Les Assassins (8 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

Ray Irving dormait bien, mangeait bien, et, encore sept mois plus tôt, il avait pour habitude d’aller voir une femme nommée Deborah Wiltshire chez elle, 11

Rue Ouest, près de l’hôpital St. Vincent. Ils parlaient de choses et d’autres, buvaient du bourbon et jouaient aux cartes, écoutaient Miles Davis et Dave Brubeck, flirtaient comme des adolescents. Deborah avait 39 ans, elle était divorcée, et Ray se disait qu’elle avait fort bien pu être autrefois une putain… ou alors une danseuse. Il l’avait connue neuf ans plus tôt, lors d’une banale enquête de voisinage après le meurtre d’un adolescent derrière son immeuble. Elle n’avait eu aucune information à lui fournir, mais une fois qu’il en eut terminé avec ses questions, elle avait jeté sur lui un regard pétillant et lui avait dit de repasser s’il avait besoin d’autre chose. Il était revenu le lendemain pour lui demander si elle était célibataire et l’inviter à boire un verre. Ils s’étaient vus pendant quelques mois, puis il s’était lancé dans ce que certains avocats appelleraient une « demande de précisions complémentaires ».

« Tu ne te dis jamais que notre histoire pourrait être plus…

— Plus quoi ? avait-elle fait. Plus sérieuse ?

— Mais oui. Tu sais, du genre…

— Du genre tu veux que je m’installe chez toi ?

— Je ne parlais pas de ça, non. À moins que tu en aies envie, bien sûr. Je pensais plutôt…

— Écoute, Ray, pourquoi tout foutre en l’air ? On s’entend bien. On s’amuse. Je me dis que si on se voyait plus souvent on finirait par découvrir toutes ces petites manies qui font que les gens se quittent. Là, on est bien. J’ai suffisamment d’expérience pour savoir que c’est la meilleure solution, et ça me plaît comme ça. Sinon je ne le ferais pas. »

Il n’avait plus jamais posé la question.

Les choses avaient peu évolué pendant presque dix ans, et puis Deborah Wiltshire était morte. Fin novembre 2005. Brutalement, inopinément. Une faiblesse cardiaque héréditaire. Disparue d’un coup. Elle était tombée comme une pierre.

La nouvelle de sa mort lui avait fait l’effet d’un coup de boule. Irving était resté hagard pendant un mois, puis il était tout de même parvenu à retrouver le chemin du réel.

En fin de compte, ce qui avait déclenché le retour d’Irving dans le monde des vivants fut le meurtre d’un enfant. Tuer des enfants était une chose qui ne pouvait ni s’expliquer, ni se justifier. Qu’importent l’auteur du crime et les circonstances, la raison officielle et la raison officieuse : un enfant mort était un enfant mort. L’affaire avait été difficile, elle avait duré des mois, mais la ténacité et l’implication de Ray avaient fini par déboucher sur l’inculpation d’un homme parfaitement irrécupérable.

Durant les six mois qui avaient suivi, se servant de son travail comme d’une ancre, d’un point fixe, Irving s’était progressivement éloigné du bord du gouffre. Il n’oublierait jamais Deborah Wiltshire, ne voudrait jamais l’oublier, mais il avait commencé à croire que le petit monde dans lequel il vivait avait encore besoin de lui. Il n’y avait pas de recette miracle pour surmonter la douleur – il l’avait bien compris – et il cessa donc d’en chercher une.

L’appartement de Ray Irving était comme au premier jour de son installation, onze ans plus tôt. Huit voyages en break depuis son ancien appartement, des tonnes d’affaires, sans cartons ni boîtes. Tous ces objets avaient trouvé leur place et n’en avaient depuis jamais bougé. Sa mère n’était jamais venue car elle était morte d’un emphysème au début de 1984. Son père jouait aux dominos et marmonnait des résultats de base-ball dans une maison de retraite de l’autre côté du quartier de Bedford-Stuyvesant. Personne n’était là pour lui dire de vivre autrement. Les choses étaient ce qu’elles étaient. Et il pensait qu’elles le seraient jusqu’à la fin des temps.

Le samedi 3 juin au matin, un peu après 9 heures, Ray Irving prit un appel. La rue et les trottoirs étaient vernis par la pluie. La distance entre la terre et le ciel était anormalement restreinte. Il avait fait mauvais toute la semaine ; l’atmosphère était compacte, maussade, impénétrable. Le temps était humide et confus, et si cela pouvait être salutaire pour les paysans ou les horticulteurs, Irving, lui, n’y voyait qu’une source d’emmerdes. La pluie dissimulait les preuves, transformait la terre en boue, nettoyait tout, effaçait les faibles empreintes.

Le temps qu’il arrive à l’orée de Bryant Park, derrière la bibliothèque et suffisamment près de la 5

Avenue pour sentir l’odeur de l’argent, les agents avaient sécurisé la scène. L’herbe avait été foulée, la terre ressemblait à du porridge, et déjà les allées et venues avaient écorné le ruban jaune.

« Melville, dit le premier agent avant d’épeler son nom.

