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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Le Lis et le Lion (2 page)

Ah ! la jeune Philippa avait
bien de la chance, elle qui était non seulement épousée mais aimée !

Seules les premières unions peuvent
être pleinement pures et pleinement heureuses. Rien ne les remplace, si elles
sont manquées. Les secondes amours n’atteignent jamais à cette perfection
limpide ; même solides jusqu’à ressembler au roc, il court dans leur
marbre des veines d’une autre couleur qui sont comme le sang séché du passé.

La reine Isabelle tourna les yeux
vers Roger Mortimer, baron de Wigmore, son amant, l’homme qui, grâce à elle
autant qu’à lui-même, gouvernait en maître l’Angleterre au nom du jeune roi.
Sourcils joints, les traits sévères, les bras croisés sur son manteau
somptueux, il la regardait, dans la même seconde, sans bonté.

« Il devine ce que je pense, se
dit-elle. Mais quel homme est-il donc pour donner l’impression qu’on commet une
faute dès qu’on cesse un moment de ne songer qu’à lui ? »

Elle connaissait son caractère
ombrageux, et lui sourit pour l’apaiser. Que voulait-il de plus que ce qu’il
possédait ? Ils vivaient comme s’ils eussent été époux et femme, bien
qu’elle fût reine, bien qu’il fût marié, et le royaume assistait à leurs
publiques amours. Elle avait agi de sorte qu’il eût le contrôle entier du
pouvoir. Mortimer nommait ses créatures à tous les emplois ; il s’était
fait donner tous les fiefs des anciens favoris d’Édouard II et le Conseil
de régence ne faisait qu’entériner ses volontés. Mortimer avait même obtenu
qu’elle consentît à l’exécution de son conjoint déchu. Elle savait qu’à cause
de lui certains à présent l’appelaient la Louve de France ! Pouvait-il
empêcher qu’elle pensât, un jour de noces, à son époux assassiné, surtout
lorsque l’exécuteur était là, en la personne de John Maltravers, promu
récemment sénéchal d’Angleterre, et dont la longue face sinistre apparaissait
parmi celles des premiers seigneurs, comme pour rappeler le crime ?

Isabelle n’était pas la seule que
cette présence indisposât. John Maltravers, gendre de Mortimer, avait été le
gardien du roi déchu ; sa soudaine élévation à la charge de sénéchal
dénonçait trop clairement les services dont on l’avait ainsi payé.
Officiellement, Édouard II était décédé par trépas naturel. Mais qui donc,
à la cour, acceptait cette fable ?

Le comte de Kent, le demi-frère du
mort, se pencha vers son cousin Henry Tors-Col et lui chuchota :

— Il semble que le régicide, à
présent, donne droit de se pousser au rang de la famille.

Edmond de Kent grelottait. Il
trouvait la cérémonie trop longue, le rituel d’York trop compliqué. Pourquoi
n’avoir pas célébré le mariage dans la chapelle de la tour de Londres, ou de
quelque château royal, au lieu d’en faire une occasion de kermesse
populaire ? La foule lui causait un malaise. Et la vue de Maltravers, de
surcroît… N’était-il pas indécent que l’homme qui avait expédié le père fût
présent, en si belle place, aux noces du fils ?

Tors-Col, la tête couchée sur
l’épaule droite, infirmité à laquelle il devait son surnom, murmura :

— C’est par le péché qu’on
entre le plus aisément dans notre maison. Notre ami, le premier, nous en offre
la preuve.

Ce « notre ami » désignait
Mortimer envers qui les sentiments des Anglais étaient bien changés depuis
qu’il avait débarqué, dix-huit mois plus tôt, commandant l’armée de la reine et
accueilli en libérateur.

« Après tout, la main qui obéit
n’est pas plus laide que la tête qui commande, pensait Tors-Col. Et Mortimer
est plus coupable assurément, et Isabelle avec lui, que Maltravers. Mais nous
sommes tous un peu coupables ; nous avons tous pesé sur le fer lorsque
nous avons destitué Édouard II. Cela ne pouvait finir autrement. »

Cependant l’archevêque présentait au
jeune roi trois pièces d’or frappées sur leur face aux armes d’Angleterre et de
Hainaut, et chargées au revers d’un semis de roses, les fleurs emblématiques du
bonheur conjugal. Ces pièces étaient les
deniers pour épouser
, symbole
du douaire en revenus, terres et châteaux que le marié constituait à sa femme.
Les donations avaient été bien écrites et précisées, ce qui rassurait un peu
messire Jean de Hainaut, l’oncle, auquel on devait toujours quinze mille livres
pour la solde de ses chevaliers pendant la campagne d’Ecosse.

— Prosternez-vous, Madame, aux
pieds de votre époux, pour recevoir les deniers, dit l’archevêque à la mariée.

