Les Assassins (2 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

Les vieux choisissaient de partager des fragments de leur vie colorée – une nuance différente selon les jours – et les déballaient soigneusement, comme des cadeaux fragiles conçus pour ne survivre qu’à un seul récit avant de disparaître. Des histoires en fil d’ange, peut-être en toiles d’araignée ou tout en ombres. Ils les racontaient pour être entendus, pour que leurs vies laissent une trace sur le monde une fois leur besogne accomplie. Certains de ces types se connaissaient depuis vingt ou trente ans mais ignoraient tout de leurs métiers respectifs. Ils parlaient du reste – du base-ball, des voitures, parfois des filles, de toutes choses extérieures, toutes choses définissables par des expressions empruntées aux journaux ou à la télévision, qu’ils employaient quelquefois sans les comprendre. Souvent, leurs conversations n’étaient pas des conversations au sens strict du terme. Vous leur posiez une question et ils vous expliquaient ce que
vous
en pensiez. Tout était affaire de point de vue : le leur. Mais ils ne s’en rendaient pas compte. Eux y voyaient une vraie discussion, un dialogue structuré et équilibré, une rencontre intellectuelle. Et pourtant, il n’en était rien.

Ces vieux qui hantaient le Connemara, peut-être qu’ils virent aussi leur fin avec l’arrivée du diable. Peut-être qu’ils se retournèrent vers l’abîme du passé et découvrirent un monde qui ne reviendrait jamais. Ils avaient fait leur temps. Leur heure avait sonné.

Ils entendirent ce qui arriva au fils Costello, et à la fille qui était avec lui, et ils fermèrent les yeux.

Une longue inspiration. Une prière silencieuse. Un doute sur ce qu’il était advenu du monde et la manière dont tout ça finirait.

Et puis ils ne se dirent plus rien, car il n’y avait plus rien à dire.

 

Erskine Costello expliqua à son fils que l’Homme était le diable sous forme humaine.

« Untel est parti acheter des cigarettes et n’est jamais rentré à la maison, lui dit-il. Tu entendras souvent ça. C’est devenu un truc en soi. Ça veut dire autre chose que ce que les mots laissent entendre. Comme la plupart des choses. Les Italiens. Les Irlandais, parfois. Untel est parti acheter des cigarettes, un paquet de Lucky. C’est vrai qu’il est parti en acheter, mais c’était ses dernières cigarettes, tu comprends ? Depuis, il est au fond du lac et il a perdu tous ses doigts. »

Plus tard – identification dentaire et autres avancées scientifiques aidant –, ils se mirent à casser les dents.

Haches, aussières, machettes, couteaux de boucher, marteaux à bout plat et à panne sphérique.

Ils brûlèrent le visage d’un type avec une lampe à souder. Ça sentait mauvais. Tellement mauvais qu’ils ne recommencèrent plus.

« Ce sont des choses qui arrivent, dit Erskine. Si tu cherches le diable, tu trouveras tous les diables du monde dans un seul homme. » Un sourire. « Tu sais ce qu’on dit des Irlandais et des Italiens ? Le fils aîné à l’église, le deuxième chez les flics, le troisième en prison et le dernier chez le diable. » Il éclata de rire, comme un train qui crache de la fumée dans un tunnel sombre. Il ébouriffa les cheveux de John.

Et John Costello écoutait. Maintenant qu’il avait perdu sa mère, son père était tout pour lui ; il ne pouvait pas mentir.

Plus tard, après coup, John comprit que son père n’avait pas menti. On ne pouvait pas mentir à propos d’une chose qu’on ne comprenait pas. Simplement, l’ignorance influençait sa compréhension des choses, lui donnait une vue biaisée.

John vit le diable. Aussi savait-il de quoi il parlait.

 

La semaine suivante, elle vint trois fois.

Nadia. « Espoir » en russe.

« Je fais des études d’art, dit-elle.

— D’art. »

C’était un constat, pas une question.

« Tu sais ce que c’est, l’art. »

John Costello lui adressa un sourire plein d’assurance.

« Donc je fais des études d’art, et un jour j’irai à New York, peut-être au Metropolitan, et je… »

Le regard de Costello glissa, vers le trottoir, vers la rue. Il pleuvait.

« Tu as un parapluie ? » demanda-t-il, question sortie de nulle part.

Elle s’arrêta au milieu de sa phrase, le regarda comme si la seule réaction concevable était une clé de bras. « Un parapluie ? »

Il jeta un coup d’œil vers la vitrine. « Il pleut. »

Elle se retourna. « Il pleut, répéta-t-elle. Non, je n’ai pas de parapluie.

— Moi, j’en ai un.

— Eh bien, tant mieux pour toi.

— Je vais aller le chercher. Tu peux le rapporter quand tu voudras. »

Elle sourit. Chaleureusement. Avec une vraie intention. « Merci », dit-elle, et pendant un moment elle parut gênée. « C’est très gentil à toi, John.

