miles surveillait Robert d’Artois, prêt à le disqualifier au premier
manquement. Mais Robert observait les règles, n’attaquait pas plus bas que la
ceinture, ne frappait que de taille. De sa masse d’armes, il martelait le
heaume du duc de Bourgogne, écrasant le dragon qui le surmontait. Et bien que
la masse ne pesât qu’une livre, l’autre devait en avoir le crâne rudement
ébranlé, car il commençait à mal se défendre et son épée battait l’air plus
qu’elle ne touchait Robert. En voulant esquiver, Eudes de Bourgogne perdit
l’équilibre ; Robert lui posa un pied sur la poitrine et la pointe de son
épée au laçage du heaume ; le duc cria merci. Il s’était rendu et devait
quitter le combat. Robert se fit remonter en selle et passa au galop,
fièrement, devant les tribunes. Une dame enthousiaste arracha sa manche que
Robert cueillit, du bout de la lance.

— Monseigneur Robert devrait
ces jours-ci montrer moins de superbe, dit Miles de Noyers.

— Bah ! dit Raoul de
Brienne, le roi le protège.

— Jusques à quand ?
répliqua Miles de Noyers. Madame Mahaut semble avoir trépassé un peu vite, et
Madame Jeanne la Veuve également. Et puis, il y a cette Béatrice d’Hirson, leur
dame de parage, qui a disparu, et que sa famille vainement recherche… Le duc de
Bourgogne agira sagement en faisant goûter ses plats.

— Vous avez bien changé de
sentiment à l’égard de Robert. L’autre année, vous lui paraissiez tout acquis.

— C’est que, l’autre année, je
n’avais pas encore à instruire son affaire dont je viens de diriger la seconde
enquête…

— Ah ! voici messire de
Hainaut qui attaque, dit le connétable.

Jean de Hainaut, qui secondait le
roi de Bohême, se dépensait follement ; il n’était pas de seigneur
important, dans le parti du roi de France, qu’il ne fût venu défier ; dès
à présent on savait qu’il recevrait le trophée du vainqueur.

Le tournoi dura une pleine heure au
bout de laquelle les juges firent sonner à nouveau les trompettes, ouvrir les
barrières et disjoindre les rangs. Une dizaine de chevaliers et écuyers
d’Artois, néanmoins, semblaient n’avoir pas entendu le signal et assommaient
avec entrain quatre seigneurs bourguignons dans un coin des lices. Robert
n’était pas parmi eux, mais certainement avait inspiré quelques-uns de ses
partisans ; la bagarre risquait de tourner au massacre. Le roi
Philippe VI fut obligé de se faire déheaumer et, tête nue pour être
reconnu, il alla, à l’admiration de tous, séparer les acharnés.

Précédées des hérauts et des
sonneurs, les deux troupes se reformèrent en cortège pour sortir de l’arène. Ce
n’était plus qu’armures faussées, cottes en lambeaux, peintures écaillées,
chevaux boiteux sous des housses déchirées. La rencontre se soldait par un mort
et quelques estropiés à vie. Outre messire Jean de Hainaut, auquel irait le
prix offert par la reine, tous les tournoyeurs recevraient en souvenir un
présent, hanap de vermeil, coupe ou écuelle d’argent.

Dans leurs pavillons aux portières
relevées, les seigneurs se déharnachaient, montrant des visages bouillis, des
mains écorchées à la jointure des gantelets, des jambes tuméfiées. En même
temps on échangeait des commentaires.

— Mon heaume s’est faussé au
tout début. C’est cela qui m’a gêné…

— Si le sire de Courgent ne
s’était pas jeté à votre rescousse, vous auriez vu, l’ami !

— Le duc Eudes n’a pas su tenir
longtemps devant Monseigneur Robert !

— Ah ! Brécy s’est bien
comporté, je le reconnais !

Rires, courroux, halètements de
fatigue ; les tournoyeurs se dirigeaient vers les étuves, installées dans
une grange voisine, et entraient aux baquets préparés, les princes d’abord,
puis les barons, puis les chevaliers, et les écuyers en dernier. Il existait
entre eux cette familiarité, amicale et solide, que créent les compétitions
physiques ; mais on devinait aussi quelques rancunes tenaces.

