Les Assassins (34 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

C’étaient surtout ces données-là qui intéressaient Irving. C’est d’ailleurs grâce à elles qu’il repéra un client recensé sous le nom de 1457 Poste. Quelle que fût son identité, 1457 Poste avait procédé à trois achats en mai de cette année, notamment des photos de la scène du crime d’Anne-Marie Steffen, la femme étranglée par Arthur Shawcross en 1988.

À 15 h 50, étaient présents dans la salle d’interrogatoire : Irving lui-même, deux agents, l’adjoint du procureur Harry Whittaker et l’avocate commise d’office, une femme entre deux âges nommée Fay Garrison. L’interrogatoire ne dura pas longtemps. Haynes répondit aux questions d’Irving sans la moindre hésitation.

« D’après vos propres archives, dit Irving, qui sont, je dois le reconnaître, d’une aide précieuse pour nous, votre petite entreprise vous a rapporté jusqu’à présent plus de 11 000 dollars. Voilà une chose que le fisc sera très content d’apprendre, vous ne croyez pas ? »

Haynes baissa la tête un long moment. Il leva enfin les yeux, voulut dire quelque chose. Dès qu’il se remit à expliquer combien il était absolument, profondément désolé, Irving leva la main pour le faire taire.

« L’un des vos clients vous a acheté trois jeux de photos différents en mai dernier. Une de ces photos était celle d’une prostituée assassinée à la fin des années 1980, une certaine Anne-Marie Steffen. Vous appelez ce client “1457 Poste”. Qu’est-ce que cela désigne ? »

Haynes voulut se moucher avec sa manche. Il eut du mal, à cause des menottes. « C’est l’adresse à laquelle je les ai envoyées, répondit-il.

— Vous n’avez jamais rencontré ce client ?

— Non, jamais. Je ne lui ai parlé qu’au téléphone. Il m’a appelé pour me dire ce qu’il voulait. Et il m’a donné l’adresse.

— Et comment vous a-t-il payé ?

— Il m’a envoyé les billets par courrier. Les billets et rien d’autre. Il m’a indiqué une boîte postale pour les photos.

— La boîte postale n
o
 1457 ? »

Haynes hocha la tête. « Exact. La boîte postale n
o
 1457, à New York. Rien de plus. Je les ai envoyées là-bas. »

Irving jeta un coup d’œil vers un des agents. Ce dernier acquiesça et quitta discrètement la pièce. Il allait remplir les documents requis pour demander à la poste l’identité du détenteur de la boîte postale.

« OK, fit Irving en se calant au fond de son siège. Si je comprends bien, Dale, ça a été une belle opération, pas vrai ? Une très belle opération… On va avoir besoin de votre témoignage sur tout : les dates, les horaires, quand et où tout a commencé… Bref, toute votre vie à partir du moment où cette petite aventure a débuté. Ensuite, on va vous inculper, fixer une date de comparution, et vous pouvez être sûr que vous retrouverez votre photo dans un dossier, prêt à être classé au service des archives. »

Une fois de plus, l’expression abjecte sur le visage de Haynes. « Vous croyez… Vous croyez que…

— Que vous allez faire de la taule ? C’est ça que vous vouliez me demander ? »

Haynes fit signe que oui, incapable de soutenir le regard d’Irving.

« Qui sait ? On a encore plein de choses à élucider avant d’en arriver là, monsieur Haynes. Donc pour l’instant, le mieux que vous puissiez faire, c’est nous rédiger une belle déclaration, aussi complète et honnête que possible, en vérifiant bien que vous n’omettez aucun détail.

— Oui, bredouilla Haynes. Oui, bien sûr. »

Irving se leva. Il confia Dale Haynes aux bons soins du deuxième agent et quitta la pièce en compagnie de Whittaker et de Fay Garrison.

« Il n’ira jamais en prison, fit Whittaker. Il recevra une petite tape sur les fesses, peut-être une amende, quelques travaux d’intérêt général. Un type comme lui, c’est du menu fretin.

— Je sais, répondit Irving. Mais en attendant, il est calme et coopératif. Et j’aimerais que ça reste comme ça. »

Là-dessus, il leur serra la main. « Merci pour votre aide, mais il faut que j’avance sans plus attendre. »

Whittaker et Garrison ne lui en voulurent pas. Ils savaient que cette histoire n’était que la face émergée d’un gigantesque iceberg.

33

  L
e juge Schaeffer signa le mandat de perquisition à 16 h 48. Irving téléphona aux renseignements de la poste de New York, se présenta, donna la référence du mandat de perquisition, puis le nom de Schaeffer, et convint d’un rendez-vous avec l’adjoint du responsable de la sécurité à 17 h 15. Gyrophare allumé, il arriva sur place à 17 h 10.

