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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Le Lis et le Lion (13 page)

Encore deux jours, encore un jour de
patience ; Monseigneur Robert allait être content !

 

IV
LES INVITÉS DE REUILLY

Robert d’Artois, pendant la saison
chaude, et quand le service du royaume ou les soucis de son procès lui en
laissent le temps, aime à passer les fins de semaine à Reuilly, dans un château
qui appartient à sa femme par héritage Valois.

Les prairies et les forêts
entretiennent une agréable fraîcheur autour de cette demeure. Robert garde là
son oisellerie de chasse. La maisonnée est nombreuse, car beaucoup de jeunes
nobles, avant d’obtenir la chevalerie, se placent chez Robert pour y être
écuyers, sommeliers, ou valets de sa chambre. Qui ne parvient pas à entrer dans
la maison du roi s’efforce d’être attaché à celle du comte d’Artois, se fait
recommander par des parents influents et, une fois accepté, cherche à se
distinguer par son zèle. Tenir la bride du cheval de Monseigneur, lui tendre le
gant de cuir sur lequel se posera son faucon muscadin, apporter son couvert à
table, incliner sur ses puissantes mains l’aiguière à eau, c’est s’avancer un
peu dans la hiérarchie de l’État ; venir secouer son oreiller, au matin,
pour l’éveiller, c’est presque secouer l’oreiller du Bon Dieu, puisque
Monseigneur, chacun s’accorde à le dire, fait à la cour la pluie et le beau temps.

Ce samedi du début de septembre, il
a invité à Reuilly quelques seigneurs de ses amis dont le sire de Brécy, le
chevalier de Hangest et l’archidiacre d’Avranches, et même le vieux comte de
Bouville, à demi aveugle, qu’il a fait prendre en litière. Pour ceux qui
voulaient se lever matin, il a offert une petite chasse au vol.

À présent ses hôtes sont réunis dans
la salle de justice où lui-même, en vêtements de campagne, se tient
familièrement assis dans son grand faudesteuil. La comtesse de Beaumont, son épouse,
est présente, et aussi le notaire Tesson qui a posé sur une table son écritoire
et ses plumes.

— Mes bons sires, mes amis,
dit-il, j’ai requis votre compagnie afin que vous me portiez conseil.

Les gens sont toujours flattés qu’on
requière leur avis… Les jeunes écuyers nobles présentent aux invités les
breuvages d’avant repas, les vins aux aromates, les dragées épicées, et les
amandes émondées sur des coupes de vermeil. Ils sont attentifs à ne faire ni
bruit ni faute en leur service ; ils ouvrent tout grands leurs yeux ;
ils se préparent des souvenirs ; ils diront plus tard :
« J’étais ce jour-là chez Monseigneur Robert ; il y avait le comte de
Bouville qui avait été chambellan du roi Philippe le Bel… »

Robert parle posément,
sérieusement : une certaine dame de Divion, qu’il ne connaît que peu,
s’est venue proposer pour lui remettre une lettre qu’elle tient, avec d’autres,
de l’évêque Thierry d’Hirson… dont elle était la douce amie, confie-t-il en
baissant un peu la voix. La Divion demande argent, naturellement ; ces
femmes-là sont toutes de même sorte ! Mais le document semble
d’importance. Toutefois, avant de l’acquérir, Robert veut s’assurer qu’on ne le
gruge pas, que cette lettre est bonne, qu’elle peut servir comme pièce à son
procès et que ce n’est pas là quelque œuvre de faussaire fabriquée seulement
pour lui soutirer monnaie. C’est pourquoi il a convié ses amis, qui sont d’avis
sage et plus habiles que lui en matière d’écrits, à examiner la pièce.

De temps en temps Robert lance un
coup d’œil à sa femme pour s’assurer de l’effet produit. Jeanne incline la
tête, imperceptiblement ; elle admire la grosse malice de son époux, et
comme ce géant retors joue bien les naïfs quand il veut tromper. Il fait
l’inquiet, le soupçonneux… Les autres ne vont pas manquer d’approuver si bonne
lettre ; ayant approuvé ils ne se dédiront plus de leur opinion, et à
travers les milieux de la cour et du Parlement se répandra la nouvelle que
Robert tient en main la preuve de son droit.

