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Authors: Laurel Zuckerman

Tags: #2015-12-02T13:18:33.131000-04:00

Sorbonne confidential (24 page)

Mais, quand tout cela ne fonctionnait pas et que le système prenait l’eau, la première chose à faire était de trouver le foutu responsable et de l'engueuler !
Telles étaient mes pensées tandis que je me dirigeais vers le collège par un soir froid, sombre et humide. Il était 20 h 30 quand j’arrivai devant l’entrée des professeurs. Dans un haut mur en béton surmonté de barbelés s’ouvrit une porte en bois, dont la peinture s’écaillait. J’avais l’impression qu’un prisonnier allait escalader le mur et me tomber dessus. Une voiture s’approcha, se glissa dans l’une des places libres de la rue étroite. J’attendis, tapant des pieds sur le sol pour me réchauffer. La voiture fit « bip bip » et les phares s’éteignirent.
– Bonsoir, dis-je, vous êtes ici pour la réunion ?
L'objectif était d’obtenir un professeur remplaçant en français, étant donné que Mme P. était absente depuis déjà quatre semaines. Cinquante-quatre heures de français perdues et le compteur continuait à tourner. S'ajoutant aux deux mois d’absence de Mmes T. et V., l’année précédente, cela signifiait que des tas d’enfants avaient été privés de cours en grammaire française et en composition. L'inquiétude avait fait place au mécontentement, et finalement à la colère. Les trois associations concurrentes de parents d’élèves avaient fini par se mettre d’accord pour réclamer un professeur.
– Oui, répondit la femme en parka. De quelle association êtes-vous ?
Je nommai l’association locale.
– Et vous ?
Elle nomma une grande organisation nationale.
– Ravie de faire votre connaissance.
Nous ne nous serrâmes pas la main. Mais nous avions un but commun. C'était un progrès.
– Moi de même. Il y a de la lumière. Entrons.
Elle ouvrit la porte et nous pénétrâmes dans la cour du collège d’Ève. Les lumières artificielles se réfléchissaient dans les flaques sur le sol en béton. Dans la masse noire des salles de classe entourant la cour, une fenêtre était brillamment éclairée. Une douzaine de parents assis autour des bureaux disposés en triangle s’étaient déjà lancés dans une conversation animée.
– Nous parlons de la lettre, m’expliqua un parent que je ne connaissais pas.
L'ambiance était sérieuse mais positive. L'objectif était de rédiger une lettre que les trois associations accepteraient de signer, puis de l’envoyer en recommandé à toutes les autorités compétentes (et éventuellement incompétentes).
Une femme, sur ma gauche, raconta :
– Quand j’étais à Nogent, nous avons organisé une manifestation devant l’académie. Nous avons chanté sous les fenêtres de l’inspecteur jusqu’à ce qu’il ne puisse plus le supporter et accepte de recevoir une délégation de parents.
Murmures approbatifs des autres parents.
– Et une pétition ? suggéra une dame à l’autre bout. Quand les parents viennent chercher les bulletins la semaine prochaine, nous pourrions leur demander de la signer.
– Bonne idée ! encouragèrent quelques voix.
– À propos de cette lettre, poursuivit le président d’une des associations, devrions-nous les menacer d’une action légale ?
– Trop cher, répondit le président d’une autre association.
– Les menaces sont gratuites, rétorqua un parent. Combien une action en justice coûte-t-elle, de toute façon ? Peut-être devrions-nous vraiment prendre cette option en considération.
Il était 22 h 30, un jour de semaine, lorsque nous parvînmes à nous mettre d’accord sur deux demandes :
1
Remplacement immédiat du professeur de français absent;
2
Cours supplémentaires pour les élèves qui avaient été privés de 100 heures de français.
Sachant d’expérience que l’Éducation nationale pouvait continuer à ignorer nos demandes, nous avions conclu la lettre par une menace : « Aucun moyen, y compris une action légale, ne sera exclu. »
La lettre fut signée par les trois associations de parents d’élèves et envoyée en recommandé à l’inspecteur d’académie, avec des copies à tous ceux à qui nous pouvions penser. Les parents avaient mis des mois pour canaliser leur colère, leur consternation et leur frustration en une action concertée. Mais en fin de compte ça y était. Une demande écrite : envoyez-nous quelqu’un – ou gare !
Chapitre 8
Les taupes de la cinquième colonne
Déplacement : détournement d’une émotion ou
impulsion de son objet d’origine (comme une idée ou
une personne) vers quelque chose de plus acceptable.
Websters Ninth New Collegiate Dictionary.