— Comme Herman ? » demanda Irving.

Melville sourit. Ils voulaient tous qu’on se souvienne d’eux. Ils voulaient tous recevoir un jour le coup de fil de la Criminelle, ou des Mœurs, ou des Stups : Tu as fait du bon boulot, petit, tu l’auras, ton insigne.

« Qu’est-ce qu’on a ?

— Une fille. Une adolescente, je dirais. La tête a été enfoncée. Le corps a été emballé dans du plastique noir et abandonné sous les arbres, là-bas.

— Qui l’a trouvée ?

— Deux gros gamins qui habitent en face. Des jumeaux de 14 ans. J’ai envoyé quelqu’un chez les parents.

— Les gamins connaissent la victime ?

— Pas d’après ses vêtements, répondit Melville. La tête est trop abîmée pour permettre une identification visuelle.

— Venez avec moi », dit Irving.

La terre collait à ses chaussures. La pluie s’était calmée, transformée en une fine bruine pénétrante. Irving ne remarqua pas à quel point ses cheveux étaient mouillés avant de passer sa main dedans et de sentir des gouttes ruisseler sur sa nuque.

Il ne connaissait rien aux différentes espèces d’arbres, mais ceux sous lesquels le corps de la fille avait été jeté sans ménagement étaient petits, avec des troncs épais et des branches basses qui formaient une voûte très dense. C’était une bonne nouvelle. La terre, au-dessous, semblait en effet encore relativement ferme vu les quantités de pluie qui étaient tombées. Il y avait des traces et des marques, des endroits où l’herbe était couchée, et deux zones bien nettes à côté du corps où, semblait-il, quelqu’un s’était agenouillé. Le corps était emballé dans une bâche en plastique noir, dissimulant le haut du torse de la jeune fille jusqu’à ses pieds. N’étaient visibles que ses épaules, son cou et le peu qu’il restait de son visage. Irving enfila des gants en latex, souleva délicatement la bâche sur un côté et examina les mains de la victime. À première vue, elles étaient intactes. Elle serait peut-être identifiée grâce à ses empreintes digitales, voire à ses dents. Irving rabaissa la bâche. Derrière les arbres s’étiraient une clôture en fer forgé, et plus loin encore, le trottoir de la 42
e
 Rue. La grille et les arbres formaient un écran plus qu’efficace. Irving se demanda combien de gens – y compris même peut-être les parents de la fille – étaient passés juste à côté du corps sans s’en apercevoir.

« Les médecins légistes sont en route ? » fit-il en ôtant ses gants et en les fourrant dans sa poche de veste.

Melville hocha la tête. « Ils vont peut-être mettre un peu de temps… Disons une demi-heure. »

Irving se releva. « Postez deux de vos gars ici et deux autres dans la rue. Je veux parler aux gamins. »

 

Melville avait été gentil dans sa description. Les jumeaux n’étaient pas gros.
D’une obésité pathologique
 : voilà l’expression qui venait plutôt à l’esprit. Une peau lisse, et dans leurs yeux, une hypertension déjà perceptible. Ils avaient l’air livides, froids, bouleversés, identiques. Les parents étaient tout le contraire : la mère d’une maigreur qui faisait mal à voir, le père d’une taille normale et plutôt gringalet.

Melville resta sur le palier de la porte d’entrée pour empêcher un éventuel attroupement.

En voyant Irving entrer, une femme flic, installée à la table de la cuisine, se leva. Il la connaissait du commissariat. Elle était mariée à un policier infiltré des Stups qui pouvait se targuer d’avoir un joli palmarès d’arrestations, mais aussi une belle collection de blâmes pour usage excessif de la force.

« M. et Mme Thomasian, dit-elle avant de faire un signe de tête vers les jumeaux. Et voici Karl et Richard. »

Irving sourit.

M. Thomasian se leva, tendit la main et invita Irving à s’asseoir.

Ce dernier sourit de nouveau, le remercia, expliqua qu’il n’en aurait pas pour longtemps. « Je ne vais pas vous retenir. Je voulais juste m’assurer que les garçons allaient bien, voir si vous aviez besoin de quelque chose, peut-être de quelqu’un pour leur parler. » Il se tourna vers les deux frères, l’un après l’autre. Ils le fixaient d’un air absent, saturé de sucre.

« Ça va, dit Mme Thomasian. On va gérer la situation. Pas vrai que ça va aller, les garçons ? »

L’un d’eux regarda sa mère, tandis que l’autre avait toujours les yeux rivés sur Irving.

Leur mère sourit encore – un sourire forcé, presque douloureux. « Ça va aller… Je vous assure. »

Irving acquiesça, se dirigea vers la porte de la cuisine et demanda à la femme flic de le rejoindre dans le hall d’entrée.

« Adoptés, lui expliqua-t-elle. Ils ont perdu leurs parents il y a environ quatre ou cinq ans dans un accident. Ils vont bien. Ils ne savent pas qui était la fille. Ils faisaient une sortie ce matin avec un de leurs professeurs. Karl a balancé le cahier de Richard par-dessus la clôture. Ils ont tous les deux fait le tour pour le récupérer, et c’est comme ça qu’ils l’ont trouvée.