Tous les habitants d’York
attendaient cet instant, curieux de savoir si leur rituel local serait respecté
jusqu’au bout, si ce qui valait pour toute sujette valait aussi pour une reine.

Or nul n’avait prévu que Madame
Philippa, non seulement s’agenouillerait, mais encore, dans un élan d’amour et de
gratitude, enserrerait à deux bras les jambes de son époux, et baiserait les
genoux de celui qui la faisait reine. Elle était donc, cette ronde Flamande,
capable d’inventer sous l’impulsion du cœur.

La foule lui adressa une immense
ovation.

— Je crois qu’ils seront bien
heureux, dit Tors-Col à Jean de Hainaut.

— Le peuple va l’aimer, dit
Isabelle à Mortimer qui venait de s’approcher d’elle.

La reine mère ressentait comme une
blessure ; cette ovation n’était pas pour elle. « C’est Philippa la
reine à présent, pensait-elle. Mon temps ici est achevé. Oui, mais maintenant,
peut-être, je vais avoir la France… »

Car un chevaucheur à la fleur de
lis, une semaine plus tôt, avait galopé jusqu’à York pour lui apprendre que son
dernier frère, le roi Charles IV de France, se mourait.

 

II
TRAVAUX POUR UNE COURONNE

Le roi Charles IV avait dû
s’aliter le jour de Noël. À l’Épiphanie, les mires et physiciens, déjà, le
déclaraient perdu. La cause de cette fièvre qui le consumait, de cette toux
déchirante qui secouait sa poitrine amaigrie, de ces crachats sanglants ?
Les mires levaient les épaules d’un geste d’impuissance. La malédiction,
voyons ! la malédiction qui accablait la descendance de Philippe le Bel.
Les remèdes sont inopérants contre une malédiction. Et la cour et le peuple
partageaient cette certitude.

Louis Hutin était mort à vingt-sept
ans, par manœuvre criminelle. Philippe le Long était trépassé à vingt-neuf ans,
d’avoir bu en Poitou l’eau de puits empoisonnés. Charles IV avait résisté
jusqu’à trente-trois ans ; il atteignait la limite. Il est bien connu que
les maudits ne peuvent pas dépasser l’âge du Christ !

— À nous, mon frère, de nous
saisir à présent du gouvernement du royaume, et de le tenir de main ferme,
avait dit le comte de Beaumont, Robert d’Artois, à son cousin et beau-frère
Philippe de Valois. Et cette fois, avait-il ajouté, nous ne nous laisserons pas
gagner à la course par ma tante Mahaut. D’ailleurs elle n’a plus de gendre à
pousser.

Ces deux-là se montraient en belle
santé. Robert d’Artois, à quarante et un ans, était toujours le même colosse
qui devait se baisser pour franchir les portes et pouvait terrasser un bœuf en
le prenant par les cornes. Maître en procédure, en chicane, en intrigues, il
avait assez prouvé depuis vingt ans son savoir-faire, et par les soulèvements
d’Artois, et dans le déclenchement de la guerre de Guyenne, et en bien d’autres
occasions. La découverte du scandale de la tour de Nesle était un peu le fruit
de ses œuvres. Si la reine Isabelle et son amant Lord Mortimer avaient pu
réunir une armée en Hainaut, soulever l’Angleterre et renverser
Édouard II, c’était en partie grâce à lui. Et il ne se sentait pas gêné
d’avoir sur les mains le sang de Marguerite de Bourgogne. Au Conseil du faible
Charles IV, sa voix, dans les récentes années, s’élevait plus fermement
que celle du souverain.

Philippe de Valois, de six ans son
cadet, ne possédait pas tant de génie. Mais haut et fort, la poitrine large, la
démarche noble, et faisant presque figure de géant quand Robert n’était pas à
côté de lui, il avait une belle prestance de chevalier qui prévenait en sa
faveur. Et surtout il bénéficiait du souvenir laissé par son père, le fameux
Charles de Valois, le prince le plus turbulent, le plus aventureux de son
temps, coureur de trônes fantômes et de croisades manquées, mais grand homme de
guerre, et dont il s’efforçait de copier la prodigalité et la magnificence.

Si Philippe de Valois jusqu’à ce
jour n’avait pas encore étonné l’Europe par ses talents, on lui accordait
toutefois confiance. Il brillait en tournois, qui étaient sa passion ;
l’ardeur qu’il y déployait n’était pas chose négligeable.

— Philippe, tu seras régent, je
m’y engage, disait Robert d’Artois. Régent, et peut-être roi, si Dieu le veut…
c’est-à-dire si dans deux mois la reine, ma nièce
[2]
, qui est déjà grosse
jusqu’au menton, n’accouche pas d’un fils. Pauvre cousin Charles ! Il ne
verra pas cet enfant-là qu’il souhaitait tant. Et même si ce doit être un
garçon, tu n’en exerceras pas moins la régence pour vingt ans. Or, en vingt ans…

Il prolongeait sa pensée d’un grand
geste du bras qui en appelait à tous les hasards possibles, à la mortalité
infantile, aux accidents de chasse, aux desseins impénétrables de la
Providence.

