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Authors: Laurel Zuckerman

Tags: #2015-12-02T13:18:33.131000-04:00

Sorbonne confidential (23 page)

– Qu’est-ce que tu dis ?
– Après l’inspection, j’étais convaincue d’être un professeur épouvantable. Pourtant, j’étais sûre de «
ducks
». J’ai attendu des jours avant de vérifier dans le dictionnaire. Mais que peux-tu faire si l’inspecteur dit que «
three ducks
2
» est faux ? Elle était tellement satisfaite de m’épingler sur cette « erreur ».
Je n’avais rien à dire.
Je commençais à penser que la chose la plus surprenante à propos de l’enseignement de l’anglais en France n’était pas qu’il y eût des problèmes, mais qu’il y eût de bons professeurs. Aucun d’entre eux n’avait été préparé à enseigner l’anglais. Ils arrivaient dans la salle de classe avec des connaissances théoriques et, peut-être, beaucoup de passion, mais sans aucun outil pédagogique. Les professeurs expérimentés, comme M.W., pouvaient être arbitrairement recalés par un inspecteur aux qualifications et aux motivations douteuses. En fait, réalisai-je, le mérite des professeurs d’anglais de lycée – et certains étaient remarquables – était presque entièrement de leur propre fait. Si un professeur d’anglais exerçait sa vocation avec compétence, c’était probablement
en dépit de l’Éducation nationale
.
Nous nous souhaitâmes bonne chance et nous promîmes de garder le contact. Sur le chemin du métro Saint-Michel, je passai devant la grande librairie Gibert Joseph où j’avais acheté tant de livres pour l’agrégation l’année précédente. J’avais dilapidé là une belle somme d’argent ! Combien de livres avaient été publiés spécifiquement pour l’agrégation et le CAPES d’anglais l’année précédente ? Quelle en était la valeur ? Je fus prise du besoin urgent de revisiter l’étage consacré aux langues étrangères, là où j’avais vu mes premières méthodes de préparation aux concours.
Je ne me rendis pas immédiatement vers l’escalier roulant, mais vers l’accueil central, derrière lequel était assis un jeune homme mince portant des lunettes.
– Bonjour, dis-je, serait-il possible d’obtenir une liste de tous les livres publiés pour l’agrégation et le CAPES d’anglais ?
Il m’observa sans animosité et dit :
– Allez voir les spécialistes du 4
e
étage.
De l’escalier roulant, j’émergeai devant un autre bureau d’accueil. Je répétai ma question.
– Vérifiez avec le spécialiste de la section d’anglais.
– Merci.
Je contournai les tables chargées de publications anglaises et me dirigeai vers une silhouette esseulée derrière un bureau bien plus petit. Mettant au point mon sourire le moins menaçant, je répétai ma question.
– Vous voulez un listing de tous les livres destinés à l’agrég’ et au CAPES d’anglais ? me demanda le responsable, incrédule. Cela va être assez difficile. De plus, ce sont des informations internes, nous ne pouvons pas donner d’informations internes.
– C'est juste une liste, répondis-je. Peut-être pourriez-vous chercher dans l’ordinateur à la rubrique « agrégation » ?
– Non.
Le ton était ferme et définitif. Il retourna aux papiers étalés sur son bureau, mais je ne bougeai pas.
– Savez-vous où je pourrais trouver cette information ? finis-je par demander.
Il désigna quelques tables couvertes de piles de livres, au milieu de l’étage.
– Là-bas, dit-il, sur ces tables.
– Merci.
Les tables avaient été déplacées depuis ma dernière visite presque un an plus tôt, mais j’eus l’impression de revenir chez moi. « Il est temps de faire l’inventaire », pensai-je. Il y avait deux tables et une bibliothèque, toutes remplies de livres sur la langue, la civilisation et la littérature anglaises. La table la plus grande était réservée exclusivement aux manuels d’agrég’ et de CAPES. Le nom du professeur Gallant apparaissait sur la couverture de plusieurs livres, ainsi que celui de Bourreau et d’autres dont j’avais suivi les cours. Mêlés à mes vieux amis (
Confessions
,
The Good Soldier
,
Richard II
et Flannery O'Connor) se trouvaient des textes sur les nouveaux sujets, l’exploration de l’Ouest et
The Diary of Miss Jane Pittman
, qui avait remplacé
Le Choix de Sophie
dans le programme.
Je fis le tour de la table et commençai à compter les différents titres. J’en dénombrai 133 (sans compter ceux du CNED, qu’on ne pouvait acquérir que par correspondance). Mais, la plupart des publications ayant plusieurs auteurs, au moins deux cents universitaires avaient participé à leur rédaction.
