Read Sorbonne confidential Online

Authors: Laurel Zuckerman

Tags: #2015-12-02T13:18:33.131000-04:00

Sorbonne confidential (16 page)

– L'idéologie ?
Karima avait l’air étonné.
– Non, à propos de la nécessité d’étudier la Shoah. Et de lire les témoignages de toutes les victimes.
– C'est ça, le scandale ? On a
trop
parlé de la Shoah ?
– Constate par toi-même, le débat est sur Internet. Bien sûr, quelques professeurs ont aussi affirmé que ce n’était pas vraiment de la littérature. Certains d’entre eux ont même envoyé une pétition demandant le retrait du livre au ministre. Mais quelle que soit la raison, plus de
Choix de Sophie
.
Soudain j’eus un doute.
– Par quoi l’ont-ils remplacé ?

The Diary of Miss Jane Pitman.
– Non ! criai-je.
The Diary of Miss Jane Pitman
raconte la vie d’une femme noire, née esclave dans le sud des États-Unis.
Chapitre 3
J’essaie d’appliquer la méthode scientifique
En 2002, les résultats des élèves français (dans l’évaluation de leurs compétences en anglais) sont significativement plus bas que dans six autres pays, ainsi que l’indique ce tableau :
The Assessment of Pupils’ Skills in English in Eight European Countries 2002 : A European Project.
Le rôle des parents dans l’école publique française est difficile à cerner. Je sais qu’aux États-Unis les parents sont habitués à offrir leur aide aux maîtres; ces derniers les y incitent et leur en sont reconnaissants. L'année précédente, par exemple, durant un séjour en Arizona, j’étais partie en randonnée avec une vieille copine dont les enfants ont le même âge que les miens. Tous les dix pas, elle disparaissait derrière un cactus
saguaro
et revenait triomphalement avec un morceau de quartz, une branche évidée d’
ocotillo
ou quelque autre trésor du désert, qu’elle fourrait dans un sac que je portais sur mon dos.
– Il m’en faut trente, annonça-t-elle, aide-moi. Je cherche des formes, des textures et des couleurs intéressantes !
– Pour quoi faire ? demandai-je.
– Pour la classe d’art de Lea. J’ai promis à la maîtresse que je donnerais le cours la semaine prochaine.
Elle me tendit un morceau de mica.
– Il est joli. Qu’en penses-tu ?
– Mais tu es un parent !
Elle me regarda comme si je venais d’un pays étranger.
– Et alors ? demanda-t-elle.
Et les parents n’ont pas le droit d’entrer dans la salle de classe.
J’ai gardé cette dernière phrase pour moi parce que cela semblait trop ridicule sous le ciel immense de l’Arizona. Pourtant, c’était la leçon qui m’avait été inculquée à l’école publique de mes enfants. Quand les parents de notre petite ville avaient offert d’aider les maîtres de l’école primaire, dépassés par les cours d’informatique obligatoires, madame Durand, une des maîtresses préférées de ma fille, s’était exclamée :
– Mais nous ne pouvons pas laisser un parent seul avec les enfants. Et s’il était pédophile !
Au bout du compte, quelques parents particulièrement diplomates et déterminés arrivèrent à une sorte d’accord d’Oslo avec les enseignants pour aider les enfants. Premièrement, ils offrirent de donner des leçons particulières et gratuites d’informatique aux instituteurs; puis « d’assister » les maîtres durant le cours et, finalement, après d’autres phases intermédiaires, autant d’étapes destinées à bâtir la confiance entre les différentes parties, de s’en charger entièrement. Nous – parents, enseignants, principal – considérâmes tous cela comme une révolution et fûmes très fiers de nous.
Pour compliquer un peu plus les relations entre parents et maîtres, il existe une règle qui stipule que les parents désirant s’adresser à l’administration doivent passer par leurs représentants. Dans notre ville, deux associations de parents d’élèves connues se partageaient les voix entre elles depuis des décennies. Toutes deux étaient affiliées à des partis politiques. L'une était considérée plus bourgeoise et légèrement à droite, tandis que l’autre était plus proche du Parti socialiste et des syndicats d’enseignants. Durant la dernière grève des enseignants, les représentants de ce dernier groupe avaient même distribué des tracts en faveur de la grève devant l’école.
Le potentat local de cette irritante organisation s’appelait Jean-Pierre. Grand et maigre, arborant en toute occasion une cravate trop courte, il m’avait presque frappée dans la rue quelques années auparavant, quand, avec quelques parents, nous avions créé une association concurrente qui, affirmait-il, avait volé toutes ses voix ! Quoique moins violentes, nos relations restaient encore tendues. Je fus donc étonnée quand, plutôt que de me serrer la main, il m’offrit sa joue.
