Il vit Nadia traverser Delancey Street. Il devait être pas loin de 19 heures. Elle portait un jean avec une fleur rouge brodée à la hanche, des chaussures plates et un petit coupe-vent en daim. Ses cheveux étaient attachés sur un côté, retenus par une barrette-papillon en strass.
Il ouvrit la porte et s’avança sur le trottoir.
« Salut », dit-elle avant de tendre la main et de la poser sur son bras.
« Salut. » Il aurait voulu l’embrasser mais il y avait des clients.
« À quelle heure tu finis ?
— Vers 21 heures, 21 h 30.
— On se retrouve sur Carlisle Street à 21 h 30. Il faut que je te dise quelque chose.
— Quoi donc ? »
Nadia McGowan regarda sa montre. « Deux heures… Tu peux bien attendre deux heures.
— Dis-le-moi maintenant. »
Elle secoua la tête, eut une sorte de rire. « 21 h 30, sur le banc au coin de Carlisle Street, d’accord ?
— Tu as faim ?
— Non… Pourquoi ?
— J’ai des viennoiseries à la cannelle… Je les ai faites moi-même.
— Non merci, Johnny, ça ira. »
Elle caressa sa joue du revers de la main, puis se retourna et s’en alla, atteignit le coin de la rue avant de jeter un dernier coup d’œil par-dessus son épaule.
Il leva la main et la vit sourire…
« Et vous n’avez vu personne ? »
John Costello fit non de la tête, sans rouvrir les yeux.
« Et les clients du pub ?
—
C’étaient les mêmes que d’habitude. Personne d’autre.
—
Et dans la rue, est-ce que…
— Personne dans la rue, coupa John. Je vous répète qu’il n’y avait personne.
— Très bien. Continuez.
— Donc je l’ai vue traverser le carrefour, et elle a tourné au coin… »
Puis elle disparut.
Deux heures à attendre. Interminables. John regardait sans arrêt la pendule près du miroir, ses aiguilles lourdes, lentes.
Erskine allait et venait. Il vit l’agacement sur le visage de son fils. « Pourquoi tu ne partirais pas un peu en avance ?
— J’ai rendez-vous avec elle après 21 heures, répondit John.
— Dans ce cas, va dans l’arrière-cuisine et nettoie la vaisselle en émail. Le temps passera plus vite si tu t’actives. »
Il fit ce que lui avait demandé son père, lava les casseroles et les poêles en les frottant avec du sel.
20 h 30 sonnèrent et passèrent en un clin d’œil. John fit un brin de toilette, changea de chemise et se peigna les cheveux.
Carlisle Street n’était qu’à cinq minutes à pied, mais il quitta le Connemara à 21 h 10.
« Et vous n’avez vu personne non plus… quand vous êtes parti ? »
John fit signe que non. Il ouvrit la bouche pour parler mais se rendit compte qu’il n’y avait rien à dire.
Frank Gorman l’observa pendant un petit moment, sans doute pas plus de quelques secondes, mais ces secondes pesaient comme des minutes, voire des heures. Il en allait ainsi dans cette chambre confinée. C’était tendu. Un peu étouffant.
L’œil droit de Gorman n’était pas centré. Ça lui donnait un drôle de regard. John se demanda si une telle particularité physique lui permettait d’avoir des angles de vue que les autres n’avaient pas.
« Et donc vous êtes allé à pied du pub jusqu’à Carlisle Street ?
— Oui.
— Et vous n’avez vu personne sur le chemin ?
— Non, je n’ai vu personne.
— Et quand vous êtes arrivé au croisement avec Carlisle Street ? »
Il s’assit sur le banc et s’emmitoufla dans son coupe-vent. Il regarda vers Machin Street, d’où Nadia devait arriver. Sous les lampadaires, des auras jaunes de sodium. Un chien aboyant quelque chose que seul un autre chien pouvait comprendre. Le lointain bourdonnement des voitures sur Newark Avenue. Dans le ciel, il y avait les petites lumières des avions, très haut, quittant Irvington et Springfield. C’était une soirée froide, mais une bonne soirée.
John Costello remonta la fermeture Éclair de son blouson, fourra les mains dans ses poches, et attendit…
« Pendant combien de temps ? »
John sentait toute la pression de ses bandages sur sa peau. « Dix minutes, peut-être un quart d’heure. » Il regarda Gorman droit dans les yeux. C’était difficile de l’avoir bien en face, avec son œil bien centré et l’autre qui filait de cinq degrés à bâbord, à l’affût des tempêtes.
« Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite, John ? Quand vous l’avez vue arriver ?