— Demandez aux parents d’être témoins de leur déclaration. Les deux. Et faites signer les petits aussi. Aucune question sans la présence des deux parents.

— Bien sûr… C’est la moindre des choses. »

Irving la laissa là puis, accompagné de Melville, regagna la scène de crime. Les experts scientifiques étaient en train de déballer leur matériel.

Leur chef, un grand type mince du nom de Jeff Turner, tenait un sachet en plastique. À l’intérieur, deux ou trois objets, dont une carte scolaire.

« Si c’est bien la sienne, alors la gamine s’appelle Mia Grant et était âgée de 15 ans. »

Irving se tourna vers Melville. « Vérifiez le nom. Voyez si c’était une fugueuse. »

Melville se dirigea vers le véhicule de police noir et blanc garé derrière la station de métro.

« Bon, qu’est-ce qu’on a ? demanda Irving sur un ton résigné.

— Pour l’instant, uniquement le rapport initial. Les contusions ont été identifiées comme la cause du décès. Pas d’autres éléments apparents. Pas de traces de ligotage, pas de blessure par balle. Il faut que je fasse les prélèvements mais à première vue elle n’a pas l’air d’avoir subi d’agression sexuelle, et elle est morte à un autre endroit. Elle a juste été balancée ici. À vue de nez, je dirais que la mort remonte à vingt-quatre heures, peut-être moins. Je vais prendre la température du foie, mais avec le temps qu’il fait, je ne pense pas que ça nous aidera beaucoup.

— Elle est sortie vendredi soir, dit Irving. Et elle n’est jamais rentrée chez elle. »

À une trentaine de mètres de là, Melville appela Irving en lui faisant signe de venir.

« On l’a identifiée dans le fichier des personnes disparues, dit-il. Les parents ont signalé sa disparition la nuit dernière, un peu après 23 heures. Ils ont expliqué qu’elle était sortie à 19 h 30, sans doute pour un entretien d’embauche. Elle habite dans le lotissement de Tudor City. Aucun rapport officiel, parce qu’il ne s’est pas encore écoulé quarante-huit heures. Mais il y a une note dans la main courante.

— Il nous faut une identification définitive avant d’aller voir les parents. Hors de question que j’aille les interroger sur le meurtre de leur fille si c’est pour m’apercevoir qu’il ne s’agit pas de leur fille.

— Le risque que ce soit quelqu’un d’autre est…

— Quasi nul, coupa Irving. Je sais. Mais il faut que j’en sois absolument sûr et certain. »

Turner acquiesça. « Il va nous falloir une petite heure… » Il jeta un coup d’œil à sa montre. « Appelez-moi à 11 heures. On verra ce qu’on aura trouvé. »

Sur le coup de 11 h 15, Jeff Turner joignit Irving à son bureau. « On l’a retrouvée, dit-il. Ses empreintes figuraient dans la base de données. Son père est avocat. Anthony Grant, grand spécialiste du droit pénal… C’est lui qui a inscrit sa fille dans cette base de données quand elle avait 13 ans. Les parents sont en route.

— Je vous retrouve sur place. »

Irving décrocha sa veste du dossier de sa chaise et indiqua par écrit qu’il était en partance pour le bureau du coroner.

2

  E
velyn Grant était dans un état lamentable. Son mari, un avocat qu’Irving reconnut vaguement pour l’avoir vu au procès d’un meurtre qui avait fait du bruit quelques années auparavant, était assis, droit comme un I – l’air décidé, en apparence impassible, mais avec dans les yeux le choc du réel, monstrueux, qui ne serait jamais oublié.

« Elle avait un boulot ? demanda Irving.

— Elle mettait des sous de côté pour acheter une voiture, répondit Anthony Grant. Elle voulait pouvoir s’en payer une avant son entrée à l’université. Je lui ai dit que je lui donnerais le double de tout ce qu’elle gagnerait en travaillant. Je voulais qu’elle comprenne… »

Il s’interrompit. Sa femme venait de lui attraper la main. Un sanglot étouffé monta dans sa gorge ; elle enfouit son visage dans un mouchoir.

Grant secoua la tête. « Je voulais qu’elle comprenne l’importance du travail.

— Et ce boulot, de quoi s’agissait-il ?

— Des petites choses domestiques, du nettoyage ou quelque chose comme ça. Je ne sais pas exactement. »

Grant regarda sa femme. Celle-ci détourna les yeux, comme si elle le tenait en partie responsable. « C’était une fille indépendante, reprit Grant. Je la laissais faire ce qu’elle savait faire. Elle allait voir les gens qu’elle connaissait, elle rentrait à la maison à l’heure dite. Parfois, elle restait dormir chez ses copines. Pour toutes ces choses-là, elle était très adulte.

— La première chose que je dois vous demander, bien sûr, vous concerne, monsieur Grant. Des clients mécontents. Naturellement, si vous aviez été procureur, ça aurait été plus logique. Mais même en tant qu’avocat, vous êtes probablement amené à avoir des ennemis.

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