Les Assassins (31 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

— Soyez prudente sur la route. »

Elle avait souri, il lui avait ouvert la portière, l’avait regardée s’installer, mettre sa ceinture. Il avait refermé. Une seconde plus tard, la vitre s’était baissée de quelques centimètres.

« Bonne nuit, inspecteur Irving.

— Bonne nuit, madame Langley. »

Et elle était partie.

 

Plus tard, de nouveau seul, il sentit quelque chose. Encore l’ombre de la culpabilité, peut-être ? Il l’attribua d’abord au fait qu’il venait de passer un certain temps avec une journaliste. Puis, regardant une fois de plus la photo en noir et blanc de Deborah Wiltshire, il se demanda ce qu’elle en aurait pensé.
Tu es comme tu es, Ray Irving,
aurait-elle dit.
Il n’y a que toi qui puisses apprendre à vivre avec.

28

  L
e vendredi soir, l’orage éclata. Le ciel, nuageux toute la journée, finit par craquer vers 18 heures. Le temps qu’Irving coure de la porte de service du commissariat jusqu’à sa voiture, il se retrouva trempé par les bourrasques de pluie.

Ce matin-là, il ne s’était pas rasé. Il avait enfilé un jean noir, un sweat-shirt sombre, un coupe-vent bordeaux, autrement dit la tenue dévolue aux tâches ménagères extérieures – vider les poubelles, ramasser les feuilles mortes du jardin. Il avait l’air mal peigné. Il ne ressemblait pas à un inspecteur de la Criminelle,
ne voulait pas
ressembler à un inspecteur de la Criminelle. Presque quarante-huit heures s’étaient écoulées depuis son rendez-vous avec Karen Langley, et il avait tué le temps en relisant toutes les pièces du dossier. Il ne l’avait pas rappelée, n’avait reçu aucun message d’elle. Il avait retrouvé l’accord de divulgation de témoignage fait par personne mineure dans le dossier Mia Grant, ainsi que quelques bouts de paperasse qui s’étaient perdus en cours de route. Ça l’avait un peu rassuré sur le côté administratif, mais il n’avait pas pour autant une meilleure compréhension de ce à quoi il avait affaire. Il ne trouvait décidément pas le fil conducteur, ne voyait toujours pas se profiler l’élément qui ferait éclore la vérité. Quatre jours avaient passé depuis le dernier meurtre et il n’était pas plus avancé.

Farraday n’avait pas exigé sa présence. Irving avait rédigé ses rapports et les avait remis en temps et en heure, mais il n’avait reçu aucune réponse. En un sens, il n’était pas mécontent. On l’avait laissé se débrouiller seul, ce qu’il appréciait toujours davantage. New York était peuplée de millions de gens. Huit personnes assassinées – pour autant qu’elles l’aient été par le même homme –, cela faisait un pourcentage relativement insignifiant.

Tim Leycross l’attendait sur le parking de St. Vincent.

« C’est de la connerie, dit-il en guise de salutation.

— Tu crois que je ne suis pas au courant ? »

Irving fit le tour de la voiture de Leycross et posa une main sur la poignée de la portière passager.

« On prend ma voiture ?

— Ma plaque est enregistrée au commissariat », dit Irving.

Leycross éclata de rire. « Mais vous croyez quoi ? Que ces gens travaillent pour la NSA ? Ils n’ont aucun moyen de vérifier votre plaque d’immatriculation. Bordel, vous faites comme s’ils allaient vous soumettre à un scan rétinien et à une analyse ADN de vos empreintes.

— On prend ta voiture, Timothy. Point barre. »

Une ou deux rues plus loin, Leycross s’arrêta à quelque distance du Bedford Park Hotel. Ils auraient pu y aller à pied, mais Irving voulait qu’on les voie arriver ensemble dans la voiture de Leycross. Certes, ces gens-là n’étaient pas de la NSA. Ils n’étaient pas grand-chose, d’ailleurs. Mais souvent, la moindre inattention suffisait à faire capoter les plans les plus sophistiqués. Une fois, un agent infiltré des Stups avait oublié d’enlever son alliance. Sa femme et ses gamins avaient eu droit au drapeau américain replié et à une pension alimentaire.

Le type à l’accueil ressemblait à un boxeur épuisé. Il était extrêmement lourd et aurait pu se faire balayer par un simple coup de pied dans les genoux, mais il remplissait son rôle. Même s’il avait l’air plus agacé que menaçant, il dépassait Irving d’une bonne tête. Il n’y avait pas de cartes de membre pour cette réunion, juste un tarif d’entrée fixé à 25 dollars, qui permettait de rembourser la location de la salle. Pas de cocktails, pas de hors-d’œuvre. Les gens qui venaient là carburaient à la bière et au Gatorade.