Philippe VI et Robert d’Artois
trempaient dans deux cuves jumelles.

— Beau tournoi, beau tournoi,
disait Philippe. Ah ! mon frère, il faut que je te parle.

— Sire, mon frère, je suis tout
à t’entendre.

La démarche qu’il avait à faire
coûtait visiblement à Philippe. Mais pour parler cœur à cœur avec son cousin,
son beau-frère, son ami de jeunesse et de toujours, quel meilleur moment
pouvait-il trouver que celui-ci, où ils venaient de tournoyer ensemble, et où
les cris qui emplissaient la grange, les grandes claques que les chevaliers
s’appliquaient sur les épaules, les clapotis d’eau, la buée qui s’élevait des
cuves, isolaient parfaitement leur entretien ?

— Robert, ton procès est
mauvais parce que tes lettres sont fausses.

Robert dressa au-dessus du baquet
ses cheveux rouges, ses joues rouges.

— Non, mon frère, elles sont
vraies !

Le roi prit un visage désolé.

— Robert, je t’en conjure, ne
t’obstine pas en si mauvaise voie. J’ai fait pour toi le plus que j’ai pu, et
contre l’avis de beaucoup, tant ma famille que dans mon Conseil. Je n’ai
accepté de remettre l’Artois à la duchesse de Bourgogne que sous réserve de tes
droits. J’ai imposé pour gouverner Ferry de Picquigny, un homme à toi dévoué.
J’ai offert à la duchesse que l’Artois lui soit racheté pour t’être remis…

— Il n’était pas besoin de lui
racheter l’Artois, puisqu’il est à moi !

Devant tant d’obstination butée,
Philippe VI eut un geste d’irritation. Il cria à son chambrier :

— Trousseau ! Un peu plus
d’eau fraîche, je te prie.

Puis il poursuivit :

— Ce sont les communes d’Artois
qui n’ont pas voulu payer le prix pour changer de maître ; qu’y
puis-je ?… L’ordonnance d’ouvrir ton procès attend depuis un mois. Depuis
un mois je refuse de la signer parce que je ne veux pas que mon frère soit confronté
à de basses gens qui vont le souiller d’une boue dont je ne suis pas sûr qu’il
se puisse laver. Chaque homme est faillible ; nul d’entre nous n’a commis
que de louables choses. Tes témoins ont été payés ou menacés ; ton notaire
a parlé ; les faussaires sont écroués, et leurs aveux recueillis d’avoir
écrit tes lettres.

— Elles sont vraies, répéta
Robert.

Philippe VI soupira. Que
d’efforts faut-il faire pour sauver un homme malgré lui !

— Je ne dis pas, Robert, que tu
en sois vraiment coupable. Je ne dis pas, comme on le prétend, que tu aies mis
la main à ces lettres. On te les a apportées, tu les as crues bonnes, tu as été
trompé…

Robert, dans son baquet, contractait
les mâchoires.

— Peut-être même, continua
Philippe, est-ce ma propre sœur, ton épouse, qui t’a abusé. Les femmes ont de
ces faussetés, parfois, croyant nous servir ! Fausseté est leur nature.
Vois la mienne, qui n’a pas répugné à dérober mon sceau.

— Oui, les femmes sont fausses,
dit Robert avec colère. Tout cela est manège de femmes monté entre ton épouse
et sa belle-sœur de Bourgogne. Je ne connais point les viles gens dont on
m’oppose les aveux extorqués !

— Je veux également tenir pour
calomnie, reprit plus bas Philippe, ce qu’on dit de la mort de ta tante…

— Elle avait dîné chez
toi !

— Mais sa fille n’y avait pas
dîné, quand elle trépassa en deux jours.

— Je n’étais pas le seul ennemi
qu’elles se fussent acquis en leur mauvaise vie, répondit Robert d’un ton de
feinte indifférence.

Il sortit de la cuve et réclama des
toiles pour se sécher. Philippe en fit autant. Ils étaient l’un devant l’autre,
nus, la peau rosé, et fortement velus. Leurs serviteurs attendaient à quelques
pas, avec les vêtements d’apparat sur les bras.

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