Les Assassins

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

 

R. J. Ellory

LES ASSASSINS

Traduit de l’anglais
par Clément Baude

 

D
U
MÊME
AUTEUR
CHEZ
S
ONATINE
ÉDITIONS

Seul le silence
, traduit de l’anglais par Fabrice Pointeau, 2008.

Vendetta
, traduit de l’anglais par Fabrice Pointeau, 2009.

Les Anonymes
, traduit de l’anglais par Clément Baude, 2010.

Les Anges de New York
, traduit de l’anglais par Fabrice Pointeau, 2012.

Mauvaise étoile
, traduit de l’anglais par Fabrice Pointeau, 2013.

Les Neuf Cercles
, traduit de l’anglais par Fabrice Pointeau, 2014.

Papillon de nuit
, traduit de l’anglais par Fabrice Pointeau, 2015.

 

Directeurs de collection : Arnaud Hofmarcher et François Verdoux

Coordination éditoriale : Marie Misandeau

 

Titre original :
The Anniversary Man

Éditeur original : Orion Books

© Roger Jon Ellory, 2009

 

© Sonatine Éditions, 2015, pour la traduction française

Sonatine Éditions

32, rue Washington

75008 Paris

www.sonatine-editions.fr

 

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

 

ISBN numérique : 978-2-35584-352-5

 

« Si tu regardes trop longtemps l’abîme, l’abîme aussi regardera en toi. »

Friedrich Nietzsche

 

 

 

À tous ceux qui ont regardé l’abîme,
mais sans jamais perdre l’équilibre.

 

 

  P
endant longtemps, John Costello tenta d’oublier ce qui
s’était passé.

Fit semblant, peut-être, que ça n’était jamais arrivé.

Le diable se présenta sous la forme d’un homme, enveloppé par l’odeur des chiens.

À voir sa tête, on aurait cru qu’un inconnu lui avait donné un billet de 50 dollars dans la rue. Un air surpris. Une sorte d’émerveillement satisfait.

John Costello se souvenait d’un bruit d’ailes affolées lorsque les pigeons fuirent la scène.

Comme s’ils savaient.

Il se souvenait que l’obscurité était tombée à la hâte ; retardée quelque part, elle était maintenant soucieuse d’arriver à l’heure dite.

C’était comme si le diable avait le visage d’un acteur – un acteur oublié, au nom effacé, mais dont la tête rappellerait vaguement quelque chose.

« Je le connais… Oui, c’est… c’est… Chérie, l’autre type, là. Comment il s’appelle, déjà ? »

Il avait plein de noms.

Tous signifiaient la même chose.

Le diable possédait le monde entier mais il se souvenait de ses racines. Il se souvenait d’avoir été jadis un ange jeté dans la géhenne pour avoir trahi et s’être révolté, et il faisait de son mieux pour se contenir. Parfois, il n’y arrivait pas.

C’était aussi paradoxal que de coucher avec une vilaine putain dans un motel pas cher. Partager quelque chose de si
intense, de si intime, sans jamais donner son nom. Ne se croire coupable de rien de grave, donc se croire innocent.

John Costello avait presque 17 ans. Son père possédait un restaurant où tout le monde allait manger.

Après ça, John ne fut plus jamais le même.

Après ça… Mon Dieu, aucun d’entre eux ne fut plus jamais le même.

 

Jersey City, près de la gare de Grove Street. L’odeur de l’Hudson, partout. La ville ressemblait à une vaste bagarre, même le dimanche matin, quand la plupart des Irlandais et des Italiens s’habillaient pour l’église.

Le père de John Costello, Erskine, était debout devant le Connemara – du nom des montagnes où ses ancêtres allaient pêcher dans le Lough Mask et le Lough Corrib, rapportant le poisson chez eux le soir tombé ; ils y allumaient des feux, racontaient des histoires, entonnaient des chants qui ressemblaient à des sagas avant même la fin du premier vers.

Erskine était un chêne, un homme réservé – le regard franc et le cheveu noir comme la suie. Si vous passiez un peu de temps avec lui, vous finissiez par répondre à vos propres questions tellement vous vous sentiez seul.

Le Connemara était niché dans l’ombre du quai du métro aérien, avec ses marches et ses portiques en fer forgé qu’on aurait pu prendre pour des passages vers un autre monde – un monde situé au-delà de tout, au-delà de notre univers, au-delà des rêves de sexe et de mort et de la fin de l’espoir pour tout ce que cette partie de la ville, étrange et ombragée, avait à offrir.

John était fils unique. En janvier 1984, il avait 16 ans.

Ce fut une année importante.

Ce fut l’année où
elle
arriva.

Elle s’appelait Nadia, ce qui veut dire « espoir » en russe.

Il la rencontra un dimanche au Connemara. Elle venait faire une course pour son père. Elle venait acheter du pain irlandais.

Il y avait toujours la radio qui passait de la musique, les éclats de rire, le claquement des dominos. Le Connemara était un pub pour les Irlandais, les Italiens, les Juifs, et les ivrognes – les bouillonnants, les agressifs, les énervés –, tous réduits au silence par la nourriture que leur préparait Erskine Costello.

Nadia avait 17 ans, soit cinq mois de plus que John Costello. Mais dans ses yeux il y avait tout un monde qui démentait son âge.

« Vous travaillez ici ? » demanda-t-elle.

Première question. Première d’une longue série.

Un grand moment ne peut jamais vous être enlevé.