— Quand je l’ai vue arriver, je me suis levé… »
Il marcha vers elle. Elle leva la main, preque pour le faire ralentir. Elle souriait, et il eut une sorte de prémonition à cet instant précis, comme s’il savait que quelque chose se tramait, mais vraisemblablement quelque chose d’agréable.
« Salut, dit-il lorsqu’elle arriva au croisement avec Carlisle Street.
— Salut à toi. »
Elle s’approcha de lui, les mains en avant.
« Comment ça va ?
— Asseyons-nous », dit-elle. Elle le regarda, puis détourna les yeux. Il émana de son regard un éclat soudain qui lui fit comprendre que, finalement, le quelque chose n’était peut-être pas si agréable.
Si elle avait su qu’elle ne le lui dirait jamais, qu’il l’apprendrait par un inconnu dans une chambre d’hôpital, et s’il avait compris pourquoi cette vérité serait démentie, il aurait posé son doigt sur les lèvres de Nadia, arrêté le flot de ses paroles, pris sa main et l’aurait aussitôt emmenée en lieu sûr.
Mais le recul survient toujours après les faits, jamais avant, et c’est seulement après sa mort, après ce terrible drame, qu’il se dit que la prémonition – son
instinct
pour ce genre de choses – aurait été bien utile.
Son
instinct
lui aurait dit de rentrer chez lui en courant, d’emmener Nadia, de faire en sorte que quelqu’un d’autre meure ce soir-là.
Mais non.
Il en va toujours ainsi avec ces choses-là.
C’était au tour de Nadia McGowan de mourir, et John Costello ne pouvait rien y faire.
« Elle allait déménager à New York pour ses études », dit Gorman.
John digéra la nouvelle en silence. Avait-elle prévu de le quitter ? Lui aurait-elle demandé de le suivre ?
Il leva les yeux vers Gorman. « Elle n’a pas eu le temps de dire quoi que ce soit.
— Et vous n’avez rien entendu ? Enfin, jusqu’à ce qu’il arrive juste derrière vous ? »
John Costello fit non de la tête, sentit une fois encore la compression des bandages.
« Et qu’avez-vous vu ? »
John ferma les yeux.
« John ?
— Je cherche. »
Gorman se tut. Tout à coup, il fut gagné par un vague malaise, une inquiétude.
« J’ai vu les pigeons… Les pigeons qui se sont envolés soudain… »
Et Nadia sursauta, un peu effrayée par le bruit ; elle manqua tomber sur John, il attrapa son bras et l’attira contre lui ; elle rit d’avoir eu peur d’un bruit aussi dérisoire.
« Tout va bien ? »
Elle hocha la tête, sourit, se libéra du bras de John et avança vers le banc.
Il la suivit, s’assit à côté d’elle. Elle se blottit contre lui. John ressentit le poids et la chaleur de son corps.
« Qu’est-ce que tu voulais me dire ? »
Elle se tourna vers lui et leva les yeux. « Tu m’aimes ?
— Bien sûr que je t’aime.
— Tu m’aimes beaucoup ?
— Je ne sais pas. C’est combien, beaucoup ? »
Elle écarta les bras, comme un pêcheur vantard. « Comme ça.
— Alors cinq fois plus que ça, répondit John. Dix fois, même. »
Elle tourna la tête et John suivit son regard, jusqu’au bout de Carlisle Street, et même plus loin, vers Pearl Street et Harborside Plaza.
« Nadia ? »
Elle se retourna vers lui…
« Et c’est à ce moment-là qu’il est apparu ?
— Je ne suis pas sûr qu’“apparu” soit le bon mot. Je ne sais même pas quel mot on pourrait employer.
— Comment ça ?
— Apparu… Oui, ça s’est peut-être passé comme ça. Comme s’il avait soudain surgi de nulle part. Il n’y avait personne, et tout à coup, il y a eu quelqu’un.
— Et de nouveau le bruit des pigeons ? »
John acquiesça. « Oui, elle s’est tournée vers moi… »
Elle lui prit la main et posa sa tête sur son épaule.
« J’ai réfléchi, dit-elle, presque en un murmure.
— Réfléchi à quoi ?
— À ce dont on a déjà discuté… Ce que je te disais l’autre fois… »
Les pigeons étaient revenus. Tout un groupe réuni autour de la base d’un arbre, à moins de cinq mètres du banc. Depuis des années, des vieilles dames venaient parfois s’asseoir ici avec des miettes de pain, et les pigeons se rassemblaient là, guettant leur retour.
« Quelle autre fois ? »
Un courant d’air, derrière et à gauche de John, et…
« Je l’ai senti sur ma joue… Un courant d’air… Si je m’étais retourné à ce moment-là…
— Vous ne pouvez pas faire ça, John. Ça ne vous sera d’aucun secours.
— Pas faire quoi ?