– Tout va bien ? demandai-je.
– Très bien, très bien, dit-il. Écoute, je dois te parler.
Nous étions environ vingt parents à attendre que s’ouvrent les portes du collège. Il me prit le bras et m’entraîna de côté.
– Sara est encore cette année chez madame Cazenave.
Sara, c’était sa fille de 12 ans. Et madame Cazenave, son professeur d’anglais. Il y avait d’excellents professeurs au collège, mais madame Cazenave n’en faisait pas partie. La réputation de son incompétence s’était étendue au-delà des limites de l’établissement, jusqu’aux directeurs des lycées où nos enfants espéraient continuer leur scolarité, causant la panique parmi les parents comme Jean-Pierre.
– Oh ! c’est trop bête ! dis-je.
– Peux-tu donner des cours d’anglais à Sara ? bredouilla-t-il avec embarras.
Un père qui s’était rapproché ajouta :
– Et à Guillaume aussi ? Et à Marie-Thérèse ?
D’autres parents alarmés s’approchaient.
– Pourquoi n’insistons-nous pas plutôt pour que madame Cazenave soit remplacée par quelqu’un de compétent ? demandai-je. Nous pourrions en discuter durant la réunion. Ce soir même.
– Tu sais bien que c’est impossible ! aboya Jean-Pierre.
Puis, soudain, il plaida à nouveau.
– Nous te paierons. S'il te plaît ?
Avant que je puisse répondre, les portes s’ouvrirent, et nous fûmes aspirés dans l’école avec la foule.
Quand je rentrai à la maison ce soir-là, mon mari et mes enfants étaient au lit. Je me préparai une infusion en me demandant ce qui se serait passé si quelqu’un avait appliqué la méthode cartésienne à l’Éducation nationale.
Je croyais me rappeler qu’un précédent ministre de l’Éducation avait essayé. Physicien de formation, Claude Allègre avait traité l’Éducation nationale de mammouth et, malgré toutes les idées raisonnables qu’il avait eues, il avait été promptement piétiné, aplati et jeté dehors, comme tous les autres ministres de l’Éducation avant lui. Le défi rappelait ceux des contes pour enfants.
Comment Descartes se serait-il occupé du mammouth ?
À la lecture du rapport officiel de 2002 qui affirmait que, en anglais, les étudiants français se classaient derniers en Europe, Descartes aurait pu commencer par douter que l’Éducation nationale eût pour but d’enseigner l’anglais. Il aurait même pu émettre l’hypothèse inverse : le but de l’institution était en fait d’empêcher les enfants d’apprendre à parler l’anglais. Cette attitude devrait, via le processus de réduction à l’absurde (
reductio ad absurdum)
, nous amener à réfuter la proposition en montrant l’absurdité à laquelle elle conduit quand on la pousse à sa conclusion logique.
Par exemple, si le but était d’empêcher les Français d’apprendre l’anglais, alors l’Éducation nationale devrait s’assurer qu’aucun professeur ne soit compétent pour enseigner l’anglais aux élèves; ou, si certains professeurs étaient compétents, qu’on les tienne éloignés des élèves; ou, si on ne pouvait pas les maintenir loin des élèves, que d’autres facteurs interviennent pour rendre impossible la transmission de la langue; ou, si la langue était transmise correctement, que les élèves soient punis pour cela.
Le plafonnier s’alluma, éclairant un froncement de sourcils.
– Il est plus de minuit, ronchonna mon mari, qu’est-ce que tu fais ?
– Je n’en sais fichtre rien.
– Bonne nuit, dit-il en éteignant la lumière.
– Bonne nuit, répondis-je.
Mon truc de
reductio
ne marchait pas. Qu’est-ce qui était si
absurdum
?
Tout ce que j’avais vu de l’agrégation semblait satisfaire l’hypothèse de départ. Sinon, pourquoi le français était-il plus important que l’anglais dans le concours ? Pourquoi insistait-on pour que les candidats apprennent l’écossais ? Pourquoi s’assurait-on que la plupart des professeurs et des membres du jury de l’agrég’ d’anglais ne soient pas des anglophones ? Pourquoi se polarisait-on sur des mots comme
pigs’ trotters
? Et pourquoi bannissait-on de l’agrégation les compétences suivantes : conversation en anglais courant; compréhension des essais littéraires, politiques et économiques tels qu’ils sont publiés dans les pays anglophones; capacité d’apprendre à des non-anglophones à communiquer en anglais ?
Qu'aurait fait Descartes ? S'il avait douté que le contenu de l’agrégation fût compatible avec la préparation et la sélection de bons professeurs d’anglais, aurait-il incité le mammouth à se réformer ? Ou aurait-il fait simplement remarquer que le concours commençait dans une semaine et que je ferais mieux d’arrêter de délirer ?
