Les Assassins (38 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

« Il n’y a pas nécessairement une logique, si ? demanda Irving.

— Une logique ? Non, en effet, ce n’est pas obligatoire.

— Sauf pour lui.

— D’après lui, tout cela est parfaitement logique. Sans quoi il n’aurait aucune raison de le faire.

— C’est là qu’on voit qu’il y a quand même des gens totalement dingues.

— C’est réciproque, dit Costello. Cet homme pense la même chose de nous que nous de lui.

— Vous croyez vraiment ?

— Oh, que oui. »

Les deux hommes restèrent un instant silencieux. Costello fit demi-tour et regagna le bureau. « Les photos de scènes de crime, dit-il. Je pense qu’on devrait analyser toutes celles qui ont été prises et si on ne trouve pas ce qu’on cherche, il nous faudrait aller sur les scènes de crime elles-mêmes.

— Pour y trouver la signature du tueur. Les photos, je peux les obtenir. En revanche, l’accès aux scènes de crime, ça me paraît plus difficile.

— Je comprends bien la nécessité de la confidentialité, mais s’il y a des éléments qui…

— Jetons un œil sur les photos, l’interrompit Irving. Si jamais on a besoin d’aller voir les scènes de crime, on avisera à ce moment-là. »

Ils se mirent au travail, vidèrent chaque dossier de toutes ses photos. En tout et pour tout, il y en avait plus de deux cents.

Ils poussèrent les bureaux contre le mur qui faisait face à la fenêtre et disposèrent les photos par terre, les unes à côté des autres, classées par affaires, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul centimètre carré de moquette visible.

Costello, debout sur le bureau, les mains sur les hanches, étudia le puzzle imagé qu’il avait sous les yeux. Irving, lui, se tenait près de la fenêtre.

« Venez ici, lui dit Costello. Ça vous donnera une autre perspective.

— Une autre perspective ? Non, mais vous…

— Je suis très sérieux. Rejoignez-moi et venez voir. »

Sur la pointe des pieds, Irving se fraya un chemin parmi les séries de clichés et gagna l’autre bout de la pièce. Il grimpa sur le bureau et se plaça à côté de Costello. Les deux hommes considérèrent les innombrables photos en couleurs.

« La fille retrouvée dans l’appartement, dit Costello. Celui qui a loué la boîte postale a forcément dû fournir une pièce d’identité, non ?

— Il me semble que vous pouvez louer une boîte postale avec un simple permis de conduire. Celui qui a fait le coup a utilisé une fausse carte d’identité établie au nom de Shawcross et a indiqué pour adresse l’appartement de Montgomery Street. »

Costello observa un long silence, puis : « Vous voyez des points communs ?

— J’ai regardé ces photos des dizaines de fois. Je les étudiées de près, de loin, de haut en bas, à l’envers, de toutes les façons possibles et imaginables… pour essayer d’y déceler quelque chose. Et je ne vois strictement rien.

— Il n’y a pas de signature. Ce type est un caméléon. Il prend la couleur des autres.

— Tout ça est très poétique, rétorqua Irving avec une pointe de sarcasme dans la voix.

— Il faut être un peu spécial pour sacrifier autant de soi-même, vous ne croyez pas ?

— Sacrifier ?

— Le terme n’est peut-être pas le mieux choisi, mais vous voyez ce que je veux dire. Ce type doit se sentir obligé de faire ça, n’est-ce pas ? C’est une pulsion. Ce ne sont pas des crimes de circonstance. Ils exigent une planification très méthodique, très précise, pour tout ce qui concerne la victime, le mode opératoire, le lieu, etc. C’est un perfectionniste, et pourtant il semble avoir le don de ne laisser derrière lui aucune trace. Il ne veut pas qu’on sache qui il est, et ce pour deux raisons. Primo, il ne veut pas se faire arrêter. Secundo, il se croit supérieur, non seulement à tous ces assassins plus anciens, mais aussi à nous.

— Voilà que vous parlez comme un profileur, maintenant. On ne vous demande pas de nous dire à quoi il ressemble, mais de mettre en pratique vos connaissances pour deviner qui il imitera la prochaine fois. »

Costello descendit du bureau et louvoya entre les photos. Il en ramassa une, celle d’une des filles découvertes près de l’East River Park. Il l’observa un long moment avant de la reposer. Il prit alors la photo de Mia Grant, l’adolescente retrouvée par les jumeaux Thomasian – le meurtre de la petite annonce déposée à Murray Hill.

« Harv le Marteau, dit Costello. C’était le surnom de Harvey Carignan. Ensuite, on a les deux filles assassinées par les Tueurs du Crépuscule près du parc. John Wayne Gacy… Que je sache, il n’a jamais eu de surnom, tout comme Kenneth McDuff. Shawcross était surnommé le Monstre des Rivières. Pour finir, on a la fille de l’appartement, la petite Cassidy, où on a droit au plus célèbre d’entre tous, le Zodiaque.

— Qu’est-ce que vous recherchez ?

