Read Le Lis et le Lion Online

Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Le Lis et le Lion (9 page)

Un des barons de l’escorte, Lord
Montaigu, fut saisi d’une grande admiration pour un prince qui faisait montre
d’une sagesse si précoce, et d’une non moins précoce fermeté. Montaigu avait
vingt-huit ans.

— Je pense que nous allons
avoir un bon roi, déclarait-il. J’ai plaisir à le servir.

Désormais on le vit toujours auprès
d’Édouard III, lui fournissant conseil et appui.

Et finalement le roi de seize ans
l’avait emporté. Les conseillers de Philippe de Valois, eux aussi, voulaient la
paix et surtout qu’on en finît de ces discussions. L’essentiel n’était-il pas
que le roi d’Angleterre fût venu ? On n’avait pas assemblé le royaume et
la moitié de l’Europe pour que l’entrevue se soldât par un échec.

— Soit, qu’il rende l’hommage
simple, avait dit Philippe VI à son chancelier, comme s’il ne s’était agi
que de régler une figure de danse ou une entrée en tournoi. Je lui donne
raison ; à sa place, je ferais sans doute de même.

C’est pourquoi, dans la cathédrale
emplie de seigneurs jusqu’au plus profond des chapelles latérales,
Édouard III s’avançait à présent, l’épée au flanc, le manteau brodé de
lions tombant à longs plis de ses épaules, et ses cils blonds baissés sous la
couronne. L’émotion ajoutait à la pâleur habituelle de son visage. Son extrême
jeunesse était plus frappante sous ces lourds ornements. Il y eut un moment où
toutes les femmes dans l’assistance, le cœur étreint de tendresse, furent
amoureuses de lui.

Deux évêques et dix barons le
suivaient.

Le roi de France, en manteau semé de
lis, était assis dans le chœur, un peu plus haut que les autres rois, reines et
princes souverains qui l’entouraient et formaient comme une pyramide de
couronnes. Il se leva, majestueux et courtois, pour accueillir son vassal qui
s’arrêta à trois pas de lui.

Un grand rai de soleil, traversant
les vitraux, venait les toucher comme une épée céleste.

Messire Miles de Noyers, chambellan,
maître au Parlement et maître à la Chambre aux deniers, se détacha des pairs et
grands officiers et se plaça entre les deux souverains. C’était un homme d’une
soixantaine d’années, au visage sérieux, et que ni son office ni ses vêtements
d’apparat ne semblaient impressionner. D’une voix forte et bien posée, il
dit :

— Sire Édouard, le roi notre
maître et puissant seigneur n’entend point vous recevoir ici pour toutes les
choses qu’il tient et se doit de tenir en Gascogne et en Agenais, comme les
tenait et devait tenir le roi Charles IV, et qui ne sont point contenues
dans l’hommage.

Alors Henri de Burghersh, chancelier
d’Édouard, s’approcha pour faire pendant à Miles de Noyers et répondit :

— Sire Philippe, notre maître
et seigneur le roi d’Angleterre, ou tout autre pour lui et par lui, n’entend
renoncer à nul droit qu’il doit avoir en la duché de Guyenne et ses
appartenances, et entend qu’aucun droit nouveau ne soit, par cet hommage,
acquis au roi de France.

Telles étaient les formules de
compromis, ambiguës à souhait, sur lesquelles on s’était mis d’accord, et qui,
ne précisant rien, ne réglaient rien. Chaque mot comportait un sous-entendu.

Du côté français, on voulait
signifier que les terres de confins, saisies sous le règne précédent pendant la
campagne commandée par Charles de Valois, resteraient directement rattachées à
la couronne de France. Ce n’était que la confirmation d’un état de fait.

Pour l’Angleterre, les termes
« tout autre pour lui et par lui » étaient une allusion à la minorité
du roi et à l’existence du Conseil de régence ; mais le « par
lui » pouvait également concerner, dans l’avenir, les attributions du
sénéchal en Guyenne, ou de tout autre lieutenant royal. Quant à l’expression
« aucun droit nouveau », elle constituait un entérinement des droits
acquis jusqu’à ce jour, c’est-à-dire y compris le traité de 1327. Mais ce
n’était pas dit explicitement.

Ces déclarations, comme celles
généralement de tous traités de paix ou d’alliance depuis le début des âges et
entre toutes nations, dépendaient entièrement pour leur application du bon ou
du mauvais vouloir des gouvernements. Pour l’heure, la présence des deux
princes face à face témoignait d’un désir réciproque de vivre en bonne harmonie.