Au-delà de ces tables, il y en avait d’autres encore, pour l’italien, l’allemand, l’espagnol, le russe et d’autres langues. La pièce en débordait. Ailleurs, dans d’autres sections de la librairie, il y avait aussi des manuels pour les trente-sept sujets en compétition : maths, physique, sport… Je me souvins de ma réaction un an auparavant :
sur les 43 461 candidats dans tous les concours d’agrégation, 40 571 vont échouer!
Mais, avec l’expérience et la distance, je compris que la question intéressante ne concernait pas la fabrication d’un agrégé, mais les ingrédients nécessaires pour produire un bon professeur de lycée. Combien de nouveaux agrégés enseigneraient réellement dans un lycée cinq ans après avoir réussi le concours ? Dix ans après ? Vingt ?
C'était une industrie immense et prospère, certes. Mais pour produire quoi exactement ?
1
Quotidien américain, assez proche de
Métro.
2
«
Three ducks
» est correct en anglais et signifie « trois canards »
Chapitre 6
Rebecca au paradis
Le meilleur professeur […] n’est pas celui qui en sait le
plus, mais celui qui est le mieux à même de réduire la
connaissance à la simple combinaison d’évidence et de
merveilleux qui puisse se glisser dans la compréhension
enfantine.
H.L. Mencken, « The Éducational Process »,
Chrestomathy.
Fin octobre. Mes filles étaient retournées à l’école et semblaient contentes. Ève s’était habituée aux professeurs du collège, tandis que Linda aimait sa maîtresse de CE1 et, chaque matin, elle se hâtait de rejoindre ses copines. Ma recherche avançait lentement. Les statistiques arrivaient au compte-gouttes. Les ministres tardaient à me répondre. Je n’avais pas vu Rebecca depuis un moment quand elle m’appela pour annoncer :
– Je pars dans les DOM-TOM.
– Quoi ?
– Mais c’est ce qu’il y a de mieux à faire,
darling
. Figure-toi que, à la fin de l’année de formation, l’Éducation nationale ne compte pas nous donner de poste à plein temps.
– Comment ?
– Chhhut ! Ils veulent faire de nous des remplaçants, on devra attendre près du téléphone, on nous affectera là où il y aura du travail.
J’allais dire quelque chose, mais elle continua.
– Et uniquement dans trois académies : Versailles, Créteil et Amiens.
Elle ne parlait pas de villes, mais de départements entiers. Créteil incluait à la fois le 94 où je vivais et le
9-3
. Personne ne voulait travailler dans le
9-3
.
Le Monde de l’éducation
publiait régulièrement des articles portant des titres tels que : «Comment j’ai survécu un an comme professeur dans le 9-3. »
– Rien à Paris ou dans une grande ville ? demandai-je.
Cela semblait incroyable que pas un seul collège, où que ce soit en France, n’ait besoin d’un professeur d’anglais hautement qualifié et expérimenté comme Rebecca. Et à Beauté, ma propre ville ? J’étais certaine que bien des parents tomberaient à genoux de gratitude si l’Éducation nationale leur envoyait un professeur d’anglais du calibre de mon amie.
– Rien, dit Rebecca. Je n’ai pas assez de points. Seuls les professeurs qui ont beaucoup de points peuvent choisir leur lieu de travail.
– Mais ton expérience ?
– Elle ne compte pas. Pour l’Éducation nationale, je commence ma carrière maintenant. Mes seuls points me sont octroyés parce que j’ai des fils.
Elle voulait se donner l’air coriace, mais je détectai un léger tremblement dans sa voix.
– Donc, tu vois,
darling
, après tout ça, la préparation, le concours et l’année de formation, ma seule alternative est de conduire autour de Versailles, Créteil ou Amiens en tant que remplaçante ou de recommencer à zéro. Je n’ai même pas de voiture ! Où est-ce que nous allons vivre ? Les départements sont si grands. À quoi pensent-ils ?
Le système des points fut introduit en France au XIX
e
siècle, au moment de l’afflux massif de fonctionnaires de bas niveau. Plus on avait de points, plus on avait de poids dans le système. Dans l’Éducation nationale, on obtenait des points par l’ancienneté et le nombre d’enfants, avec un bonus pour les anciens élèves de certaines écoles comme l’ENS. Les vétérans dotés de quatre enfants recevaient les premiers choix. Les nouveaux sans enfants allaient là où on leur disait d’aller. D’un côté, c’était juste; d’un autre, c’était une façon absurde de gérer les ressources humaines. Je ne dis rien. Que pouvais-je dire ? Que j’étais presque soulagée de n’avoir pas réussi ce foutu concours ?