Ça aurait pu être un salon organisé par un fan club. Des célébrités de seconde zone auraient été invitées – figurants et doublures prêts à signer des posters de la série télé
Battlestar Galactica
. Une dizaine de types, tous gros, la plupart portant des lunettes, vêtus d’épais sweat-shirts et de pulls à col roulé. Ils se tenaient derrière des tables sur lesquelles étaient exposées des collections de photos et de DVD. Accidentés de la route, suicidés, brûlés, dépecés, décapités, amputés, défenestrés, pendus : autant d’images qui provenaient évidemment des dossiers de la police – meurtres à coups de couteau, blessures mortelles par balles, égorgements, énucléations, arrachages de langue. Irving aurait été bien en peine de faire la différence entre les documents authentiques et ceux qui étaient l’œuvre de talentueux faussaires. Mais, comme dans toute passion ou passe-temps, il y avait des gens qui se sentaient investis du devoir de distinguer le réel de la fiction. Chaque domaine possédait ses propres experts, et tous les experts du monde avaient en commun de vouloir montrer l’étendue de leur érudition. Ils vivaient pour ce genre d’occasions.

Irving balaya la salle du regard. S’il n’avait pas été habitué, immunisé par la répétition de ces scènes, il aurait été écœuré. Malgré son expérience aux Mœurs et aux Stups, malgré son transfert récent à la Criminelle et ses fréquentes visites à la morgue à attendre gentiment qu’une jeune fille morte se fasse ouvrir de la gorge au nombril, il n’était pas totalement insensibilisé. La photo d’un enfant victime de viol en disait suffisamment long sur la mentalité des personnes qui faisaient commerce de ce genre de matériel. Ils n’étaient pas la pire engeance sur terre, mais ils en prenaient sérieusement le chemin.

Il resta une heure. Il acheta quelques photos de scènes de crime, marquées du tampon du commissariat n
o
 3 au verso, qui montraient une femme étranglée avec ses propres bas résille. Il les paya 30 dollars, sans reçu. Il réussit à discuter avec le vendeur, un barbu d’une quarantaine d’années prénommé Chaz. Chaz portait des lunettes en cul de bouteille qui lui faisaient des yeux énormes. Chaz posait son regard déformant sur le monde, et le monde devait lui paraître horriblement bizarre.

« Elles sont bien, ces images, lui dit Irving.

— Authentiques. C’est pour ça. »

Chaz se pencha vers lui, la main en coupole près de sa bouche. « La plupart des trucs ici sont bidon », glissa-t-il avec un air méfiant.

Irving haussa les épaules. « Je découvre un peu tout ça. J’ai vu des choses sur Internet… »

Chaz sourit. « Sur Internet, vous avez quatre-vingt-dix pour cent de choses bidon, et les dix pour cent restants encore plus bidon.

— Il faut bien étudier le produit pour savoir ce qu’on achète.

— Il faut en faire son métier. Il faut le faire en professionnel ou ne pas le faire du tout. J’ai une réputation à tenir. »

On sentait de la fierté dans sa voix, comme s’il rendait un vrai service, un service parfaitement honorable, à la société. On n’était pas loin des petites scoutes qui sonnaient à votre porte pour vous vendre leurs biscuits. Les gens avaient des besoins, et ces besoins devaient être satisfaits. Mieux valait que Chaz œuvre à l’assouvissement de ces besoins plutôt que les gens aillent tuer pour obtenir leurs propres sujets photographiques. Il y avait toujours de la rationalisation quelque part. Il y avait toujours un moyen de justifier quelque chose.

« Pas de doute que celles-là sont des vraies », dit Irving en retournant une des photos. Il montra le tampon au verso.

« Je peux vous trouver tout ce que vous voulez parmi les archives de la police, répondit Chaz. Dans la mesure du raisonnable, bien sûr.

— Tout ce que je veux ?

— Donnez-moi un nom, une date, un commissariat, n’importe quoi… Je peux vous avoir des photos. J’ai un contact. Un type qui est à l’intérieur du système, vous voyez ? »

Chaz lui adressa un petit clin d’œil souriant. C’était le patron, ici. Il pouvait vous vendre la Terre entière pour une bouchée de pain.

« C’est vraiment impressionnant, fit Irving. Je suis intéressé par… »

Chaz leva la main. « C’est le prix, bien sûr, qui fait tout. Plus le matériel est difficile à trouver, plus il coûte cher.