— N’importe quoi. Il les choisit pour une raison précise. Peut-être le nom des assassins originels, le nom des victimes, les dates… »

Costello s’interrompit et leva les yeux vers Irving.

« Quoi donc ?

— Je voudrais établir la liste des dates. Les anciennes et les récentes. »

Les deux hommes s’attelèrent à la tâche, en partant du principe que Laura Cassidy avait été assassinée le 4 septembre. Costello nota les dates les unes après les autres, en remontant jusqu’à Mia Grant, le 3 juin. Il calcula ensuite le nombre de jours qui les séparaient les unes des autres.

« Entre Mia Grant et les deux filles, Ashley Burch et Lisa Briley, neuf jours. De là jusqu’au petit jeune découvert dans le magasin de feux d’artifice, quarante-sept jours. Jusqu’à la fille et ses deux copains dans le coffre de la voiture, huit jours. Ensuite, on a un intervalle de vingt-neuf jours jusqu’au 4 septembre et Laura Cassidy. Pour terminer, bien qu’elle ait été retrouvée avant la petite Cassidy, on a sept jours jusqu’au meurtre de Carol-Anne Stowell. Neuf, quarante-sept, huit, vingt-neuf, et sept…

— Neuf, huit, sept sont les chiffres intermédiaires, dit Irving. Si on met de côté les interruptions de quarante-sept et de vingt-neuf jours, on a une séquence.

— Ce qui signifierait que, s’il s’agit d’une séquence
volontaire
, notre cher ami va tuer à une date indéterminée, puis six jours après. Oh, non… Je crois qu’il n’y a rien dans les dates. Elles ne correspondent pas à des nombres premiers, ne sont pas toutes paires ou toutes impaires. Et les chiffres qui alternent ne forment pas de séquence. »

Irving s’assit sur le rebord de la fenêtre, les mains dans les poches. « Il a simplement choisi certains tueurs ou certains types de meurtres. Je crois que ce n’est pas plus compliqué que ce qu’on a soupçonné au départ.

— Il veut simplement faire connaître son génie au reste du monde.

— Appelez ça comme vous voudrez, dit Irving.

— Donc, si ce ne sont pas les victimes, et s’il ne se limite pas à des assassins qui ont été arrêtés – ce qui est le cas –, il s’agit forcément d’autre chose… »

Costello s’interrompit, puis dit : « Il nous reste à aller voir les scènes de crime.

— Je vais voir ce que je peux faire.

— J’attends votre coup de fil. »

Costello se leva et enfila sa veste. « Laissez un message à Karen et je vous rappellerai.

— Au fait, j’ai une question. »

Costello sourit, comme s’il savait déjà de quoi il s’agissait.

« Où habitez-vous ?

— Vous savez très bien où j’habite, inspecteur Irving. »

Ce dernier ne pouvait pas le nier, n’essaya même pas. « J’ai du mal à comprendre comment vous pouvez mener une existence aussi recluse…

— Recluse ? Pourquoi recluse ?

— Vous allez au travail. La personne pour qui vous travaillez n’est jamais passée chez vous. Vous semblez n’avoir aucune activité sociale. J’imagine que vous n’avez pas de relation en ce moment…

— Et c’est un problème, d’après vous ?

— Eh bien… Non, pas en tant que tel, mais je me dis que vous devez vous sentir un peu seul… »

Costello fourra ses mains dans ses poches et fixa le sol pendant quelques secondes. Lorsqu’il leva de nouveau les yeux, son visage était d’un calme imperturbable.

« Il faut donc croire que nous sommes deux dans ce cas-là, n’est-ce pas, inspecteur ? »

Ray Irving le regarda partir sans prononcer un mot.

40

  L
a phrase le hantait :
Une volonté de définir et de perpétuer leur propre mythologie.

Irving n’en dormait plus. Plus il y repensait, plus elle lui paraissait évidente.

À un moment donné, entre 2 et 3 heures du matin, il se leva de son lit et s’en alla chercher le mot dans le dictionnaire.
Mythe
. Il était question d’êtres surhumains, de demi-dieux, de déités. Il était question d’identités
créées
, celles auxquelles on avait recours pour expliquer l’inexplicable.

Il n’était pas possible de rationaliser ce que faisait le Commémorateur. Ce n’était même pas nécessaire. Il fallait simplement tenter de le comprendre ; avec la compréhension viendrait la possibilité de prévoir. Que ferait-il la fois d’après ?
Qui
serait-il ? Et quand ?

Irving s’endormit peu avant 3 heures, se réveilla à 7 h 30 et quitta son appartement à 8 h 15.

Il décida de sauter son petit déjeuner chez Carnegie’s, s’acheta un café et fonça au n
o
 4. Coincé dans la 10
e
 Rue, il réussit à faire un détour par la 42
e
 Rue qui l’emmena au-delà du coin nord-ouest de Bryant Park. Mia Grant. 15 ans. Assassinée à la manière de Harv le Marteau.

Farraday devait arriver à 9 heures. Aucun message à la réception n’indiquant un changement de programme, Irving attendit devant le bureau du capitaine, dans le couloir, jusqu’à ce que celui-ci apparaisse.