Le chancelier Burghersh déroula un
parchemin où pendait le sceau d’Angleterre et lut, au nom du vassal :

— « Sire, je deviens votre
homme de la duché de Guyenne et de ses appartenances que je clame tenir de vous
comme duc de Guyenne et pair de France, selon la forme des paix faites entre
vos devanciers et les nôtres, et selon ce que nous et nos ancêtres, rois
d’Angleterre et ducs de Guyenne, avons fait pour la même duché envers vos
devanciers, rois de France. »

Et l’évêque tendit à Miles de Noyers
la cédule qu’il venait de lire, et dont la rédaction était fort écourtée par
rapport à l’hommage-lige. Miles de Noyers dit alors en réponse :

— Sire, vous devenez homme du
roi de France, mon seigneur, pour la duché de Guyenne et ses appartenances que
vous reconnaissez tenir de lui, comme duc de Guyenne et pair de France, selon
la forme des paix faites entre ses devanciers, rois de France, et les vôtres,
et selon ce que vous et vos ancêtres, rois d’Angleterre et ducs de Guyenne,
avez fait pour la même duché envers ses devanciers, rois de France.

Tout cela pourrait fournir belle
matière à procédure le jour qu’on cesserait d’être d’accord.

Édouard III dit alors :

— En vérité.

Miles de Noyers confirma par ces
mots :

— Le roi notre Sire vous
reçoit, sauves ses protestations et retenues dessus dites.

Édouard franchit les trois pas qui
le séparaient de son suzerain, se déganta, remit ses gants à Lord Montaigu, et,
tendant ses mains fines et blanches, les posa dans les larges paumes du roi de
France. Puis les deux rois échangèrent un baiser de bouche.

On s’aperçut alors que
Philippe VI n’avait pas à beaucoup se pencher pour atteindre le visage de
son jeune cousin. La différence entre eux était surtout de corpulence. Le roi
d’Angleterre, qui avait encore à grandir, serait sûrement lui aussi de belle
taille.

Les cloches se remirent à sonner
dans la plus haute tour. Et chacun se sentait content. Pairs et dignitaires
s’adressaient des hochements de tête satisfaits. Le roi Jean de Bohême, sa
belle barbe châtaine étalée sur la poitrine, avait une attitude noblement
rêveuse. Le comte Guillaume le Bon et son frère Jean de Hainaut échangeaient
des sourires avec les seigneurs anglais. Une bonne chose, en vérité, se
trouvait accomplie.

Pourquoi se disputer, s’aigrir, se
menacer, porter plainte devant les Parlements, confisquer les fiefs, assiéger
les villes, se battre méchamment, dépenser or, fatigue et sang de chevaliers,
quand, avec un peu de bon vouloir, chacun mettant du sien, on pouvait si bien
s’accorder ?

Le roi d’Angleterre avait pris place
sur le trône préparé pour lui, un peu au-dessous de celui du roi de France. Il
ne restait plus qu’à entendre messe.

Pourtant Philippe VI paraissait
attendre quelque chose encore et, tournant la tête vers ses pairs, cherchait du
regard Robert d’Artois dont la couronne dépassait de haut toutes les autres.

Robert avait les yeux mi-clos. Il
essuyait de son gant rouge la sueur qui lui coulait des tempes, encore qu’il
fit dans la cathédrale une bienfaisante fraîcheur. Mais le cœur lui battait
vite en cet instant. Et n’ayant pas pris garde que son gant déteignait, il
avait comme une traînée de sang sur la joue. Brusquement il se leva de sa
stalle. Sa décision était prise.

— Sire, s’écria-t-il en
s’arrêtant devant le trône de Philippe, puisque tous vos vassaux sont ici
assemblés…

Miles et Noyers et l’évêque
Burghersh, quelques instants auparavant, avaient parlé à voix ferme et claire,
audible dans tout l’édifice. Or on eut l’impression, quand Robert ouvrit la
bouche que des oisillons avaient gazouillé avant lui.

— … et puisqu’à tous vous
devez votre justice, continua-t-il, justice je viens vous demander.

— Monseigneur de Beaumont, mon
cousin, par qui vous a-t-il été fait tort ? demanda gravement
Philippe VI.

— Il m’a été fait tort, Sire,
par votre vassale dame Mahaut de Bourgogne qui tient indûment, par cautèle et
félonie, les titres et possessions de la comté d’Artois qui me reviennent par
droits de mes pères.

On entendit alors une voix presque
aussi forte s’écrier :

— Allons, cela devait bien
arriver !

C’était Mahaut d’Artois qui venait
de parler.

Il y avait eu quelques mouvements de
surprise dans l’assistance, mais non de stupeur. Robert agissait comme le comte
de Flandre l’avait fait le jour du sacre. Il semblait que l’usage s’établît à
présent, quand un pair se jugeait lésé, qu’il exprimât sa plainte en ces sortes
d’occasions solennelles, et avec, visiblement, l’accord préalable du roi.

Le duc Eudes de Bourgogne
interrogeait du regard sa sœur la reine de France, laquelle lui répondait de
même, et par geste des mains ouvertes, pour lui faire comprendre qu’elle était
la première étonnée et ne se trouvait au courant de rien.