J’allai m’asseoir à mon bureau et bousculai une pile chancelante de manuels. Celui de phonologie anglaise tomba ouvert sur le sol avec un bruit sec, me faisant sursauter. Je le pris et le retournai comme une carte de tarot. Le texte français de la page 41 me sauta aux yeux : « Vous devez mentionner la forme d’anglais que vous avez choisi [britannique ou américain] mais vous n’avez pas le droit d’utiliser des dialectes régionaux, qu’ils soient réels ou imaginaires. Si vous hésitez entre l’anglais et l’américain, sachez que les deux dictionnaires ont été écrits pour transcrire l’anglais britannique et que la prononciation américaine n’a été rajoutée que par la suite. »
C'était un signe. Mais j'étais trop fatiguée pour en comprendre la signification. Commettant ainsi ma plus grande erreur, je me mis au lit et laissai le sujet se dissoudre dans le sommeil.
Chapitre 4
Jour J
Ils affluaient à bord par la passerelle, ils affluaient pressés par la foi et l’espoir du paradis, ils affluaient dans le grondement continu des pieds nus et traînants, sans un mot, un murmure ou un regard en arrière, et quand ils atteignirent les bastingages de tous les côtés du pont, ils s’engouffrèrent par l’avant et par l’arrière, se coulèrent dans les écoutilles béantes, remplirent les recoins intérieurs du navire […]. «Regarde-moi ce bétail », dit le commandant allemand à son nouveau second.
Joseph Conrad,
Lord Jim.
Mardi 5 avril 2005. Je me joignis à la foule marchant du métro Laplace à la Maison des examens. Près du portail, un vendeur ambulant de café, barres chocolatées et boissons fraîches faisait des affaires juteuses. Je vérifiai la convocation pour voir dans lequel des quatre bâtiments de six étages je devais me diriger. C'était le B. Devant chacune des entrées, des étudiants attendaient, fumant, bavardant ou révisant, le cou rentré dans les épaules pour se protéger du crachin. Les candidats arboraient des sacs à dos contenant sandwichs, boissons et sucreries, ainsi que des notes pour les révisions de dernière minute. Je reconnus deux
forts
qui fumaient à côté de la grille et leur fis un signe. Ils me le rendirent. Aujourd’hui, c’était le jour J. Nous étions tous dans la même galère.
Les portes d’entrée du bâtiment B s’ouvrirent. Nous nous y engouffrâmes, nos convocations saumon à la main. Je n’avais pas encore vu William ni Rebecca. Mais 1 626 candidats étaient enregistrés, ils pouvaient donc se trouver dans un autre bâtiment ou à un autre étage. Les candidats disparaissaient au fur et à mesure de notre ascension. En haut des marches, les surveillants nous attendaient. Leur première tâche consistait à établir l’identité de chaque candidat, sachant qu’une des tactiques de fraude les plus au point en Chine impériale était de payer un lettré pour passer l’examen à sa place. Je tendis ma carte d’étudiant et ma convocation : « DISSERTATION EN FRANCAIS, mardi 5 avril 2005, Durée 07 h 00. »
Une étiquette portant un nom était collée sur le coin supérieur droit de chaque bureau. Je trouvai le mien et m’y installai. Ses pieds étaient bancals et il se mit à cogner le sol de façon irritante dès que je me mis à remplir les informations obligatoires – nom, académie… sur le formulaire d’examen. Le candidat devant moi se retourna et me lança un regard chargé d’une telle haine que j’alertai immédiatement un surveillant. Une femme portant sur le revers de son tailleur une broche sertie de pierres brillantes vérifia la stabilité de ma table et, la jugeant insatisfaisante, décolla mon étiquette et la plaça sur un autre bureau, stable, au fond de la salle.
L'obligation d'écrire lisiblement a toujours été pour moi une source de désespoir, et ce depuis le cours préparatoire, quand ma maîtresse, Mrs Anger, m’avait mise au piquet devant toute la classe pour outrage à la netteté et à la précision. Outre la difficulté de construire une authentique dissertation dans un français élégant, j’avais donc des problèmes majeurs pour l’écrire. Cela faisait six mois que je m’exerçais à écrire à la main (j’avais commencé cette chronique comme un exercice pour me fortifier les doigts), mais je connaissais mes limites. Je levai la main et la même surveillante apparut.

Other books

Laying Low in Hollywood by Jean Marie Stanberry
Crimson Dawn by Ronnie Massey
Bedding the Geek Tycoon by Desiree Crimson
John's Story by Tim Lahaye, Jerry B. Jenkins
Forbidden by Julia Keaton