– Comment ça va se passer ?
– Tu t’inscris et puis tu attends ton affectation.
– Quand le sauras-tu ?
– En juillet.
– Pour des cours débutant en septembre ?
Il y eut une pause, un klaxon de l’autre côté du téléphone.
– Rebecca, est-ce que ça va ?
– Tu sais, non seulement ces malades nous envoient à l’autre bout du monde, mais en plus c’est nous qui devons payer nos billets d’avion.
Chapitre 7
Éloge de la logistique
Qu’est-ce qui détermine comment mener une
guerre ? La stratégie et la tactique seraient la réponse
logique, bien sûr. Mais qu’est-ce qui détermine la
stratégie et la tactique ? La réponse est : la logistique.
Une guerre ne peut pas être menée sans munitions,
armes, et subsistance pour les forces armées. L'histoire
révèle la vérité sur la nature dominante de la logistique.
Dr. Burton Wright III,
command historian at the Army Chemical School
at Fort Leonard Wood, Missouri.
La logistique. Disposer du bon produit, au bon endroit, au bon moment. Les armées triomphent et les épiceries de quartier prospèrent grâce à la logistique. Sans logistique, l’opération marketing la plus sexy est condamnée à l’échec. Qu’elle soit multinationale, association 1901 à but non lucratif, l’OTAN ou service public, toute organisation néglige la logistique à son propre péril : problèmes de livraison, stocks morts, clients mécontents et employés surmenés.
J’avais travaillé onze ans dans la logistique à Euro Disney. Notre pire cauchemar : 40 000 personnes accompagnées de jeunes enfants qui criaient : « Où est le papier toilette ? » et : « Comment ? L'attraction est fermée parce qu’il vous manque une pièce de rechange ? Nous venons de Tombouctou pour cette attraction ! » Notre travail consistait à éviter que ce scénario ne se concrétise. Car, quand nous n’y parvenions pas, les réactions étaient immédiates : pleurs, doléances, demandes de remboursement. Les clients en colère savaient qui contacter et le faisaient illico. Et la direction était toujours de leur côté. Les fiascos requéraient qu’on s’excuse, qu’on explique, qu’on remédie immédiatement aux erreurs.
C'était ça qui rendait notre travail plaisant.
Je trouvais donc étrange que, pour rester au service du gouvernement, un professeur expérimenté ayant réussi un concours national doive choisir entre des remplacements à travers un vaste territoire quelque peu hostile et l’exil à des milliers de kilomètres.
Je pensais aux professeurs du collège de ma fille. Une des professeurs d’anglais était si inapte que l’école avait offert discrètement des cours de rattrapage à ses élèves tout en la maintenant en place. Un professeur d’arts plastiques détestait tellement son travail qu’il mettait les pieds sur le bureau pour lire des magazines pendant le cours – quand il daignait paraître en classe. Deux professeurs de français avaient été absents plus de cinq semaines sans qu’on les remplace, alors que dans le même temps la liste de jeunes professeurs sans poste s’allongeait. Au niveau national, on comptait des millions d’heures d’absence de professeurs chaque année. Selon le rapport Bloch cité par le Sénat, « de la sixième à la terminale, un élève perd une demi-année scolaire » en raison de l’absentéisme des enseignants. Au même moment, des dizaines de milliers de profs titularisés n’ont pas d’élèves.
Le bon produit, au bon endroit, au bon moment. Mis à part l’idéologie, le budget et l’évolution de la société, les problèmes de l’Éducation nationale ne pouvaient-ils pas, au fond, s’expliquer par un problème de logistique ?
À Disneyland-Paris, nous avions eu notre part de crises, bien sûr – une soudaine chute de neige, une autoroute bloquée par une grève des camionneurs, ou une location de rennes qui tournait au désastre. Équiper une ville artificielle recevant 30 000 à 80 000 visiteurs par jour et employant 10 000 personnes, dans toutes les conditions, en toutes circonstances (y compris une menace de faillite) n’était pas aisé. Il fallait mettre en place des procédures, former et motiver des gens, assurer la maintenance des machines et des systèmes informatiques et prendre en compte les imprévus. Mais il existait des moyens pour minimiser les risques.
Premièrement, l’information : statistiques, indicateurs-clés et rapports informatiques détaillés. Que se passait-il ? Sans information, on était impuissant. On ne pouvait pas remédier aux problèmes sans les avoir préalablement identifiés.
Deuxièmement, l’analyse. Où se situaient exactement les difficultés ? Quelles en étaient les causes ? Les solutions ?
Et, bien sûr, l’action. Quelles tâches précisément ? Dans quel ordre ? Avec quels moyens ? Quand ?

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