— Vous demander sans arrêt ce qui serait arrivé
si
. Tout le monde passe par là, mais ça ne fait qu’attiser la douleur. »
John regarda ses mains, son poignet toujours dans le plâtre, ses ongles noirs, la boule sur son pouce droit, qui resterait là jusqu’à la fin de ses jours. « Mais on ne peut pas s’en empêcher, dit-il. On ne peut pas s’empêcher de se repasser la scène, si ?
— J’imagine.
— Est-ce qu’il vous est déjà arrivé une chose aussi horrible ? »
Gorman posa de nouveau sur lui son regard décentré. « Non, il ne m’est jamais arrivé rien de tel.
— Mais vous avez déjà vu des gens à qui c’est arrivé, non ?
— Tout le temps. Enfin… Je ne l’ai pas vu arriver à proprement parler, mais j’en ai vu les effets sur eux, plutôt. C’est mon boulot. Je suis inspecteur de police. J’enquête derrière les barrages de police et les rubans jaunes. Les choses terribles que les humains sont capables de s’infliger les uns aux autres.
— Et pourquoi pensez-vous que de telles choses arrivent ?
— Je ne sais pas, John.
— Les psychiatres le savent, eux, non ? Ils savent pourquoi certaines personnes font des choses pareilles ?
— Non, je ne crois pas, John. Pas d’après mon expérience. S’ils savaient pourquoi les gens sont fous, ils seraient en mesure de les aider. Depuis le temps que je fais ce métier, je n’ai jamais vu un de ces types faire quoi que ce soit pour aider qui que ce soit.
— Alors pourquoi, à votre avis ? Pourquoi certaines personnes font du mal à d’autres, inspecteur ?
— Il me semble que tout le monde agit pour la même raison. Toujours.
— À savoir ?
— Pour que les autres sachent qu’ils existent.
— C’est une curieuse façon de se faire remarquer, non ?
— En effet, John. En effet… Mais je ne prétends pas comprendre. Je fais simplement de mon mieux pour retrouver les coupables et m’assurer qu’ils n’aient plus la possibilité de recommencer.
— En les tuant.
— Parfois, oui. Mais la plupart du temps en les arrêtant, en les confiant à la justice et en les envoyant en prison pour le restant de leurs jours. »
John ne dit rien pendant quelques instants. « Vous croyez à l’enfer, inspecteur Gorman ?
— Non, mon vieux, je ne crois pas à l’enfer.
— Moi non plus.
— Mais je ne peux pas en dire autant du diable. Ne serait-ce que parce qu’il…
— Parce qu’il peut occuper les pensées d’un homme, coupa John. Qu’il peut lui faire faire des choses… Comme si le diable n’était pas une personne comme vous et moi, mais plutôt un…
— Un concept. Une idée qui s’empare des gens et les pousse à faire des choses qu’ils n’auraient jamais faites autrement.
— Exactement.
— Exactement. »
Un long silence s’ensuivit, jusqu’à ce que Gorman lève les yeux vers John Costello.
« Donc vous avez senti un courant d’air.
— Oui. Et après… »
Il serra fort la main de Nadia et la tira un peu vers lui. Elle avait besoin de lui annoncer quelque chose et elle avait du mal à le dire. Sur le coup, cela ne le troubla pas. Il ne sentit poindre aucune inquiétude. Il ne se dit pas qu’elle était en train de le quitter, car ce n’était jamais arrivé, et il pensait que ça n’arriverait jamais.
« Nadia ? »
Elle le regarda encore. C’est à cet instant précis que les pigeons s’envolèrent brusquement pour la deuxième fois.
Elle sursauta de nouveau, se mit à rire, et pendant qu’elle ouvrait la bouche pour rire, l’ombre grandit derrière elle.
Obscure. Presque noire. Et autour de cette ombre, l’odeur de chien. L’ombre dissimulait le lampadaire. On aurait cru que quelqu’un avait appuyé sur un interrupteur et que minuit sonnait derrière Nadia.
Voyant l’expression de John se transformer, elle fronça les sourcils. Un bref éclair d’angoisse passa dans ses yeux.
John regarda derrière elle, puis vers le haut, et c’est à ce moment-là qu’il discerna vaguement un visage dans l’ombre. Un visage d’homme. Un visage ponctué par deux yeux qui paraissaient lointains, inexpressifs, dénués de lumière. Des yeux qui donnaient l’impression de n’appartenir à personne.
John sourit – une réaction involontaire, le sourire que vous adressez à un inconnu, peut-être à quelqu’un qui vous a interrompu pour vous demander l’heure, ou son chemin, car il s’agissait bien de ça, non ? Quelqu’un qui était en retard. Quelqu’un qui s’était perdu. Quelqu’un qui avait besoin de quelque chose.