— Gentil… Oui, sans doute. »

Après qu’elle eut quitté le pub, il s’approcha de la vitrine. Il la regarda qui marchait vers le coin de la rue en évitant les flaques. Une rafale soudaine souleva le parapluie, sa jupe, ses cheveux. On aurait cru qu’elle avait été soufflée.

Et elle disparut.

 

Aujourd’hui il vit à New York.

Il consigne tout par écrit. En majuscules. Avant il faisait des phrases, mais ces derniers temps il abrège.

Il tient encore une chronique, plutôt un registre, un journal intime si vous préférez. Il a noirci beaucoup de papier. S’il n’a aucun événement à décrire, il note ses impressions du jour avec de simples mots.

Exigeant.

Palpable.

Manipulation.

Quand il aime quelque chose, il apprend tout sur le sujet. Souvent il apprend des choses par cœur.

Les stations de métro : Eastern, Franklin, Nostrand, Kingston, Utica, Sutter, Saratoga, Rockaway, Junius. Toutes les stations de l’Express de la 7
e
 
Avenue jusqu’à Flatbush en passant par Gun Hill Road.

Pourquoi ? Pour rien. Il trouve ça rassurant.

Le lundi il mange italien, le mardi français, le mercredi des hot dogs avec ketchup et moutarde allemande, le jeudi il s’en remet au hasard. Le vendredi il mange iranien – 
gheimeh
,
ghormeh
,
barg
. Un petit restaurant près de Penn Plaza, dans le quartier de Garment où il vit. L’endroit s’appelle le Persépolis. Le week-end, enfin, il mange chinois ou thaï, et s’il est inspiré il se fait du gratin de thon.

Pour le déjeuner, il va toujours au même endroit, à une rue et demie du journal où il travaille.

Les rituels. Toujours les rituels.

Et il compte les choses. Les panneaux stop. Les feux rouges. Les magasins qui possèdent des auvents. Les magasins qui n’en possèdent pas. Les voitures bleues. Les rouges. Les breaks. Les personnes handicapées.

Les chiffres le rassurent.

Il invente des noms aux gens : Face de Sucre, Socrate-Pâle, Parfait-Enfant-Silencieux, Peur-Immense, Drogué-Mort-de-Peur.

Des noms fabriqués de toutes pièces. Des noms qui leur correspondent. Qui correspondent à leur apparence.

Il n’est pas fou. Ça, il en est sûr et certain. Simplement, il a une manière bien à lui de voir les choses. C’est tout.

Il ne fait de mal à personne, et personne ne se douterait de tout ça.

Car en apparence il ressemble à n’importe qui.

Comme le diable.

 

John Costello et Nadia McGowan déjeunèrent ensemble pour la première fois le samedi 6 octobre 1984.

Ils mangèrent du corned-beef dans du pain de seigle avec de la moutarde et des cornichons, et ils partagèrent une tomate grosse comme le poing. Écarlate, rouge sang, sucrée et juteuse.

Ils déjeunèrent ensemble et elle lui raconta quelque chose qui le fit rire.

Le lendemain, il l’emmena au cinéma.
Les Saisons du cœur
. John Malkovich. Sally Field. Le film avait remporté deux oscars, meilleure actrice et meilleur scénario. John Costello n’embrassa pas Nadia McGowan, il n’essaya même pas, mais il tint sa main dans la sienne pendant la dernière demi-heure du film.

Il avait presque 17 ans et voulait tellement voir ses seins parfaits et ses cheveux tomber en cascade sur ses épaules nues.

Plus tard, après tout ce qui allait arriver, il se souviendrait de cette soirée. Il la raccompagna chez elle, une maison située au croisement de Machin Street et de Wintergreen Street. Le père de Nadia l’attendait sur le pas de la porte. Il serra la main de John Costello et d
it : « Je connais ton père. Grâce au pain irlandais. » Puis il étudia John de très près, comme pour déchiffrer ses intentions.

Nadia McGowan regarda John Costello de la fenêtre de sa chambre tandis qu’elle ôtait son pull.
John Costello
, se dit-elle,
est discret et sensible, mais derrière ça, il est fort, intelligent, et il écoute, et il y a quelque chose chez lui dont je peux tomber amoureuse.

J’espère qu’il m’invitera de nouveau.

Ce qu’il fit. Le lendemain. Un rendez-vous fixé au samedi suivant. Ils virent le même film, mais cette fois ne le regardèrent pas.

C’était la première fois qu’il embrassait une fille. Un vrai baiser. Bouche ouverte, la sensation d’une langue qui n’est pas la sienne. Après, dans le vestibule sombre chez elle, derrière la porte d’entrée, ses parents de sortie quelque part, elle enleva son soutien-gorge et le laissa toucher ses seins parfaits.