On ne pouvait pas faire plus irlandais de New York que Lawrence Buchanan. Ne dépassant pas les un mètre soixante-huit, pesant peut-être soixante-quinze ou quatre-vingts kilos, il portait des chaussures à semelles de crêpe qui couinaient et marchait comme s’il était sur le point de partir en courant. Il avait le sourire chaleureux et la poignée de main vigoureuse ; on sentait l’homme qui aimait passionnément la vie. Irving lui expliqua que sa requête était de la plus haute urgence, en rapport avec une série d’homicides. Irving n’avait pas à s’inquiéter, car Buchanan, tout sourire, pressa encore plus le pas.

« Dans ce cas, monsieur, dit-il, ne comptez pas sur moi pour vous ralentir. »

17 h 34. Irving quitta le bureau central des renseignements de la poste de New York avec, dans sa poche intérieure de veste, un bout de papier. Sur ce bout de papier figurait une adresse : 1212 Montgomery Street, Apt. 14B. L’homme qui avait loué la boîte postale n
o
 1457 s’appelait A. J. Shawcross.

Irving appela le n
o
 4 et parla directement à Farraday en lui expliquant l’importance de ce nom-là. Farraday téléphona alors au juge Schaeffer, se chargea lui-même du mandat de perquisition et dépêcha une équipe des SWAT pour la fouille de l’appartement. Un homme qui avait assassiné huit personnes ne méritait pas moins.

Irving regagna le n
o
 4 un peu après 18 heures. Farraday le retrouva dans la salle des opérations, le félicita pour sa rapidité ainsi que pour son efficacité, lui rappela que cette affaire était cruciale et qu’une élucidation dans les plus brefs délais leur vaudrait à tous deux des éloges. Comme Irving, le capitaine se laissait gagner par la fébrilité et l’intensité de la traque. L’heure était à la nervosité. On prédisait le pire scénario tout en espérant le meilleur ; on échafaudait des plans de secours tout en s’efforçant de ne pas y arriver trop vite. Avec un peu de doigté, ils pouvaient mettre la main sur le Commémorateur. Un seul faux pas, une seule petite bourde, et ils retournaient à la case départ. Pire encore : des preuves douteuses, un vice de procédure, et le type pouvait s’en tirer grâce à deux ou trois détails techniques.

L’opération débuta à 18 h 45. Trois véhicules banalisés, un fourgon des SWAT, une voiture de liaison en soutien. La circulation était chargée, comme prévu. Ils descendirent la 6
e
 Avenue et ne tournèrent pas avant West Houston Street. Sur le coup de 19 h 20, ils traversaient Delancey Street, avec le pont de Williamsburg sur leur gauche, la zone du Lower East Side comprise entre Delancey Street, Franklin D. Roosevelt Drive et le pont de Manhattan formant un cul-de-sac de six ou huit pâtés d’immeubles. Au-delà de Franklin D. Roosevelt Drive, Corlears Hook et la baie de Wallabout. Par beau temps on pouvait voir, sur l’autre rive de l’East River, le chantier naval de Brooklyn. Montgomery Street était bordée d’immeubles sans ascenseur, avec des issues de secours sur les façades arrière. Trois hommes pénétrèrent par l’entrée principale, trois autres se lancèrent dans l’escalier en fer forgé derrière. Le chef d’unité des SWAT donna ses instructions comme si sa mission n’était pas plus compliquée que l’animation d’un goûter d’anniversaire. Faites ci, faites ça, et puis ça, sans avoir besoin de réfléchir, juste d’agir. Irving suivait le déroulement des opérations depuis la rue, le cœur serré comme un poing fermé. Pour la première fois depuis des mois, il se surprit à prier. Ce n’était rien d’autre qu’une réaction instinctive, car la dernière fois qu’il avait prié, ça avait été pour Deborah Wiltshire, et ses mots n’avaient rien changé.

Au premier étage de l’immeuble, l’agent des SWAT parti en éclaireur emprunta le couloir jusqu’à l’appartement 14B, dos contre le mur. À deux mètres de la porte, personne à l’intérieur de l’appartement n’aurait pu le voir par la serrure, tant son angle d’approche était fermé.

Cet agent s’appelait Mike Radley, surnommé Boo par ses camarades. Peu importait qu’il eût déjà fait ça mille fois, qu’il dût encore le refaire mille fois – la sensation était toujours la même.

Une tension, comme un fil brûlant noué au fond des tripes. Une sensation d’équilibre, certes, mais fragile. Il avait vu les films – 
Jarhead
,
La Chute du faucon noir
 – et pensait plus ou moins comprendre ce que ces gens-là vivaient. Pars à la guerre. Ça aurait dû être leur devise. Réveille-toi, lave-toi les dents, habille-toi, pars à la guerre. Le Lower East Side n’était ni Beyrouth ni Bagdad, ni la Bosnie, ni Stalingrad, mais enfin, quel que soit le lieu, un gilet pare-balles ne protégeait pas votre cou, votre tête, vos épaules, l’énorme artère qui descendait dans votre jambe. Un pistolet restait un pistolet, que la personne qui le brandissait fût un terroriste, un junkie, un dealer, une pute, un mac, un évadé de Bellevue ou un type qui avait décidé de purger de leurs parasites les rues de New York. Les balles restaient des balles. Un mort restait un mort. Aujourd’hui, demain, le mardi suivant – c’était du pareil au même. Votre heure sonnait quand elle sonnait. Il s’agissait simplement de la retarder.