 

John Costello était un garçon timide, un garçon discret. Il avait perdu sa mère quelques années auparavant. Anna Costello, née Bredaweg. John s’en souvenait bien. Elle avait toujours cet air un peu consterné, comme si elle venait d’entrer chez elle et qu’elle avait trouvé les meubles déplacés, ou même un inconnu assis là alors qu’aucun rendez-vous n’était prévu. Elle commençait ses phrases mais ne les terminait pas, peut-être parce qu’elle savait qu’on la comprendrait quand même. Par un simple regard, Anna Costello vous disait mille choses. Elle se calait toujours entre le monde et son fils. Maman qui faisait tampon. Maman qui absorbait les chocs. Elle tenait la dragée haute au monde, le défiait de lui faire un petit numéro, un rapide tour de passe-passe. D’autres mères perdaient leurs enfants. Anna Costello n’en avait qu’un, et celui-là, elle ne le perdrait jamais. Pas une seule fois elle ne se dit que lui pourrait un jour la perdre.

Elle parlait avec une sorte de sagesse maternelle instinctive.

« On m’a insulté à l’école.

— Quel genre d’insultes ?

— Oh… Je ne sais pas. Des insultes.

— Les insultes ne sont que des bruits, John.

— Quoi ?

— Prends-les comme des bruits. Dis-toi juste que les autres te lancent des bruits.

— Et qu’est-ce que ça va changer ? »

Un sourire, presque un rire. « Ma foi… Dans ta tête tu n’as qu’à les attraper et les leur renvoyer. »

Et John Costello se demanderait plus tard, bien plus tard : sa mère aurait-elle vu venir le diable et les aurait-elle tous deux protégés ?

 

Il sourit devant la fille. « Je travaille ici, oui.

— C’est vous, le patron ?

— Non, c’est mon père. »

Elle hocha la tête. « Je viens chercher du pain irlandais. Vous en avez ?

— On en a.

— Combien ?

— Un dollar vingt-cinq.

— Je n’ai qu’un dollar. »

Elle tendit le billet comme pour prouver qu’elle ne mentait pas.

John Costello emballa un pain irlandais dans du papier, puis le fourra au fond d’un sachet qu’il lui fit passer par-dessus le comptoir. « Vous me donnerez le reste la prochaine fois. »

Lorsqu’il prit le billet, leurs doigts se touchèrent. Comme on touche un fil électrique.

« Vous vous appelez comment ? demanda-t-elle.

— John… John Costello.

— Moi, c’est Nadia. En russe, ça veut dire “espoir”.

— Vous êtes russe ?

— Parfois. »

Elle eut un sourire comme un coucher de soleil et s’en alla.

 

Tout changea après ça, après l’hiver 1984.

John Costello comprit qu’il deviendrait quelqu’un d’autre, mais il n’aurait pas pu deviner comment.

Aujourd’hui, il se rassure par des petits rituels. Il compte. Il fait des listes.

Il ne porte pas de gants en latex.

Il n’a pas peur de boire du lait directement à la brique.

Il n’apporte pas des couverts en plastique au restaurant.

Il ne collectionne pas les épisodes psychotiques afin de les partager, allongé sur un divan à 5 000 dollars, avec un voyeur pervers dérangé.

Il n’a pas peur de la nuit, car il porte en lui toute la nuit dont il a besoin.

Il ne récupère pas les rognures d’ongles ou les mèches de cheveux de peur qu’un rituel de magie noire ne le frappe et ne le tue subitement, inopinément, dans un magasin Bloomingdale’s, son cœur lâchant dans l’ascenseur, du sang jaillissant de ses oreilles sous les cris hystériques des gens. Comme si crier pouvait servir à quelque chose.

Il n’entrerait pas dans la mort en douceur.

Et parfois, quand New York suintait la chaleur de l’été par toutes ses briques, par toutes ses pierres, quand la chaleur des mille étés précédents semblait contenue dans tout ce qu’il touchait, on le voyait acheter une bouteille de
root beer
derrière le comptoir frais et la presser sur son visage, voire la toucher du bout des lèvres, sans craindre qu’une maladie mortelle ou qu’un germe virulent ne se soit déposé sur le verre.

Dans la rue, il ressemblait à des millions d’autres gens.

Vous lui parliez et il vous semblait exactement comme vous.

Mais il n’était pas comme vous. Et il ne le serait jamais.

Parce qu’il vit le diable pendant l’hiver 1984. Et quand vous avez vu le diable, jamais vous n’oubliez son visage.

 

Elle revint le lendemain.

Elle apporta les 25 cents et régla sa dette.

« Tu as quel âge, John Costello ? » demanda-t-elle.

Elle portait une jupe et un tee-shirt. Ses seins étaient petits, parfaits. Ses dents, incomparables. Elle sentait la cigarette et le chewing-gum aux fruits.

« 16 ans, dit-il.

— Quand est-ce que tu fêtes tes 17 ans ?

— En janvier.

— Tu as une copine ? »

Il fit signe que non.

« OK », reprit-elle avant de faire demi-tour et de s’en aller.

Il voulut dire quelque chose mais rien ne sortit de sa bouche.

La porte se referma derrière elle. Il la regarda atteindre le coin de la rue, puis disparaître.

 

Le Connemara n’était jamais vide. Il y avait toujours au moins une atmosphère. Mais les gens qui venaient là étaient des vraies gens avec des vraies vies. Ils avaient tous des histoires à raconter. Plus que les histoires elles-mêmes, c’était les mots qu’ils employaient. Plus personne ne parlait comme ça. Les digressions et les petites anecdotes dont ils se servaient pour combler les vides, comme du mortier entre deux briques. C’était la musique de ces mots – le timbre, le ton, la cadence – au fur et à mesure que leurs bouches les déversaient à la face du monde. Des mots que le monde attendait.

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