Les Poisons de la couronne (29 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Valois lança vers Bouville un regard
furibond ; mais il comprit qu’il lui fallait obéir et même feindre la
bonne grâce. « Voilà bien les sots, se disait-il en changeant de place, et
l’on a tort de leur accorder confiance. Ils ont des idées qui ne viendraient à
personne. »

Les assistants, sur la droite,
eurent tous à reculer d’un cran. Bouville fit le tour de la table, attira un
tabouret, et vint s’asseoir, les bras croisés dans l’attitude du gardien
fidèle, un peu en retrait du siège vide qui allait être l’objet de tant de
convoitises.

Valois adressa un signe à Robert
d’Artois, lequel, parlant assis, prononça quelques mots à peine courtois qui
signifiaient en clair : « Assez de niaiseries, passons aux choses
sérieuses ! » Le temps, selon lui, était trop mesuré pour qu’on le
perdît en formalités, et ce qui se déciderait là ne pourrait qu’être ratifié
par la Chambre des pairs. Tout à trac, il proposa, comme s’imposant d’évidence,
de remettre la régence à Charles de Valois.

— On ne change pas de main sur
la charrue au milieu du sillon, dit-il. Nous savons bien que c’est Charles qui
a gouverné toute cette année, au nom de notre pauvre cousin Louis que nous
allons porter en terre. Et, auparavant, il fut toujours au Conseil du roi
Philippe, auquel il évita plus d’une erreur et pour lequel il gagna plus d’un
combat. Il est l’aîné de la famille ; il a bientôt trente ans d’habitude
du labeur de roi…

Deux personnes seulement
paraissaient ne pas approuver cette déclaration. Louis d’Évreux pensait à la
France ; Mahaut d’Artois pensait à elle-même.

« Si Charles est régent, se
disait-elle, ce n’est pas lui qui rappellera le maréchal de Conflans et lèvera
le séquestre de mon comté. Il est dans le jeu de Robert comme Robert dans le
sien. Peut-être me suis-je trop hâtée d’expédier Louis, et aurais-je dû
attendre le retour de mon gendre. Je devrais parler pour lui ; mais ne
vais-je pas attirer les soupçons ? »

Évreux intervint, s’adressant de
nouveau à Valois.

— Charles, si notre frère était
venu à mourir pendant que notre neveu Louis était encore en enfance, qui aurait
été régent de droit ?

— Forcément moi, répondit
Valois en souriant comme si l’on apportait de l’eau à son moulin.

— Parce que vous étiez le
premier frère. N’est-ce pas, alors, en droit, à notre neveu Philippe de
Poitiers d’occuper la régence ?

Mahaut reprit espoir. Et Charles de
la Marche ayant cru habile de dire que son frère Philippe ne pouvait être
partout à la fois, au conclave et à Paris, elle se lança dans le débat.

— Lyon n’est pas au pays du
Grand Khan ! On en revient en peu de jours… Nous ne sommes point assez
nombreux pour décider dans l’instant d’une chose si grave. Des pairs du
royaume, je ne vois ici que deux sur douze… Aucun duc-évêque, aucun
comte-évêque ; le connétable n’est pas là, ni le duc de Bourgogne…

À ce nom, Robert d’Artois, Philippe
de Valois et Louis de Clermont sursautèrent. Le duc Eudes de Bourgogne, le
nouveau duc et sa mère Agnès de France, voilà bien ceux qu’on redoutait, dont
il fallait se hâter de devancer les menées
[17]
. L’enfant de
Clémence était encore à naître, en admettant qu’il naquît jamais, et l’on
verrait seulement alors s’il était mâle ou femelle Eudes de Bourgogne était donc
fondé à réclamer la régence, et contre Poitiers aussi bien que contre Valois,
au nom de sa nièce, la petite Jeanne de Navarre, fille de Marguerite. Or, on
savait bien que Jeanne était bâtarde !

— Mais vous n’en savez rien,
Robert ! s’écria Louis d’Évreux, les présomptions ne sont pas certitude,
et Marguerite a emporté son secret dans la tombe où vous l’avez mise.

D’Évreux avait lancé ce
« vous » dans une acception vague et générale, mais le géant, qui
avait toutes raisons de se sentir personnellement visé, pria d’Évreux
d’éclaircir son dire, ou bien de se rétracter.

— Oubliez-vous, Louis, que vous
avez épousé ma propre sœur, et dois-je attendre de mon plus proche parent qu’il
se fasse la trompette de mes calomniateurs ? Vous ne parleriez pas
autrement si vous étiez payé par les Bourgogne.

L’incident tournait au plus mal, et
l’on put craindre un instant que les deux beaux-frères ne se demandassent gage
de bataille.

Une fois de plus le scandale de la
tour de Nesle et ses séquelles divisaient la famille de France, et même à
présent, menaçaient de diviser le royaume.