— Faites entrer cette dame
Divion, dit Robert avec un air sévère.

Jeanne de Divion apparaît, bien
provinciale, bien modeste ; de la guimpe de lin sort son visage
triangulaire, aux yeux cernés d’ombre. Elle n’a pas besoin de contrefaire
l’intimidée ; elle l’est. Elle sort d’une grande bourse d’étoffe un
parchemin roulé d’où pendent plusieurs sceaux, et le remet à Robert qui le
déploie, le considère un moment, puis le passe au notaire.

— Examinez les sceaux, maître
Tesson.

Le notaire vérifie l’attache des
lacets de soie, incline sur le vélin son énorme bonnet noir et son profil en
croissant de lune.

— C’est bien le sceau du feu
comte votre grand-père, Monseigneur, dit-il d’un ton convaincu.

— Voyez, mes bons sires, dit
Robert.

On se transmet le document de main
en main. Le sire de Brécy confirme que les sceaux des bailliages d’Arras et de
Béthune sont excellents ; le comte de Bouville approche la pièce de ses
yeux fatigués ; il ne distingue que la tache verte au bas de la
lettre ; il palpe la cire, douce sous le doigt, et les larmes s’échappent
de ses paupières :

— Ah ! murmure-t-il, le
sceau de cire verte de mon bon maître Philippe le Bel !

Et il y a un moment de grand
attendrissement, un instant de silence où l’on respecte les longs souvenirs de
ce vieux serviteur de la couronne.

La Divion, qui se tient en retrait
contre un mur, échange un regard discret avec la comtesse de Beaumont.

— À présent, lisez-nous cela,
maître Tesson, commande Robert.

Et le notaire, ayant repris le
parchemin, commence :

— Nous, Robert de France, pair
et comte d’Artois…

Les formules initiales ont la
tournure habituelle ; l’assistance écoute avec calme.

— … et ci déclarons en
présence des seigneurs de Saint-Venant, de Saint-Paul, de Waillepayelle,
chevaliers, qui scelleront de leurs sceaux, et de maître Thierry d’Hirson, mon
clerc…

Quelques regards se sont portés vers
la Divion qui baisse le nez.

« Habile, habile, d’avoir
mentionné l’évêque Thierry, pense Robert ; cela authentifie les
témoignages sur son rôle ; tout cela s’enchaîne bien. »

— … que lors du mariage de
notre fils Philippe nous lui avons fait investiture de notre comté, nous en
réservant la jouissance notre vie durant, et que notre fille Mahaut y a
consenti et qu’elle a renoncé à ladite comté…

— Ah ! Mais c’est chose
capitale, cela, s’écrie Robert. C’est plus que je n’attendais ! Jamais nul
ne m’avait dit que Mahaut eût consenti ! Vous voyez, mes amis, quelle est
sa vilenie !… Continuez, maître Tesson.

Les assistants sont fort
impressionnés. On hoche la tête, on se regarde… Oui, la pièce est d’importance.

— … et à présent que Dieu
a rappelé à lui notre cher et bien-aimé fils le comte Philippe, demandons à
notre seigneur le roi, s’il nous vient qu’à la guerre Dieu fasse sa volonté de
nous, que notre seigneur le roi veille à ce que les hoirs de notre fils n’en
soient pas déshérités.

Les têtes continuent d’approuver
avec dignité ; le chevalier de Hangest, qui est du Parlement, écarte les
mains, en direction de Robert, d’un geste qui signifie :
« Monseigneur, votre procès est gagné. »

Le notaire achève :

— … et avons ceci scellé
de notre sceau, en notre hôtel d’Arras, le vingt-huitième jour de juin de l’an
de grâce treize cent vingt-deux.