« Bonne, mauvaise ou moyenne ? demanda Farraday.

— Il faut que je puisse emmener Costello sur les scènes de crime. »

Farraday s’arrêta net. Il avait sorti la clé de son bureau. Il l’introduisit dans la serrure, prit une lente inspiration et ferma un instant les yeux.

« Ce n’est pas lui le coupable, dit Irving.

— J’y ai repensé. »

Farraday actionna la clé, ouvrit la porte et pénétra dans son bureau.

Irving l’y suivit mais ne s’assit pas. Il n’avait pas l’intention de s’y attarder.

« Détecteur de mensonge, dit Farraday.

— Pour Costello ? Non, attendez, ça ne marchera jamais. De toute façon, c’est de la connerie…

— Écoutez-moi un peu, Ray. Écoutez-moi un peu. »

Farraday s’assit à son bureau, joignit ses deux index en flèche et regarda gravement Irving. « Asseyez-vous. »

Irving s’exécuta.

« Bon. Il est donc engagé de manière provisoire. C’est un spécialiste des faits divers et il remplit une fonction chez nous. Pas de problème. Mais imaginons autre chose. Mettons que ça foire. Mettons que l’assassin fasse partie de son fameux groupe du Winterbourne. Je ne sais pas, je ne fais que lancer une idée, d’accord ? Je veux juste m’assurer qu’il ne peut rien nous arriver à cause de cette décision.

— Sérieusement, capitaine, je ne soumettrai pas ce type à un détecteur de mensonge. D’abord, ça ne constituerait en rien une preuve, et si quelque chose se passait mal, ça ne pourrait même pas nous servir de défense. Et puis… Merde, ce type est chaud comme la braise. Il ne fait pas tout ça parce qu’il en a simplement envie, mais parce qu’il se sent tenu de le faire.

— Et pourquoi donc ?

— Qui sait ? Sa propre histoire ? Tout simplement la nature humaine, peut-être. »

Farraday afficha un sourire cynique.

« Laissez-moi l’emmener sur les scènes de crime. Ce n’est pas la mer à boire. Qui sera au courant ? Laissez-moi l’emmener deux petites heures et on n’en parle plus. Peut-être qu’il verra des choses à côté desquelles on est passés.

— Vous croyez vraiment ?

— Entre nous, il a repéré deux ou trois petites bricoles qui nous avaient échappé, non ?

— Je ne suis pas d’humeur caustique. Alors allez-y, faites ce que vous voulez. »

Farraday le congédia d’un geste de la main. « Mais je ne veux en entendre parler que de votre bouche.

— Vous avez ma parole. »

 

Une heure et demie plus tard, John Costello descendait d’un taxi devant le commissariat n
o
 4 et traversait le parking pour retrouver Irving. Le temps était beau et sec, d’une fraîcheur vivifiante, et Irving, une fois de plus, se rappela que Noël approchait à grande vitesse, et avec la période des fêtes, l’inévitable sentiment de solitude. Il ne conseillerait à personne de voir l’être aimé mourir en novembre.

« Vous allez bien ? »

Costello hocha la tête. « Où va-t-on en premier ?

— Mia Grant », répondit Irving avant de l’accompagner jusqu’à sa voiture, derrière l’immeuble.

 

Bryant Park, les arbres aux branches basses sous lesquelles les jumeaux Thomasian avaient découvert le corps de la fille enveloppé dans du plastique. Puis la route qui bifurquait de Roosevelt Drive, juste à côté de l’East River Park. Les deux hommes restèrent debout, en silence, devant le bosquet où Ashley Burch et Lisa Briley avaient été retrouvées par Max Webster. Ensuite, respectant la chronologie des faits, Irving emmena Costello 39
e
 Rue Est, au magasin de feux d’artifice et de déguisements Wang Hi Lee, avec le petit trou creusé dans le sol en béton d’où James Wolfe, grotesquement maquillé en clown, les avait regardés. Là-dessus, ils se rendirent sur le lieu où on avait retrouvé le corps tabassé de Caroline Parselle, sous le pont de Queensboro, puis au croisement entre la 23
e
 Rue Est et la 2
e
 Avenue, à l’emplacement de la Ford gris foncé dans laquelle les deux garçons avaient été découverts. Costello demanda où se trouvait la voiture, ce qu’elle était devenue.

« Elle est sous scellés, répondit Irving. Elle a été nettoyée de fond en comble. Déclarée volée deux mois auparavant, mais aucun indice à l’intérieur. »

Costello acquiesça et ne posa pas d’autres questions.

De là, ils roulèrent jusqu’au quai 67, via la 12
e
 Avenue. Costello se pencha par-dessus le parapet et regarda l’endroit où le corps de Carol-Anne Stowell avait été jeté. Les eaux de l’Hudson étaient grisâtres, froides, impitoyables. Si de quelconques traces avaient été laissées ici, le fleuve les avait depuis bien longtemps charriées. Tout ce qui restait de Carol-Anne Stowell gisait désormais au fond de l’Hudson, et l’Hudson ne le rendrait jamais.

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