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Authors: Laurel Zuckerman

Tags: #2015-12-02T13:18:33.131000-04:00

Sorbonne confidential (17 page)

– Tout va bien avec le bureau ? demanda-t-elle plaisamment.
– Oui, merci. Ai-je le droit de n’écrire que sur une face de la feuille ? Cela rendrait la lecture plus facile.
Je savais bien que, si j’écrivais recto verso, on aurait l’impression que j’avais renversé un encrier sur la page.
– Tant que vous numérotez les pages correctement, répondit-elle à mon immense soulagement, vous pouvez écrire sur une face seulement si bon vous semble.
– Merci.
Il y eut un mouvement à l’autre bout de la pièce. L'examen allait commencer. Une fois de plus, je vérifiai l’état de mes stylos et de mon liquide correcteur, sortis mes lunettes de leur étui et pris une bouteille d’eau du sac posé à côté de mon bureau. Il contenait aussi un Mars, un sandwich jambon-tomates-laitue-emmenthal, une pomme, deux serviettes en papier et un Coca light. Je me mis à trembler et je sentis un creux au niveau de l’estomac.
– Vous pouvez commencer.
L'air s'emplit du bruissement de deux cents copies d’examen ouvertes simultanément. Durant les six heures qui suivirent, je ne m’intéressai à rien d’autre.
Quand je me rendis compte que j’avais terminé, je levai la tête. Chacun était encore penché sur sa copie. Un surveillant, un homme cette fois-ci, me remarqua et vint vers moi.
– J’ai fini. Que dois-je faire ?
Il m’aida à coller une étiquette sur la première page et pointa du doigt le large bureau à l’extrêmité de la salle, où deux de ses collègues étaient assis. Je saisis mon devoir, traversai les rangs de candidats concentrés et me présentai devant le grand bureau.
– Voilà mon examen, chuchotai-je.
Une surveillante ressemblant à une infirmière compta mes pages, vérifia que je les avais bien numérotées et me les rendit.
– Dans le plateau, dit-elle.
Il y avait déjà une copie. J’étais la deuxième. Soudain, je fus prise d’un terrible doute. Pourquoi avais-je fini avant les autres ? Qu’avais-je oublié ? Mais mon devoir était rendu et il était trop tard.
Je rassemblai mes affaires aussi silencieusement que possible et sortis sur la pointe des pieds.
Cette nuit-là, je dormis bien, pour la première fois depuis une éternité. Adieu la dissertation française ! Bonjour le commentaire anglais !
À peine la première épreuve passée, le nombre de sujets possibles se réduisait. Un sujet de civilisation en dissertation (
Henry VIII
ou H. L. Mencken) signifiait un commentaire anglais sur un texte littéraire (
Richard II
,
Lord Jim
,
The Good Soldier
…). De plus, contrairement à la dissertation, qui requérait beaucoup de mémoire et de bonnes connaissances en rhétorique, le commentaire, qui consistait à analyser une page d’un des textes au programme, me semblait plus facile. Le lendemain, optimiste, je mis dans un sac un Coca light, un sandwich et deux barres chocolatées que je chapardai dans la réserve de mes filles.
Le ciel était toujours nuageux, mais un rayon de soleil perçait le crachin de temps à autre. Pourquoi, lorsqu’un endroit devient familier, et même s’il a aussi peu de charme que la Maison des examens, les épreuves deviennent-elles moins pénibles ? En faisant pour m’y rendre le même chemin que la veille, je pensai que j’allais survivre à tout cela !
En bas des escaliers de l’aile B, Rebecca se tenait penchée sur une liasse de feuillets; elle était si concentrée qu’elle ne m’entendit pas approcher.
– Anaphore, murmurait-elle, anastrophe, division, allitération, réversion, épiphore, antanaclase, aposiopèse…
– Salut Rebecca.
Elle sursauta, comme si j’avais fait éclater un ballon, mais se reprit immédiatement.
– Bonjour Alice, dit-elle de son ton sec. Que veut dire antanaclase ?
Je haussai les épaules.
– Tu ne sais pas ?
Je désignai du doigt un des
forts
qui fumait dans un coin de la cour.
– Demande-le-lui, lui répondis-je. À part pour Shakespeare, je ne compte pas employer de jargon. À mon avis, les termes techniques rendent la plupart des textes plus difficiles à comprendre.
– Et si on tombe sur Shakespeare ?
– Eh bien, ris-je, simulant une confiance que je n’éprouvais pas, alors je trouverais un moyen de glisser « épiphore », qui signifie « terminer des vers ou des phrases sur le même mot ou groupe de mots », ou « stichomythie », qui est, du moins je l’espère, un « dialogue où les interlocuteurs se répondent vers pour vers ».
Rebecca secoua la tête avec un léger « tss-tss ».
– Je vois que tu es occupée, dis-je, je te laisse réviser.