Et encore après : le deuxième jour de novembre.

« Ce soir », dit-elle. Ils étaient assis côte à côte sur un étroit banc de bois, au bout de Carlisle Street, près du parc.

Il la regardait, la tête inclinée sur le côté, comme s’il portait un poids sur son épaule.

« Est-ce que tu as déjà…, demanda-t-elle. Enfin… est-ce que tu as déjà fait l’amour ?

— Dans ma tête, susurra-t-il. Avec toi. Mille fois. Oui. »

Elle rit. « Non, sérieusement. Pour de vrai, John. Pour de vrai. »

Il fit signe que non. « Et toi ? »

Elle tendit le bras et toucha son visage. « Ce soir. La première fois, pour nous deux. »

Ils trouvèrent leur rythme, comme s’ils étaient en territoire connu. Ce n’était pas le cas, mais ça n’avait pas d’importance, car la découverte faisait autant partie du voyage que la destination. Peut-être même plus que la moitié de celui-ci.

Debout devant lui, elle leva les bras pour l’enlacer. Il sourit, se déplaça vers la droite et resta à côté d’elle pour qu’elle puisse poser sa tête contre son épaule.

« Tu sens bon », dit-il. Elle rit. Puis : « Tant mieux. Je n’ai pas envie de sentir mauvais.

— Tu es… »

Chhhutt, fit-elle. Elle posa un doigt sur sa bouche et l’embrassa. Il sentit la main de Nadia sur son ventre, et il l’attira contre lui.

Ils firent l’amour pour la première fois.

Elle dit que ça ne lui faisait pas mal, mais le bruit qu’elle fit lorsqu’il s’introduisit en elle lui indiqua autre chose.

Puis ils trouvèrent le rythme, et même si cela sembla ne durer qu’une fraction de seconde, ce n’était pas grave.

Ils remirent ça plus tard, beaucoup plus longtemps cette fois ; une nuit que les parents de Nadia étaient à Long Island City, ils dormirent ensemble et ils n’en furent pas beaucoup plus avancés.

John Costello se leva aux premières heures du jour. Il réveilla Nadia McGowan pour discuter, tout simplement. Pour savourer le temps qu’ils passaient ensemble.

Elle lui répondit qu’elle voulait dormir, et il la laissa.

Si elle avait su qu’elle mourrait avant la fin du mois… Si elle l’avait su, elle se serait peut-être réveillée.

Il se souvient de tellement de choses. C’est d’ailleurs précisément la raison pour laquelle il garde son boulot, il en est sûr.

Il est un index.

Il est une encyclopédie.

Il est un dictionnaire.

Il est une carte du cœur humain et sait précisément ce qui
peut être fait pour le châtier.

Il avait 16 ans quand elle est morte. Elle avait été son premier amour. La seule qu’il ait vraiment, vraiment aimée. Il s’en était convaincu. Ce n’était pas bien difficile.

Il y a repensé mille fois et il sait que ce n’était pas sa faute.

C’est arrivé sur le même banc, celui au bout de Carlisle Street, près du parc.

Il pourrait y retourner maintenant, dans sa tête ou pour de vrai, et il sentirait quelque chose, ou peut-être rien du tout.

Ça l’a changé. Évidemment. Ça l’a rendu curieux de la nature des choses, du pourquoi des choses. Pourquoi les gens aiment et haïssent, tuent, mentent, souffrent, saignent, pourquoi ils se trahissent les uns les autres, pourquoi les uns volent les maris, les femmes et les enfants des autres.

Le monde avait changé.

Quand il était petit, ça se passait comme ça : le tricycle d’un enfant au coin d’une rue. La mère avait dû appeler le petit pour le dîner. Un passant ramassait le tricycle, le posait au bord du trottoir afin que personne ne trébuche dessus et ne se fasse mal. Un sourire simple, nostalgique. Souvenir de sa propre enfance, peut-être. Sans jamais y réfléchir à deux fois.

Aujourd’hui, on penserait d’abord à un enlèvement. Le gamin kidnappé en deux temps trois mouvements et jeté comme un sac au fond d’un coffre de voiture. Le tricycle étant la seule chose qui resterait de lui. On retrouverait l’enfant trois semaines plus tard – frappé, abusé, étranglé.

Le quartier avait changé. Le monde avait changé.

John Costello croyait que c’était eux qui l’avaient changé.

Après la mort de Nadia McGowan, la petite communauté se disloqua. Sa mort sembla marquer la fin de tout ce que les gens considéraient comme essentiel. Ils n’emmenaient plus leurs enfants au Connemara. Ils restaient chez eux.

Son père assista à la fin de ce monde, et il eut beau essayer de renouer avec John, il n’y parvint jamais tout à fait. Peut-être
que sa mère aurait pu le retrouver, caché dans le monde qu’il s’était construit.

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