L’archevêque Marigny fit entendre
alors la voix de l’Église et, prêchant la conciliation, invita les adversaires
au respect de ce qu’il appela « la trêve de deuil ». À son sens,
il ne fallait pas attribuer d’intention infamante aux paroles de Monseigneur
d’Évreux, et le mot « tombe » dans sa bouche désignait certainement
la forteresse de Château-Gaillard où Marguerite de Bourgogne avait été recluse,
« comme dans une tombe », et où elle était morte.

Louis d’Évreux n’approuva ni
n’infirma. Quant à Robert, il grommela :

— Après tout, Château-Gaillard
est encore moins distant d’Évreux qu’il ne l’est de mon château de Conches.

La porte s’ouvrit alors sur Mathieu
de Trye qui annonça qu’il avait à faire une grave communication. On le pria de
parler.

— Tandis qu’on embaumait le
corps du roi, dit le chambellan, un chien, qui s’était introduit sans qu’on y
prêtât garde, a léché des linges qui avaient servi à ôter les entrailles.

— Et alors ? demanda
Valois Est-ce là votre grande nouvelle ?

— C’est que, Messeigneurs, ce
chien est aussitôt tombé en douleurs, s’est mis à geindre et à se tordre, et
que le voilà pris du même mal que le roi, peut-être même est-il déjà mort
maintenant.

De nouveau, on n’entendit rien d’autre
que le son du glas répercuté depuis Notre-Dame. La comtesse Mahaut n’avait pas
bronché, mais une atroce anxiété lui descendait au cœur. « Vais-je être
découverte par la gloutonnerie d’un chien ! » se disait-elle.

— Vous pensez donc, Mathieu,
qu’il y a eu poison… prononça enfin Louis d’Évreux.

— Il va falloir faire enquête,
et diligemment menée, dit Charles de Valois.

Bouville, qui pendant toute la
discussion s’était tenu silencieux auprès du siège royal, se leva.

— Messeigneurs, si l’on a voulu
attenter à la vie du roi, il est à redouter qu’on ne veuille aussi atteindre
celle de l’enfant à naître. Je demande une garde de six écuyers en armes, et à
mes ordres, de jour et de nuit, pour veiller à la porte de la reine, et
l’interdire à toute main criminelle.

On lui répondit d’agir comme il
l’entendait. Peu après le Conseil s’ajourna au lendemain, sans avoir rien
décidé de précis. Valois espérait, dans les prochaines heures, avancer ses
affaires.

Sur la porte, Mahaut rejoignit Louis
d’Évreux et lui dit à voix basse.

— Allez-vous envoyer un
chevaucheur à Philippe, pour l’instruire de ce qui vient de se passer ?

— Certes, ma cousine, je vais
le faire, et je veux avertir également notre tante Agnès.

— Alors, je vous laisse agir,
puisque nous sommes d’accord en tout.

Bouville, en sortant de la séance,
fut abordé par Spinello Tolomei qui l’attendait dans la cour du Palais et
venait lui demander protection pour son neveu.

— Ah ! Ce cher garçon, ce
bon Guccio ! répondit Bouville. Voilà le genre d’homme qu’il me faut pour
m’aider à veiller sur la reine. Prompt d’esprit, vif de membres. Madame
Clémence goûtait bien sa compagnie. C’est pitié qu’il ne soit pas écuyer, ni
même bachelier. Mais après tout, il est des occasions où vertu vaut mieux que
haute naissance.

— C’est tout juste ce que pense
la demoiselle qui l’a voulu en mariage, dit Tolomei.

— Ah ! Il s’est donc
marié !

Le banquier tenta d’expliquer
brièvement les ennuis de Guccio. Mais Bouville écoutait mal. Il était pressé,
il devait retourner sur-le-champ à Vincennes, et tenait à son idée de placer
Guccio dans la garde de la reine. Tolomei souhaitait pour son neveu une charge
moins voyante et plus éloignée. Si l’on avait pu le mettre à couvert auprès de
quelque haute autorité ecclésiastique, un cardinal par exemple.

— Eh bien, alors, mon ami,
envoyons-le à Monseigneur Duèze ! Dites à Guccio qu’il me vienne trouver à
Vincennes, d’où je ne puis plus bouger désormais. Il me contera bien son
affaire… Tenez, j’y songe même ! Il pourrait me rendre grand service en
allant de ce côté-là. Je cherchais à qui confier une mission qui demande du
secret… Oui, faites donc qu’il se hâte ; je l’attends.

Quelques heures plus tard, trois
chevaucheurs, par trois itinéraires différents, galopaient vers Lyon.

