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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Le Lis et le Lion (10 page)

— Oui, je le jure. Mais vous,
ma belle tante, osez-vous jurer que telles lettres n’ont point existé, et que
vous n’en avez jamais eu connaissance ni possession en vos mains ?

— J’en fais serment,
répondit-elle avec une égale détermination et en regardant Robert avec une
égale haine.

Aucun d’eux n’avait pu vraiment
marquer un point sur l’autre. La balance demeurait immobile, avec, dans chaque plateau,
le poids du faux serment qu’ils s’étaient obligés mutuellement à prononcer.

— Dès demain, commissaires
seront nommés pour mener enquête et éclairer ma justice. Qui a menti sera
châtié par Dieu ; qui a dit vrai sera établi dans son droit, dit Philippe
en faisant signe à l’évêque d’emporter l’Évangile.

Dieu n’est pas obligé d’intervenir
directement pour punir le parjure, et le Ciel peut rester muet. Les mauvaises
âmes recèlent en elles-mêmes la suffisante semence de leur propre malheur.

 

DEUXIÈME PARTIE
LES JEUX DU DIABLE

 

I
LES TÉMOINS

Toute jeunette, et pas plus grosse
encore que le pouce, une poire pendait hors de l’espalier.

Sur le banc de pierre, trois
personnages étaient assis ; le vieux comte de Bouville, au centre, qu’on
interrogeait, et, à sa droite, le chevalier de Villebresme, commissaire du roi,
et de l’autre côté le notaire Pierre Tesson qui prenait la déposition par
écrit.

Le notaire Tesson portait bonnet de
clerc sur un énorme crâne en dôme d’où tombaient des cheveux plats ; il avait
le nez pointu, le menton exagérément long et effilé, et son profil faisait
penser au premier quartier de la lune.

— Monseigneur, dit-il avec
grand respect, puis-je à présent vous lire votre témoignage ?

— Faites, messire, faites,
répondit Bouville.

Et sa main se dirigea, tâtonnante,
vers le petit fruit vert dont il éprouva la dureté. « Le jardinier aurait
dû veiller à rattacher la branche », pensa-t-il.

Le notaire se pencha vers
l’écritoire posée sur ses genoux et commença :

— Le dix-septième jour du mois
de juin de l’an 1329 nous, Pierre de Villebresme, chevalier…

Le roi Philippe VI n’avait pas
laissé les choses traîner. Deux jours après l’esclandre d’Amiens et les
serments prononcés dans la cathédrale, il avait nommé une commission pour
instruire l’affaire ; et moins d’une semaine après le retour de la cour à
Paris, l’enquête était déjà commencée.

— … et nous, Pierre
Tesson, notaire du roi, sommes venus ouïr…

— Maître Tesson, dit Bouville,
êtes-vous le même Tesson qui se trouvait précédemment attaché à l’hôtel de
Monseigneur Robert d’Artois ?

— Le même, Monseigneur…

— Et à présent vous voici
notaire du roi ? Fort bien, fort bien, je vous en complimente…

Bouville se redressa un peu, croisa
les mains par-dessus son ventre rond. Il était vêtu d’une vieille robe de
velours, trop longue et démodée, comme on en portait au temps de Philippe le
Bel, et qu’il usait dans son jardin.

Il se tournait les pouces, trois
fois dans un sens, trois fois dans l’autre. La journée serait belle et chaude,
mais la matinée gardait encore quelque trace des fraîcheurs de la nuit…

— … sommes venus ouïr haut
et puissant seigneur le comte Hugues de Bouville, et l’avons entendu en le
verger de son hôtel sis non loin le Pré-aux-Clercs…

— Comme le voisinage a changé
depuis que mon père a fait construire cette demeure, dit Bouville. En ce
temps-là, depuis l’abbaye Saint-Germain-des-Prés jusqu’à Saint-André-des-Arts,
il n’y avait guère que trois hôtels : celui de Nesle, sur le bord de la
rivière, celui de Navarre, en retrait, et le second séjour des comtes d’Artois
qui leur servait de campagne, car autour ce n’étaient encore que prés et
champs… Et voyez à présent comme tout s’est bâti !… Toutes les fortunes
neuves ont voulu s’établir de ce côté ; les chemins sont devenus des rues.
Jadis, par-dessus mon mur, je ne voyais que des herbages ; et maintenant,
par le peu de lumière que mes yeux ont encore, je n’aperçois que des toits. Et
le bruit ! Le bruit qui se fait dans ce quartier ! On se croirait
tout juste au cœur de la Cité. Si j’avais encore un peu d’âge devant moi, je
vendrais cette maison et ferais bâtir ailleurs. Mais en est-il seulement
question…

Et sa main s’éleva de nouveau,
hésitante, vers la petite poire verte au-dessus de lui. Attendre la maturité
d’un fruit, c’était bien tout le temps d’espérance auquel il osait encore
prétendre, et le plus long projet qu’il s’autorisât. Il perdait la vue depuis
de nombreux mois déjà. Le monde, les êtres, les arbres ne lui apparaissaient
plus que comme au travers d’un mur d’eau. On a été actif et important, on a
voyagé, siégé aux conseils royaux et participé à de grands événements ; et
l’on finit dans son jardin, la pensée ralentie et la vue brouillée, seul et
presque oublié, sauf lorsque les gens plus jeunes ont à faire appel à vos
souvenirs…

Maître Pierre Tesson et le chevalier
de Villebresme échangèrent un regard de lassitude. Ah ! ce n’était pas un
témoin aisé que le vieux comte de Bouville dont le propos s’égarait sans cesse
sur des banalités vagues ; or il était homme trop noble et trop vieux pour
qu’on pût le brusquer.