La défense de la langue française a commencé très tôt. Certains chercheurs situent son origine aux Serments de Strasbourg, « l’acte fondateur de la langue française », le 14 février 842. Au Moyen Âge, la langue officielle – pour la diplomatie, les documents légaux, l’éducation – était le latin. Mais, en 1539, François I
er
imposa que la langue utilisée dans les tribunaux soit « la langue maternelle française et aucune autre ». En créant le Collège royal – qui deviendra le vénérable Collège de France, si prestigieux aujourd’hui encore –, il contestait l’autorité de l’Église sur l’éducation. En 1635, Richelieu décréta que la langue française serait régulée par l’Académie française, l’institution la plus célèbre de toutes dans ce domaine, dont les travaux se poursuivent en ce début de XXI
e
siècle.
Pendant deux siècles et demi, le français fut en outre la langue exclusive de la diplomatie internationale. Ce fut le traité de Versailles de 1919, rédigé en français et en anglais, qui mit fin à cette ère glorieuse. Selon des chercheurs français, « le déclin international du français résulte de l’essor du pouvoir des États-Unis ». En 1972 et 1975, le Parlement français vota des lois visant à protéger le français et à rendre son utilisation obligatoire. Le 25 juin 1992, le deuxième article de la Constitution française fut modifié et devint : « La langue de la République est le français. »
Le 4 août 1994, le Parlement français adopta la loi Toubon, la plus agressive à ce jour. Elle punissait d’amendes pouvant aller jusqu’à 1 800 euros et de peines de prison l’utilisation de mots étrangers dans les communications faites par l’industrie, le gouvernement, les médias et la publicité. Peu après, de nouvelles lois imposèrent un quota à tous les médias : quarante pour cent des chansons passant sur les 1300 stations de radios FM devaient être des chansons françaises. L'intention était claire : les législateurs défendaient la langue française, non pas contre le japonais, le chinois ou l’espagnol, mais contre l’anglais.
À bien des égards, c’était une guerre à un seul combattant. Ni l’Angleterre, ni les États-Unis ni aucun autre pays anglophone excepté le Canada n’avait de troupes sur le terrain. Les auteurs de langue anglaise rédigeaient des livres, des pièces de théâtre, des scripts, des chansons, des programmes d’ordinateurs, des modes d’emploi, mais pour certains, ceux pour qui la langue était une affaire d’État, cela représentait une invasion. L'« exception française » voyait le jour.
Considérons l’éditorial de la
Gazette de la presse francophone
, d’avril 2005, intitulé « Combattez les taupes de la cinquième colonne » :
« Un certain nombre de fonctionnaires [
français
] s’emploient à assassiner le français. Aveuglés par leur carriérisme, ils trahissent notre langue et toutes celles et ceux qui l’ont défendue et illustrée. […] La cinquième colonne anglophile oublie que l’on peut utiliser l’anglais sans pour cela mépriser ces millions de francophones qui ont les yeux tournés vers la France. » Cette critique était dirigée contre les fonctionnaires français utilisant l’anglais.
L'évolution de l’Union européenne avait également des conséquences. En 1993, un an avant l’adoption de la loi Toubon, Bruxelles avait demandé à la France d’ouvrir ses concours aux Européens. Pour la première fois, les citoyens français allaient concourir avec des candidats italiens, allemands et anglais pour les postes hautement convoités de professeurs de langue.
Ce fut dans ce contexte très pesant que fut décidée une réforme de l’agrégation qui, d’une part, minorait l’importance de l’anglais et, de l’autre, s’assurait qu’une partie importante de ce qui en restait devienne hautement technique (commentaire, phonétique) ou adopte une conception française (l’épreuve du hors-programme). J’ignorais comment cette modification avait été décidée et par qui. Curieuse, j’ai cherché le nom du président du jury de l’époque. Il s’appelait Patrick Badonnel.
J’étais étonnée de tomber à nouveau sur lui. Écoutant mon intuition, je regardai ce qu’il avait publié en dehors de son analyse du
Choix de Sophie
. Je commandai au CNED
The Diary of Miss Jane Pittman
, qui avait remplacé
Sophie’s Choice
dans le programme de l’agrég’. Le livre était également écrit de sa main. Je l’ouvris et, dès la page 3, je lus :
« Dans
The Autobiography
sont en question la liberté, l’esclavage, la dignité, l’histoire et l’historicité, la féminité et la virilité, la nature et le futur de l’africain-américanisme. L'esclavage étant autant un défi pour l’esprit que la Solution finale. »
Voilà de nouveau l’esclavage comparé à la Shoah. Pourquoi ? Si le sujet était l’esclavage américain, pourquoi ne pas le comparer, par exemple, à l’esclavage français (au moment de la Révolution américaine, la France avait autant d’esclaves en Haïti que les Britanniques dans toutes leurs colonies de l’Amérique du Nord) ? Ou, plus courageusement, avec l’esclavage africain plus ancien. Et, si le sujet était la Shoah, pourquoi ne pas la comparer par exemple au génocide arménien, ou au nettoyage ethnique yougoslave, ou à celui du Darfour ? Pourquoi, dans un concours destiné à sélectionner de futurs professeurs de lycée, cette insistance à confondre l’esclavage américain avec la Shoah ? C'était comme si certains sujets – esclavage, colonialisme, complicité dans l’assassinat de masse – ne pouvaient être discutés librement par les Français qu’à condition d’être transposés dans le contexte américain.