Robert ne peut réprimer un sursaut.
La comtesse de Beaumont pâlit. La Divion, contre son mur, se sent mourir.

Ils ne sont pas les seuls à avoir
entendu
treize cent vingt
-
deux
. Dans l’auditoire les têtes se
sont tournées avec surprise vers le notaire qui lui-même donne quelques signes
d’affolement.

— Vous avez lu treize cent
vingt-deux ? demande le chevalier de Hangest. C’est treize cent
et
deux que vous voulez dire, l’année de la mort du comte Robert ?

Maître Tesson voudrait bien pouvoir
s’accuser d’un lapsus ; mais le texte est là, sous les yeux, portant
clairement
treize cent
vingt-deux
. Et l’on va demander à revoir
la pièce. Comment cela a-t-il pu se produire ? Ah ! Monseigneur
Robert va être d’une humeur ! Et lui-même, Tesson, dans quelle affaire
s’est-il laissé engager. Au Châtelet… c’est au Châtelet que tout cela va
finir !

Il fait ce qu’il peut pour réparer
le désastre ; il bredouille :

— Il y a un vice d’écriture…
Mais oui, bien sûr, c’est treize cent et deux qu’il faut lire…

Et prestement, il trempe sa plume
dans l’encre, rature, biffe quelques lettres, rétablit la date correcte.

— Est-ce bien à vous de
corriger ainsi ? lui dit le chevalier de Hangest d’un ton un peu choqué.

— Mais oui, messire, dit le
notaire ; il y a deux points marqués sous le mot, et c’est l’habitude des
notaires de corriger les mots mal écrits sous lesquels des points sont mis…

— Cela est vrai, confirme
l’archidiacre d’Avranches.

Mais l’incident a détruit toute la
belle impression produite par la lecture.

Robert appelle un écuyer, lui
commande à l’oreille de faire hâter le repas, et puis s’efforce de ranimer la
conversation :

— En somme, maître Tesson, pour
vous la lettre est bonne ?

— Certes, Monseigneur, certes,
s’empresse de répondre Tesson.

— Et pour vous aussi, messire
l’archidiacre ?

— Je la pense bonne.

— Peut-être, dit le sire de
Brécy d’une voix amicale, devriez-vous la faire comparer avec d’autres lettres
du feu comte d’Artois, de la même année…

— Et le moyen, mon bon, répond
Robert, le moyen de comparer quand ma tante Mahaut tient tout en ses
registres ! Je crois la pièce bonne. On n’invente pas pareilles
choses ! Moi-même je n’en savais pas tant, et particulièrement que Mahaut
eût renoncé.

À ce moment une sonnerie de trompes
résonne dans la cour. Robert frappe dans ses mains.

— On corne l’eau,
Messeigneurs ! Passons à nous laver les mains, et allons dîner.

 

Il écumait en arpentant la chambre
de la comtesse son épouse, et le plancher tremblait sous son pas.

— Et vous l’avez lue ! Et
Tesson l’a lue ! Et la Divion l’a lue ! Et personne, personne de vous
n’a été capable de voir ce malheureux vingt-deux qui risque de faire crouler
tout notre édifice !

— Mais vous-même, mon ami,
répond calmement Jeanne de Beaumont, vous avez lu et relu cette lettre, et vous
en étiez fort satisfait il me semble.

— Eh oui ! je l’ai lue, et
moi non plus je n’ai pas vu ce vice ! Lire des yeux et lire de voix, ce
n’est pas la même chose. Et pouvais-je penser qu’on allait commettre pareille
sottise ! Il a fallu que cet âne de notaire… Et l’autre âne qui a écrit la
lettre… comment s’appelle-t-il celui-là ? Rossignol ?… Cela se
prétend capable de rédiger une pièce, cela vous extrait plus d’argent qu’il
n’en faut pour bâtir, et ce n’est même pas capable de tracer la bonne
date ! Je vais le faire saisir ce Rossignol, pour qu’on le fouette
jusqu’au sang !