Boo Radley se tenait donc, dos au mur, à trente centimètres de l’appartement 14B. Il resta là un long moment, tout en écoutant le chef d’unité prononcer sa phrase rituelle : « Du calme, respire un bon coup, vas-y doucement, réfléchis vite. »

Il fit un geste à ses collègues. Il apprit que la deuxième équipe, à l’arrière de l’immeuble, était en position, prête à intervenir.

Il frappa à la porte.

Il tendit l’oreille. Chacun de ses sens était à l’affût d’un son, d’un mouvement, d’un signe montrant que l’appartement était occupé.

Il n’y avait rien.

Il toqua de nouveau à la porte, annonça sa présence, se déclara policier.

Il attendit ce qui lui parut être une éternité, puis se retourna et fit signe d’avancer. Le deuxième et le troisième homme arrivèrent avec le bélier. Radley s’adressa rapidement et succinctement au chef d’unité. Ils allaient entrer des deux côtés en même temps et inspecter l’appartement.

Plus tard – une fois la porte enfoncée, les premiers cris, la deuxième équipe entrée dans l’appartement par l’issue de secours et la fenêtre de la cuisine…

Plus tard – lorsque Irving apprendrait qu’il n’y avait personne de vivant dans l’appartement, qu’il commencerait à monter par l’escalier principal, pressentant déjà ce qui l’attendait et le désarroi qui venait quand une opération comme celle-là se concluait autrement qu’il l’avait prévu…

Plus tard – lorsqu’ils auraient découvert la fille morte par terre, nue, tabassée, les mains liées avec de la corde à linge blanche et serrées autour de son cou, l’odeur de décomposition presque insupportable, et par terre, à côté d’elle, écrites avec son propre sang, une série de runes cryptiques qu’Irving reconnaîtrait immédiatement…

Après tout ça… Hal Gerrard en route vers l’appartement, suivi par Jeff Turner, les sirènes et les gyrophares fonçant dans les bouchons du soir… Les émotions à fleur de peau et l’affolement. Irving dans le couloir, dehors, un mouchoir sur le visage, éprouvant quelque chose qui tenait autant de l’horreur que du délire, ressentant à la fois tout et rien, essayant de trouver un vague début de signification à ce cauchemar ; les sueurs froides, la nausée, non pas à cause de l’odeur, ni du corps de cette pauvre fille massacrée et abandonnée dans un appartement vacant de Montgomery Street, à côté d’un message qui laissait entrevoir un monde beaucoup plus noir que ce que n’importe lequel d’entre eux aurait pu imaginer – mais à cause de la désillusion inévitable…

Ce n’était jamais simple. Jamais aussi simple qu’on l’aurait voulu.

C’est à ce moment-là – après toutes ces choses – que Ray Irving mesura véritablement la profondeur de l’abîme.

La seule chose qui l’empêchait de sombrer était une emprise ténue sur le réel, la promesse d’un avenir meilleur, l’espoir que, d’une manière ou d’une autre, il se fraierait un chemin et verrait enfin l’autre côté…

Le pire du pire, semblait-il, était son envie de lâcher prise.

34

  À
22 heures, ils connaissaient le nom de la fille.

Ils avaient déchiffré le code, les symboles tracés par terre avec son sang.

Elle avait 24 ans, elle travaillait chez un disquaire dans le centre. Aucune disparition inquiétante n’avait été signalée. Les employés du magasin de disques donneraient plus tard leur témoignage :
On s’est juste dit qu’elle n’aimait pas ce boulot… Elle était là depuis seulement deux semaines.

New York. Une ville assez grande pour perdre ses habitants. Vous étiez quelqu’un sur le trottoir, aussitôt oublié dès que vous aviez tourné au coin.

Laura Margaret Cassidy.

Le message par terre disait :
Oakland 9472 Bob Hall Starr était une fiote
.

Celui qui avait écrit ces mots s’était servi d’une combinaison de codes empruntés à différentes lettres du Zodiaque – celles envoyées au
Vallejo Times-Herald
, au
San Francisco Examiner
et au
Chronicle
. Le 4 septembre 1972, à Oakland, en Californie, une jeune fille de 24 ans nommée Alexandra Clery fut retrouvée nue, ligotée et tabassée à mort. Clery était l’une des neuf victimes possibles du Zodiaque correspondant à cette période de l’année – Betty Cloer, Linda Ohlig, Susan McLaughlin, Yvonne Quilantang, Cathy Fechtel, Michael Shane, Donna Marie Braun et Susan Dye. La plupart avaient été assassinées au moment des solstices d’été, d’hiver et équinoxe d’automne, Linda Ohlig six jours après l’équinoxe de printemps. Ayant reconnu la graphie du code laissé sur le sol de l’appartement, Irving fit très vite le lien entre ce qu’il venait de découvrir et ce qui s’était passé trente-quatre ans auparavant. Il trouva également une référence, en plus d’un autre nom, à Bob Hall Starr.

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