Le notaire reprit :

— … lequel nous a déclaré,
de sa voix, les choses ci-après écrites, à savoir : que lorsqu’il était
chambellan de notre Sire Philippe le Bel avant que celui-ci ne devînt roi, il
eut connaissance du traité de mariage conclu entre feu Monseigneur Philippe
d’Artois et Madame Blanche de Bretagne, et qu’il eut ledit traité entre les
mains, et qu’audit traité il était précisément inscrit que la comté d’Artois
irait par droit d’héritage audit Monseigneur Philippe d’Artois et, après lui, à
ses hoirs mâles, issus dudit mariage…

Bouville agita la main :

— Je n’ai point assuré cela.
J’ai eu le traité en mains, comme je vous l’ai dit et comme je l’ai indiqué à
Monseigneur Robert d’Artois lui-même quand il m’est venu visiter l’autre jour,
mais je n’ai point souvenance, en toute conscience, de l’avoir lu.

— Et pourquoi, Monseigneur,
auriez-vous tenu ce traité devers vous, si ce n’était point pour le lire ?
demanda le sire de Villebresme.

— Pour le porter au chancelier
de mon maître, afin qu’il le scellât, car le traité fut revêtu, cela je m’en
souviens bien, du sceau de tous les pairs dont mon maître Philippe le Bel
était, en tant que premier fils de la couronne.

— Ceci est à noter, Tesson, dit
Villebresme. Tous les pairs ont apposé leur sceau… Sans même avoir lu la pièce,
Monseigneur, vous saviez bien que l’héritage d’Artois y était assuré au comte
Philippe et à ses hoirs mâles ?

— Je l’ai ouï dire, répondit
Bouville, et ne puis rien certifier d’autre.

La manière qu’avait ce jeune
Villebresme de lui faire déclarer plus qu’il ne voulait l’irritait un peu. Il
n’était pas né, ce garçon, et son père était encore bien loin de l’engendrer,
quand s’étaient passés les faits sur lesquels il enquêtait ! Les voilà
bien, ces petits officiers royaux, tout gonflés de leur charge neuve. Un jour
ils se retrouveraient, eux aussi, vieux et seuls, contre l’espalier de leur
jardin… Oui, Bouville se souvenait de ces choses inscrites au traité de mariage
de Philippe d’Artois. Mais quand en avait-il entendu parler pour la première
fois ? Au moment du mariage même, en 1282, ou bien quand le comte Philippe
était mort, en 98, de ses blessures reçues à la bataille de Fumes ? Ou
bien encore après que le vieux comte Robert II eut été tué à la bataille
de Courtrai, en 1302, ayant survécu de quatre ans à son fils, d’où le procès
entre sa fille Mahaut et son petit-fils Robert III l’actuel…

On demandait à Bouville de fixer un
souvenir qui pouvait se placer à un quelconque moment sur une période de plus
de vingt ans. Et ce n’étaient pas seulement le notaire Tesson et ce sire de
Villebresme qui étaient venus lui presser la cervelle, mais Monseigneur Robert
d’Artois lui-même, plein de courtoisie et de révérence, il fallait en convenir,
mais tout de même parlant fort, s’agitant beaucoup et écrasant les fleurs du
jardin sous ses bottes.

— Alors rectifions de la sorte,
dit le notaire ayant corrigé son texte :

…et qu’il eut ledit traité entre les
mains, mais ne le tint que peu, et aussi se souvient qu’il fut scellé du sceau
des douze pairs ; et encore que le comte de Bouville nous a déclaré avoir
ouï dire, alors, qu’audit traité était précisément inscrit que la comté
d’Artois…

Bouville approuva de la tête. Il
aurait préféré qu’on supprimât ce petit « alors », « ouï dire,
alors… » que le notaire avait introduit dans sa phrase. Mais il était
fatigué de lutter. Et un mot a-t-il tellement d’importance ?

— … irait à ses hoirs
mâles issus dudit mariage ; et encore nous a certifié que le traité fut
bien placé aux registres de la cour, et encore tient pour vrai qu’il fut
soustrait plus tard auxdits registres par manœuvres de malice et sur l’ordre de
Madame Mahaut d’Artois…

— Je n’ai point dit cela non
plus, fit Bouville.