— Il vous faudra le faire
prendre à Saint-Jacques, mon ami, où il est en pèlerinage avec vos deniers.

— À son retour, alors !

— Ne craignez-vous pas qu’il
parle un peu trop haut pendant qu’on le fouettera ?

Robert haussa les épaules.

— Heureux encore que la chose
se soit passée ici, et non en lecture devant le Parlement ! Il vous faudra
veiller davantage, ma mie, pour les autres pièces, à ce que de telles erreurs
ne se commettent plus.

Madame de Beaumont trouvait injuste
que la colère de son époux se tournât contre elle. Elle déplorait l’erreur tout
autant que lui, s’en attristait également, mais après tout le mal qu’elle
s’était donné, après s’être écorché les mains à couper la cire de tant de
sceaux, elle estimait que Robert eût pu se contenir et ne pas la traiter en
coupable.

— Après tout, Robert, pourquoi
vous acharnez-vous tant à ce procès ? Pourquoi risquez-vous et me faites
risquer, ainsi qu’à tant de personnes de votre entourage, d’être un jour
convaincus de mensonge et de faux ?

— Ce ne sont pas des mensonges,
ce ne sont pas des faux ! hurla Robert. C’est le vrai que je veux faire
éclater aux yeux de tous, alors qu’on s’est obstiné à le cacher !

— Soit, c’est le vrai,
dit-elle ; mais un vrai, avouez-le, qui a mauvaise apparence. Craignez,
sous de tels habits, qu’on ne le reconnaisse pas ! Vous avez tout, mon
ami ; vous êtes pair du royaume, frère du roi par moi qui suis sa sœur, et
tout-puissant en son Conseil ; vos revenus sont larges, et ce que je vous
ai apporté par dot et héritage fait votre fortune enviable par tous. Que ne
laissez-vous l’Artois ! Ne pensez-vous pas que nous avons assez joué à un
jeu qui peut nous coûter fort cher ?

— Ma mie, vous raisonnez bien
mal et je m’étonne de vous entendre, vous si sage d’ordinaire, parler de la
sorte. Je suis premier baron de France, mais un baron sans terre. Mon petit
comté de Beaumont, qui ne m’a été donné qu’en compensation, est domaine de la
couronne : je ne l’exploite pas, on m’en sert les revenus. On m’a élevé à
la pairie, vous venez de le dire vous-même, parce que le roi est votre
frère ; or, Dieu puisse nous le garder longtemps, mais un roi n’est pas
éternel. Nous en avons vu suffisamment passer ! Que Philippe vienne à
mourir, est-ce moi qui aurai la régence ? Que sa mâle boiteuse d’épouse,
qui me hait et qui vous hait, s’appuie sur la Bourgogne pour régenter, serai-je
aussi puissant, et le Trésor me paiera-t-il toujours mes revenus ? Je n’ai
point d’administration, je n’ai point de justice, je n’ai pas vraiment de
grands vassaux, je ne peux point tirer de ma terre des hommes à moi qui me
doivent toute obéissance et que je puisse placer aux emplois. Qui nantit-on des
charges aujourd’hui ? Des gens venus de Valois, d’Anjou, du Maine, des
apanages et fiefs du bon Charles, votre père. Où puisé-je mes propres
serviteurs ? Parmi ceux-là. Je vous le répète, je n’ai rien. Je ne puis
lever de bannières assez nombreuses qui fassent trembler devant moi. La
puissance vraie ne se compte qu’au nombre de châtellenies qu’on commande et
dont on peut tirer des hommes de guerre. Ma fortune ne repose que sur moi, sur
mes bras, sur la place que j’occupe au Conseil ; mon crédit n’est fondé
que sur la faveur, et la faveur ne tient que ce que Dieu le veut. Nous avons
des fils ; eh bien ! Pensez à eux, ma mie, et comme il n’est pas bien
sûr qu’ils aient hérité ma cervelle, je voudrais bien leur laisser la couronne
d’Artois… qui est leur lot par juste héritage !

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