La page à commenter était tirée de
The Good Soldier
, un roman dont j’étais désormais sûre que la finalité avait toujours été d’être analysé par des universitaires. Je plongeai immédiatement dans une sorte de transe, que n’interrompait que le bruit des boissons gazeuses décapsulées par mes camarades. Plus à l’aise durant cette deuxième journée, je m’étirai et demandai même la permission d'aller aux W.-C., laquelle me fut accordée. Un surveillant occupait une chaise juste en face des toilettes pour, je suppose, s’assurer que personne ne trichait sous couvert de se soulager. Rien de tout cela ne me dérangea. Je m’aperçus que j’étais en fait contente de passer une journée à disséquer une page de ce livre que j’avais jugé si irritant au départ. Je me rendis compte que certains auteurs planifiaient chaque paragraphe, chaque phrase, chaque
mot
, de manière à ce qu’ils soient étudiés à la loupe, comme un bijou précieux. Si ce type de livre n’était pas idéal dans un avion ou sur la plage, en revanche, dans l’environnement adéquat – la salle où j’étais par exemple –, sa complexité se révélait captivante.
Une fois de plus, je finis avec une heure d’avance. Ma copie d’examen était la première dans le plateau. Cependant, je me sentis cette fois étrangement euphorique, comme si j’avais saisi le fonctionnement secret d’un mécanisme compliqué, créé à la fois pour nous déconcerter et pour nous combler.
Le troisième jour était celui des traductions, les fameux version et thème qui m’avaient causé tant de misères durant ces neuf mois passés à la Sorbonne. Apprenant que la note finale serait la moyenne mathématique des deux épreuves réunies, je pensai pouvoir améliorer mes chances en concentrant tous mes efforts sur le thème. Compte tenu de mon état de fatigue et de la perspective d’un nouvel examen de sept heures le lendemain, je décidai d’économiser mon énergie et de laisser tomber la traduction en français, qui, si je me fiais à mes précédentes expériences, convertirait un maximum d’efforts en un zéro pointé.
Cependant, quelques minutes avant la sonnerie, Rebecca me prit par le bras et m’entraîna dans un coin.
– Tu es folle ! siffla-t-elle. Tu vas être éliminée !
– Mais j’ai toujours zéro dans cette matière. J’ai besoin de conserver mes forces. Je suis fatiguée. Je dois encore réviser la phonétique pour demain. Et la grammaire ! Pourquoi perdre du temps sur la version quand je sais que cela ne m’apportera aucun point ?
– Tu dois écrire quelque chose. Si tu rends une copie blanche, tu seras éliminée d’office !
– Tu es sûre ?
– Absolument. Écoute,
darling
, qu’est-ce que tu as à perdre ? Écris quelque chose, n’importe quoi, mais ne rends pas une feuille blanche. Ne le fais pas !
Son regard était plus intense que jamais. J’eus l’impression de prononcer un vœu quand je répondis :
– OK, je vais écrire quelque chose.
– Bien.
La sonnerie signala le début de l’épreuve. J’écrivis comme une possédée. Le thème était assez facile en fait, mais je passai beaucoup de temps à essayer de deviner pour chaque phrase quelle formulation mes lecteurs préféreraient. La plupart des membres du jury n’étant pas de langue maternelle anglaise, je m’ordonnai : « Applique leurs règles ! »
Avant de m’orienter vers l’informatique, j’avais travaillé plusieurs années comme traductrice. La plupart du temps, je traduisais des documents financiers pour des banques et des courtiers. J’avais acquis l’habitude de faire vite et de ne pas trop me poser de questions, une technique qui se retournait contre moi dans les traductions littéraires. Mais, pour la version, ma consigne était : « Écris quelque chose ! » J’optais donc pour les premiers mots qui me venaient à l’esprit. Je traduisis aussi vite qu’écrire à la main me le permettait. Je finis l’exercice en trois heures, n’utilisant que la moitié du temps qui nous était imparti, même après avoir relu ma copie quatre fois.
Lorsque je la plaçai dans le plateau, le regard des surveillants me glaça le sang. Il était trop tôt ! Un bon travail ne pouvait être achevé en si peu de temps !
– Vous n’indiquez pas l’heure sur les copies, n’est-ce pas ? demandai-je, repensant au concours blanc.
La surveillante qui ressemblait à une infirmière me regarda avec désapprobation.
– Non, dit-elle, personne n’écrit sur les copies. C'est interdit.
– Bien, essayai-je de sourire. C'est juste que j’ai fini si tôt et…
– Chhhut, dit la dame en baissant la voix. Ne vous inquiétez pas. Vous aurez la note que vous méritez.
Quand j’étais payée au feuillet, ma rapidité ne m’avait jamais porté préjudice, ni n’avait dérangé mes clients. Soudain, je pressentis que j’avais brisé une loi tacite. La note que je méritais. Je n’avais absolument aucune idée de ce que cela pouvait vouloir dire.
Le dernier jour, j’attendis avec impatience que l’ordalie prenne fin. J’avais passé l’après-midi précédent à réviser la linguistique et je savais que j'allais au-devant d'un grand danger. C'était la seule matière que je n’avais pas préparée correctement. Il faisait trop chaud dans l’amphithéâtre, le professeur extatique était trop hermétique. Après quelques semaines d’intense inconfort physique et intellectuel, j’avais jeté la proverbiale éponge. Inconsciemment, je nourrissais l’espoir insensé que mes connaissances en grammaire anglaise me sauveraient. Mais je savais bien que je ne maîtrisais pas la terminologie compliquée de la linguistique. Pire, il me semblait avoir développé une allergie au jargon en général.