Le premier chevaucheur, passant par
« le grand chemin », c’est-à-dire par Essonne, Montargis et Nevers,
portait sur sa cotte les armes de France. Ce chevaucheur était chargé d’une
lettre par laquelle Charles de Valois annonçait à Philippe de Poitiers la mort
de son frère, l’informait d’autre part de la nécessité devant laquelle il se
trouvait, lui, Valois, pressé par les circonstances et désigné par les vœux du
Conseil, d’exercer immédiatement la régence.

Le second chevaucheur, sous les
marques du comte d’Évreux, et prenant « le chemin plaisant » par
Provins et Troyes, avait ordre de s’arrêter d’abord à Dijon, chez le duc de
Bourgogne, avant de poursuivre vers le comte de Poitiers ; les messages
qu’il allait délivrer n’avaient pas tout à fait la même teneur que celui de Charles
de Valois.

Enfin, sur « le chemin
court », par Orléans, Bourges et Roanne, courait Guccio Baglioni,
chevaucheur d’occasion, dissimulé sous la livrée du comte de Bouville.
Officiellement, Guccio était dépêché au cardinal Duèze ; mais sa mission
le conduisait aussi auprès du comte de Poitiers auquel il devait faire savoir,
oralement, qu’il y avait présomption de poison sur la mort du roi et que la
protection de la reine réclamait grande vigilance.

Les destins de la France étaient sur
ces trois routes.

 

FIN

RÉPERTOIRE
BIOGRAPHIQUE

 

 

Les souverains apparaissent dans ce
répertoire au nom sous lequel ils ont régné ; les autres personnages à
leur nom de famille ou de fief principal. Nous n’avons pas fait mention de
certains personnages épisodiques, lorsque les documents historiques ne
conservent de leur existence d’autre trace que l’action précise pour laquelle
ils figurent dans notre récit.

 

Alençon
(Charles de Valois, comte d’) (1294-1346). Second fils de Charles de Valois et
de Marguerite d’Anjou-Sicile. Tué à Crécy.

Andronic II
Paléologue (1258-1322). Empereur de Constantinople. Couronné en 1282.
Détrôné par son petit-fils Andronic III en 1328.

Anjou
(saint Louis d’) (1275-1299). Deuxième fils de Charles II d’Anjou, dit le
Boiteux, roi de Sicile, et de Marie de Hongrie. Renonça au trône de Naples pour
entrer dans les ordres. Évêque de Toulouse. Canonisé sous Jean XXII en
1317.

Anjou-Sicile
 (Marguerite d’), comtesse de Valois (vers 1270-31 décembre 1299).
Fille de Charles II d’Anjou, dit le Boiteux, roi de Sicile, et de Marie de
Hongrie. Première épouse de Charles de Valois. Mère du futur Philippe VI,
roi de France.

Artevelde
(Jakob Van) (vers 1285-1345). Marchand drapier de Gand. Joua un rôle
capital dans les affaires de Flandre. Assassiné au cours d’une révolte de tisserands.

Artois
(Jean
d’), comte d’Eu (1321-6 avril 1386). Fils de Robert d’Artois et de Jeanne de
Valois, fut emprisonné avec sa mère et ses frères après le bannissement de
Robert. Libérés en 1347. Chevalier (1350). Reçut en donation le comté d’Eu
après l’exécution de Raoul de Brienne. Fait prisonnier à Poitiers (1356). Il
avait épousé Isabelle de Melun dont il eut six enfants.

Artois
(Mahaut, comtesse de Bourgogne puis d’) ( ?-27 novembre 1329). Fille de
Robert II d’Artois. Épousa (1291) le comte palatin de Bourgogne,
Othon IV (mort en 1303). Comtesse-pair d’Artois par jugement royal (1309).
Mère de Jeanne de Bourgogne, épouse de Philippe de Poitiers, futur
Philippe V, et de Blanche de Bourgogne, épouse de Charles de France, comte
de la Marche, futur Charles IV.

Artois
(Robert III d’) (1287-1342). Fils de Philippe d’Artois et petit-fils de
Robert II d’Artois. Comte de Beaumont-le-Roger et seigneur de Conches
(1309). Épousa Jeanne de Valois, fille de Charles de Valois et de Catherine de
Courtenay (1318). Pair du royaume par son comté de Beaumont-le-Roger (1328).
Banni du royaume (1322), se réfugia à la Cour d’Edouard III d’Angleterre.
Blessé mortellement à Vannes. Enterré à Saint-Paul de Londres.

Arundel
(Edmond Fitzalan, comte d’) (1285-1326).
Fils
de Richard I
er
, comte d’Arundel. Épouse Alice, sœur de John, comte
de Warenne, dont il eut un fils, Richard, qui épousa la fille de Hugh Le
Despenser le Jeune. Grand Juge du Pays de Galles (1323-1326). Décapité à
Hereford.

Asnières
(Jean d’). Avocat au Parlement de Paris. Prononça l’acte d’accusation
d’Enguerrand de Marigny.

Aubert
(Étienne)
(voir Innocent VI, pape).

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