— Et toi, loyal comme je te
sais, continuait le géant, tu agiras pour qu’on me restitue enfin mon comté
d’Artois que Mahaut la voleuse, l’empoisonneuse, détient injustement, ainsi que
la pairie qui s’y rattache. Songe que je ne suis pas même pair ! N’est-ce
pas bouffon ? J’en ai honte pour ta sœur qui est mon épouse.

Philippe avait abaissé par deux fois
son grand nez charnu, et fermé les paupières d’un air entendu.

— Robert, je te rendrai bonne
justice, si je suis mis en état de l’administrer. Tu peux compter sur mon
soutien.

Les meilleures amitiés sont celles
qui se fondent sur des intérêts communs et la construction d’un même avenir.

Robert d’Artois, auquel aucune tâche
ne répugnait, se chargea d’aller à Vincennes faire entendre à Charles le Bel
que ses jours étaient comptés et qu’il avait quelques dispositions à prendre,
comme de convoquer les pairs de toute urgence, et de leur recommander Philippe
de Valois pour assurer la régence. Et même, afin de mieux éclairer leur choix,
pourquoi ne pas confier à Philippe, dès à présent, le gouvernement du royaume,
en lui déléguant les pouvoirs ?

— Nous sommes tous mortels,
tous, mon bon cousin, disait Robert, éclatant de santé, et qui faisait trembler
par son pas puissant le lit de l’agonisant.

Charles IV n’était guère en
capacité de refuser, et trouvait même du soulagement à ce qu’on le délivrât de
tout souci. Il ne songeait qu’à retenir sa vie qui lui fuyait entre les dents.

Philippe de Valois reçut donc la
délégation royale et lança l’ordre de convocation des pairs.

Robert d’Artois, aussitôt, se mit en
campagne. D’abord auprès de son neveu d’Évreux, garçon jeune encore, vingt et
un ans, de gentille tournure, mais assez peu entreprenant. Il était marié à la
fille de Marguerite de Bourgogne, Jeanne la Petite comme on continuait de
l’appeler bien qu’elle eût à présent dix-sept ans, et qui avait été écartée de
la succession de France à la mort du Hutin.

La loi salique, en fait, avait été
inventée à son propos et afin de l’éliminer, ceci d’autant plus aisément que
l’inconduite de sa mère jetait un doute sérieux sur sa légitimité. En
compensation, et pour apaiser la maison de Bourgogne, on avait reconnu à Jeanne
la Petite l’héritage de Navarre. Mais on s’était peu hâté de tenir cette
promesse, et les deux derniers rois de France avaient gardé le titre de roi de
Navarre.

L’occasion était belle, pour
Philippe d’Évreux, s’il avait ressemblé tant soit peu à son oncle Robert
d’Artois, d’ouvrir là-dessus une énorme chicane, de contester la loi
successorale et de réclamer au nom de sa femme les deux couronnes.

Mais Robert, usant de son ascendant,
eut vite fait de rouler comme poisson en pâte ce compétiteur possible.

— Tu auras cette Navarre qui
t’est due, mon bon neveu, aussitôt que mon beau-frère Valois sera régent. J’en
fais une affaire de famille, que j’ai posée en condition à Philippe pour lui
porter mon appui. Roi de Navarre tu vas être ! C’est une couronne qui
n’est pas à dédaigner et que je te conseille, pour ma part, de te mettre au
plus tôt sur la tête, avant qu’on ne te la vienne discuter. Car, parlons bas,
la petite Jeanne, ton épouse, serait mieux assurée de son droit si sa mère
avait eu la cuisse moins folâtre ! Dans cette grande ruée qui va se faire,
il faut te ménager des soutiens : tu as le nôtre. Et ne t’avise pas
d’écouter ton oncle de Bourgogne ; il ne te conduira, pour son propre
service, qu’à commettre des sottises. Philippe régent, fonde-toi
là-dessus !

Ainsi, moyennent l’abandon définitif
de la Navarre, Philippe de Valois disposait déjà, outre la sienne propre, de
deux voix.

Louis de Bourbon venait d’être créé
duc quelques semaines auparavant en même temps qu’il avait reçu en apanage le
comté de la Marche
[3]
.
Il était l’aîné de la famille. Dans le cas d’une trop grande confusion autour
de la régence, sa qualité de petit-fils de Saint Louis pouvait lui servir à
rallier plusieurs suffrages. Sa décision, de toute manière, pèserait sur le
Conseil des pairs. Or ce boiteux était lâche. Entrer en rivalité avec le
puissant parti Valois eût été une entreprise digne d’un homme de plus de
courage. En outre, son fils avait épousé une sœur de Philippe de Valois.

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