Une semaine avant l’examen, totalement désespérée, j’avais acheté au supermarché de mon quartier un mince livre jaune intitulé :
La grammaire anglaise rendue facile
. Comme le titre le promettait, la grammaire anglaise semblait limpide. Mais je savais que c’était un mirage. « Les livres de grammaire sont dangereux ! » Notre professeur de linguistique nous avait avertis. Face à une question de grammaire, je tendais à répondre en citant les règles qui, dans mon esprit, clarifiaient la situation. Je n’avais toujours pas appris à poser une « problématique » ni à explorer plusieurs hypothèses. J’étais pourtant déterminée à faire de mon mieux.
La transcription phonétique valait huit points sur les vingt points de la grammaire. Évidemment, je savais comment articuler les mots correctement, mais étais-je en mesure de les transcrire en code phonétique ? Je m’étais entraînée avec les exercices du CNED. L'un d'eux était basé sur un dialogue de
Annie Hall
: il s’agissait de donner une transcription phonétique du passage suivant : «
Jesus you pop up. You don’t call me and then you suddenly appear. I mean… What happened to that woman you met ?
» Au début, j'avais trouvé amusant de reproduire le dialogue de Woody Allen en alphabet phonétique. Puis j’avais eu peur. Devais-je le faire en anglais standard ou tel que le juif geignard new-yorkais le prononçait réellement ?
'dʒi :zәs ju pɒp 'Λp. ju 'dәʊnt 'kɔ :l mi әn õen ju 'sΛdәnli ә'pıә. aı 'mi:n... 'wɒt 'hæpәnd tʊ õæt 'wʊmәn ju met?
Au moins, je pourrais choisir l’américain, pensais-je. Cela devrait m’aider.
Ce matin-là, alors que je me hissais avec peine en haut des escaliers, je reconnus devant moi Floriane.
– Bonjour. Comment ça marche ?
– Oh, dit-elle, je suis contente que ça soit presque fini, je suis épuisée.
Elle mit ses mains sur ses hanches et se pencha en arrière. Son visage était pâle. Je savais qu’elle avait travaillé dur pour cet examen, au moins aussi dur que moi.
– Bonne chance, dis-je.
J’étais sincère. Contrairement à ce j’avais éprouvé le jour de la traduction, je sentais que j’évoluais dans un territoire peu familier, où chacun de mes pas pouvait se poser sur une mine. J’oubliai presque de répondre aux deux dernières questions. Je ne m’en aperçus que lorsque je me relus. Et malgré tout je rendis une fois de plus mon examen trop tôt. Je ne ressentis rien d’autre qu’un immense soulagement. Maintenant, après neuf mois de préparation, j’allais rentrer à la maison et faire… quoi ?
9 avril. Rebecca a appelé, très déprimée.
– Ils nous ont donné un thème facile pour favoriser les Français et une version difficile pour disqualifier les anglophones ! Ils l’ont fait exprès. Je le sais.
– C'est vrai que réécrire D. H. Lawrence en français…
– Tu sais que ce stupide examen de traduction compte double ? demanda-t-elle.
– Ouais.
– Tu le savais ?
– J’ai juste l’air ignorante; je ne le suis pas réellement.
– Alors pourquoi n’es-tu pas contrariée ?
– Parce que j’ai toujours zéro en version.
Elle rit.
– Je suis si déprimée, gémit-elle. Oh mon Dieu.
– Moi aussi.
– Toi,
darling
? Pourquoi ?
– Parce que je croyais avoir compris la dialectique, alors qu’en réalité je ne la comprends que maintenant – quatre jours trop tard. Dans mon commentaire du
Good Soldier
, j’ai dit que « le passage commence et se termine par un mensonge ». C'était exactement ce qu'un Américain aurait fait. J’aurais dû ajouter : « Mais est-ce réellement ainsi ? » et envisager l’hypothèse contraire. C'est ce qu'aurait fait une vraie Française. J’y pensais quand tu as appelé.
– C'est vrai ?
La voix de Rebecca exprimait une réelle surprise.
– Tu vois, peut-être que le narrateur ne mentait pas. Peut-être qu’en un sens il disait la vérité quand il affirmait être « parfaitement heureux » avant. Il ne l’était pas, bien sûr. Sa femme n’avait pas couché une seule fois avec lui en neuf ans et le trompait à gauche et à droite. Mais, jusque-là, il s’était arrangé pour l’ignorer. Donc, peut-être était-il simplement plus heureux avant de connaître la vérité. Peut-être que le plus funeste n’était pas l’infidélité de sa femme, mais le fait de la découvrir. L'essence du texte est l’inconnaissable essentiel de ce que nous connaissons. C'est un problème épistémologique. L'ignorance est-elle le bonheur ?

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