— Vous ne l’avez point dit sous
cette forme, Monseigneur, répondit Villebresme, mais cela ressort de votre
déposition. Reprenons ce que vous avez certifié : d’abord que le traité de
mariage a existé ; secondement que vous l’avez vu, troisièmement qu’il fut
mis aux registres…

— … revêtu du sceau des
pairs…

Villebresme échangea un nouveau
regard lassé avec le notaire.

— … revêtu du sceau des
pairs, répéta-t-il pour faire plaisir au témoin. Vous certifiez encore que ce
traité excluait de l’héritage la comtesse Mahaut, et qu’il disparut des
registres de sorte qu’il ne put être produit au procès qu’intenta Monseigneur
Robert d’Artois à sa tante. Qui pensez-vous donc qui l’ait fait
soustraire ? Croyez-vous que ce soit le roi Philippe le Bel qui en ait
donné l’ordre ?

La question était perfide.
N’avait-on pas dit bien souvent que Philippe le Bel, pour avantager la
belle-mère de ses deux derniers fils, avait rendu en sa faveur un jugement de
complaisance ? Bientôt on irait prétendre que c’était Bouville lui-même
qui avait été chargé de faire disparaître les pièces !

— Ne mêlez pas, messire, la
mémoire du roi le Bel, mon maître, à un acte si vilain, répondit-il avec
dignité.

Par-dessus les toits et les
frondaisons, les cloches sonnèrent au clocher de Saint-Germain-des-Prés.
Bouville pensa que c’était l’heure à laquelle on lui apportait une écuelle de
fromage caillé ; son physicien lui avait recommandé d’en prendre trois
fois le jour.

— Donc, reprit Villebresme, il
faut bien que le traité ait été enlevé à l’insu du roi… Et qui pouvait avoir
intérêt à ce qu’il fût dérobé, sinon la comtesse Mahaut ?

Le jeune commissaire tapota du bout
des doigts la pierre du banc ; il n’était pas mécontent de sa
démonstration.

— Oh ! certes, fit
Bouville, Madame Mahaut est capable de tout.

Sur ce point, sa conviction ne
datait pas de la veille. Il savait Mahaut coupable de deux crimes, et bien
autrement graves qu’un vol de parchemins. Elle avait tué, assurément, le roi
Louis X ; elle avait tué, sous ses yeux à lui, Bouville, un enfant de cinq
jours qu’elle pensait être le roi posthume… et toujours pour garder sa comté
d’Artois. Vraiment, c’était un souci bien sot que de se faire à son sujet
scrupule d’exactitude ! Elle avait volé le contrat de mariage de son
frère, certainement, ce contrat dont elle avait le front de nier, et par
serment, qu’il eût jamais existé ! L’horrible femme… À cause d’elle, le
véritable héritier des rois de France grandissait loin de son royaume, dans une
petite ville d’Italie, chez un marchand lombard qui le croyait son fils…
Allons ! Il ne fallait pas penser à cela. Bouville avait naguère versé ce
secret, qu’il était seul à détenir, dans l’oreille papale. Ne plus y penser,
jamais… de peur d’être tenté d’en parler. Et puis, que ces enquêteurs s’en
aillent, au plus vite !

— Vous avez raison, laissez ce
que vous avez écrit, dit-il. Où dois-je signer ?

Le notaire tendit la plume à
Bouville. Celui-ci distinguait mal le bord du papier. Son paraphe sortit un peu
de la feuille. On l’entendit encore marmonner :

— Dieu finira bien par lui
faire expier ses fautes, avant de la remettre à la garde du diable.

Un peu de poudre à sécher fut
répandue sur sa signature. Le notaire replaça feuilles et écritoire dans son
sac de cuir noir ; puis les deux enquêteurs se levèrent pour prendre
congé. Bouville les salua de la main sans se lever. Ils n’avaient pas fait cinq
pas qu’ils n’étaient plus pour lui que deux ombres vagues se dissolvant
derrière le mur d’eau.

L’ancien chambellan agita une
clochette posée à côté de lui, pour réclamer son lait caillé. Diverses pensées
le tracassaient. Comment son maître vénéré, le roi Philippe le Bel, au rendu de
son jugement pour l’Artois, avait-il pu oublier l’acte qu’il avait auparavant
ratifié, comment ne s’était-il pas soucié de la disparition de cette
pièce ? Ah ! les meilleurs rois ne commettent pas seulement de belles
actions…

Bouville se disait aussi qu’il irait
un prochain jour faire visite au banquier Tolomei, afin de s’informer de Guccio
Baglioni… et de l’enfant… mais sans insister, comme par une politesse de
conversation. Le vieux Tolomei ne bougeait presque plus de son lit. C’étaient
les jambes, chez lui, qui étaient prises. La vie s’en va ainsi ; pour l’un
c’est l’oreille qui se ferme, pour l’autre les yeux qui s’éteignent, ou les
membres qui cessent de se mouvoir. On compte le passé en années, mais on n’ose
plus penser l’avenir qu’en mois ou en semaines.

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