En février 2005, tandis que je me battais avec
Le Choix de Sophie
, le Parlement français avait adopté une loi étrange intimant aux écoles l’ordre d’enseigner le rôle positif de la colonisation. Le décret affirmait :
« La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. »
Je ne pouvais m’empêcher de me demander : quand les Français étudient l’Amérique, que voient-ils vraiment ? Les Américains ou, dans ce miroir tenu à distance, eux-mêmes ?
Chapitre 9
Paris brûle-t-il ?
9 novembre 2005, état d’urgence en France.
Le gouvernement invoque une loi instaurant
le couvre-feu et datant de la guerre d’Algérie.
Manchette de l’
International Herald Tribune.
Les émeutiers avaient brûlé un gymnase à Noisy-le-Grand. Le maire socialiste, Michel Pajon, avait requis l’intervention de l’armée. Noisy-le-Grand jouxte Beauté-sur-Marne. En réalité, deux gymnases de Noisy avaient été incendiés, mais les habitants du voisinage et les pompiers avaient réussi à en éteindre un. Le gymnase indemne était noir sur un côté, mais l’intérieur demeurait intact. De l’autre, qui venait à peine d’être reconstruit après avoir complètement brûlé une première fois en 1995, il ne restait de nouveau plus rien. En tout, vingt-cinq écoles ainsi que des milliers de voitures avaient brûlé dans le département limitrophe du nôtre durant les deux semaines précédentes. La police avait procédé à plus d’un millier d’arrestations. Le couvre-feu avait été instauré.
Selon les journaux, presque tous les émeutiers étaient de jeunes Français d’origine africaine et arabe habitant les cités délabrées qui entourent les grandes villes. À Paris, il s’agissait à nouveau du fameux
9-3
. Pour la première fois, les médias français faisaient leurs gros titres sur l’existence de ghettos en France, sur « la discrimination à l’embauche des candidats aux noms africains et arabes ». Ce qui ne pouvait même pas être suggéré auparavant était désormais au centre de toutes les conversations : la France ne parvenait pas à intégrer ses étrangers !
Je pensai à ma propre intégration. Je suis blanche, éduquée, et de classe moyenne. Comment cela avait-il marché pour moi ?
Si on m’avait posé cette question avant mon expérience de l’agrégation, j’aurais probablement répondu : « Très bien. » Reçue dans une bonne école de commerce, j’avais occupé avec succès pendant quinze ans des postes à responsabilité dans des entreprises françaises, et j’avais été élue au conseil municipal. Mes enfants excellaient en français, aimaient leur école et leurs amis. J’adorais vivre en France, dans ma ville, et j’appréciais la compagnie de mes voisins. Je pensais que tout allait bien.
L'année de préparation à l’agrégation, en revanche, m’a montré qu’en réalité tout cela était superficiel. Mes compétences en français, suffisantes pour gérer des projets coûtant des millions d’euros, restaient insuffisantes pour me qualifier à enseigner l’anglais dans une école publique française. Mon esprit critique, affûté par mes voyages et par le simple fait d’être étrangère en France, m’avait empêchée de me couler dans le moule. Je ne
pensais
pas comme une Française. Et, dans le contexte de l’agrégation d’anglais, c’était un handicap insurmontable.
Beaucoup de gens m’ont demandé pourquoi je n’ai pas repassé le concours. Après tout, il est assez commun pour les candidats de tenter l’agrég’ deux ou même trois fois. Mais, à vrai dire, après la déception initiale, survint un sentiment de libération. Je n’aurais jamais ma place parmi le 1, 3 million de fonctionnaires de l’Éducation nationale. Je n’aurais jamais un boulot à vie, un travail à l’épreuve du chômage. Je ne serais jamais complètement française. J’avais entendu une porte se fermer à l’intérieur de moi. Mais, comme le dit un sage : « Quand une porte se ferme, une autre s’ouvre. »

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