— Mon cousin, dit Philippe,
pouvez-vous produire pièces et témoignages pour certifier votre droit ?

— Je le puis, dit fermement
Robert.

— Il ne le peut, il ment !
s’écria Mahaut qui quitta les stalles et vint rejoindre son neveu devant le
roi.

Comme ils se ressemblaient, Robert
et Mahaut, sous leurs couronnes et leurs manteaux identiques, animés de la même
fureur, et le sang affluant à leurs encolures de taureau ! Mahaut portait,
elle aussi, le long de son flanc de géante guerrière, le grand glaive de pair
de France à garde d’or. Mère et fils, ils eussent sans doute moins sûrement
montré l’évidence de leur parenté.

— Ma tante, dit Robert, niez-vous
donc que le traité de mariage du noble comte Philippe d’Artois, mon père, me
faisait, moi, son premier hoir à naître, héritier de l’Artois, et que vous avez
profité de mon enfance, quand mon père fut mort, pour me dépouiller ?

— Je nie tout ce que vous
dites, méchant neveu qui me voulez honnir.

— Niez-vous qu’il y ait eu
traité de mariage ?

— Je le nie ! hurla
Mahaut.

Alors un vaste murmure de
réprobation s’éleva de l’assistance, et même on entendit distinctement le vieux
comte de Bouville, ancien chambellan de Philippe le Bel, pousser un
« Oh ! » scandalisé. Sans que chacun eût les mêmes raisons que
Bouville, curateur au ventre de la reine Clémence lors de la naissance de Jean
I
er
le Posthume, de connaître les capacités de Mahaut dans le
mensonge et son aplomb dans le crime, il était flagrant qu’elle niait
l’évidence. Un mariage entre un fils d’Artois, prince à la fleur de lis
[10]
,
et une fille de Bretagne n’avait pu se conclure sans un contrat ratifié par les
pairs de l’époque et par le roi. Le duc Jean de Bretagne le disait à ses
voisins. Cette fois Mahaut passait les bornes. Qu’elle continuât, comme elle
l’avait fait dans ses deux procès, d’exciper de la vieille coutume d’Artois,
laquelle jouait en sa faveur par suite du décès prématuré de son frère,
soit ! mais non de nier qu’il y ait eu contrat. Elle confirmait tous les
soupçons, et d’abord celui d’avoir fait disparaître les pièces.

Philippe VI s’adressa à
l’évêque d’Amiens.

— Monseigneur, veuillez porter
jusqu’à nous les Saints évangiles et les présenter au plaignant…

Il prit un temps et ajouta :

— … ainsi qu’à la
défenderesse.

Et quand ce fut fait :

— Acceptez-vous l’un comme
l’autre, mon cousin, ma cousine, d’assurer vos dires par serment prononcé sur
les Très Saints Évangiles de la Foi, par-devant nous, votre suzerain, et les
rois nos parents, et tous vos pairs ici assemblés ?

Il était vraiment majestueux,
Philippe, en prononçant cela, et son fils, le jeune prince Jean, âgé de dix
ans, le considérait les yeux écarquillés, le menton un peu pendant, avec une
admiration éperdue. Mais la reine de France, Jeanne la Boiteuse, avait un
mauvais pli cruel de chaque côté de la bouche, et ses doigts tremblaient. La
fille de Mahaut, Jeanne la Veuve, l’épouse de Philippe le Long, mince et sèche,
était devenue aussi blanche de visage que sa blanche robe de reine douairière.
Et blême aussi, la petite-fille de Mahaut, la jeune duchesse de Bourgogne, tout
comme le duc Eudes, son époux. On eût dit qu’ils allaient s’élancer pour
retenir Mahaut de jurer. Toutes les têtes se tendaient, dans un grand silence.

— J’accepte ! dirent d’une
même voix et Mahaut et Robert.

— Dégantez-vous, leur dit
l’évêque d’Amiens.

Mahaut portait des gants verts, que
la chaleur avait également fait déteindre. Si bien que les deux mains énormes
qui se tendirent au-dessus du Saint Livre étaient l’une rouge comme le sang et
l’autre verte comme le fiel.

— Je jure, prononça Robert, que
la comté d’Artois est mienne et que je produirai lettres et témoignages qui
établiront mes droits et possessions.

— Mon beau neveu, s’écria
Mahaut, osez-vous jurer que telles lettres vous les avez jamais vues ou
possédées ?

Yeux gris dans yeux gris, mentons
carrés chargés de graisse, et presque visage contre visage, ils se défiaient.
« Gueuse, pensa Robert, c’est donc bien toi qui les as volées. » Et
comme, en de telles circonstances, il faut être déterminé, il répondit
clairement :

Other books

Prayer by Susan Fanetti
The Sea Rose by Amylynn Bright
People of the Longhouse by W. Michael Gear
His Name Is Ron by Kim Goldman
The Natural Order of Things by Kevin P. Keating