— Il faut savoir ce qu’on veut.

— Je suis bien d’accord avec vous. Il y a quelque chose qui vous intéresse en particulier ?

— Peut-être.

— Peut-être un peu ou peut-être beaucoup ? »

Irving fit la moue. « J’ai un faible… J’ai un faible pour…

— Vous savez, chacun ses goûts, dit Chaz. Les filles, les garçons…

— Pas les gamins, coupa Irving. Je ne fais pas les gamins.

— Donc qu’est-ce que je peux vous trouver, monsieur… ?

— Je m’appelle Gary. »

Chaz tendit la main. Ils se saluèrent. Chaz sourit. Il débitait son petit numéro de vendeur. Il avait mis le grappin sur un nouveau client, il l’avait ferré et il le savait.

« Alors, Gary… Dites-moi ce qui vous plairait et laissez-moi voir ce que je peux faire pour vous.

— Est-ce qu’on pourrait avoir un rendez-vous en privé ? »

Chaz éclata de rire. « Bien sûr. Ici, c’est la kermesse. La foire du village. C’est pas grand-chose : juste un moyen pour certains de creuser leur réseau, d’établir de nouveaux contacts, vous comprenez ? J’ai une affaire dans le centre. J’ai une collection qui vous fera pâlir d’envie – et ça fait quinze ans que je suis dans le métier…

— Quand est-ce qu’on se retrouve, alors ? »

Chaz consulta sa montre. « Ici, ça risque de se terminer vers 20 h 30, peut-être 21 heures. On ne va pas perdre de temps. Si vous voulez qu’on s’assoie quelque part, je suis libre ce soir. »

Irving s’efforça de jouer les naïfs. « Vous n’êtes pas un… Vous n’êtes pas flic, ou quelque chose dans le genre ? »

Chaz tendit son bras et saisit l’épaule d’Irving. « Si, bien sûr que je suis flic. Je suis le directeur de la police de New York. Vous n’étiez pas au courant ? Je suis le directeur de la police et je vous arrête tous ! »

Il y eut une cascade d’éclats de rire dans toute la salle. Chaz était le comique, ici. Il était marrant.

« Désolé, fit Irving. C’est juste que… Enfin, vous comprenez.

— Gary, détendez-vous, d’accord ? Tout va bien, l’ami. On va rester encore un peu ici. Vous pouvez m’aider à remballer la marchandise, ensuite on ira boire une bière et on verra ce que je peux faire pour vous ?

— Parfait. Merci… C’est vraiment gentil à vous.

— Pas de quoi, mon vieux. Il faut bien qu’on s’entraide, non ? Qu’on pense un peu à nous. »

29

  L
eycross avait disparu. Il s’était volatilisé en un clin d’œil. Il avait amené Irving, avait de toute évidence estimé son devoir accompli, puis s’en était allé.

À 21 h 15, Irving aidait Chaz à ranger ses dossiers de photos dans des cartons. Chaz, lui, était en train de parler d’un match des Knicks. Irving l’écoutait de loin, à l’affût des noms qui étaient prononcés dans la salle, tout en essayant d’imprimer les visages – ceux qui semblaient importants et les autres. Chaz avait un break bleu marine garé à l’arrière de l’hôtel. Les deux hommes chargèrent les cartons dans la voiture et marchèrent jusqu’à un bar nommé Freddie’s, au carrefour suivant.

Irving savait qu’il s’agissait d’une piste. Ni plus ni moins. Il n’était pas assez naïf pour croire que Chaz était l’homme qui avait fourni au Commémorateur des photos de scènes de crime. Il n’avait même pas la certitude que l’assassin s’était fondé sur ces photos. Ces imitations étaient très proches de la réalité, mais pas complètement parfaites. Il s’agissait de répliques précises des crimes originels. Mais aucun de ces meurtres n’était resté totalement inconnu. Les détails – cause de la mort, vêtements de la victime, position du corps, degré de décomposition – figuraient dans des livres, des revues consacrées aux faits divers ou sur Internet. Irving tentait quelque chose, et c’était mieux que rien. S’il existait bel et bien un contact, quelqu’un au sein de la police ou du bureau du coroner qui avait accès à des photos et les subtilisait ou les copiait pour les revendre, cela constituait une affaire à part entière. Et si tout cela se concluait par la fin de cette opération, eh bien, soit. Irving devrait se contenter du peu qu’il obtiendrait.

« Alors dites-moi, Gary, fit Chaz. Quel est votre domaine de prédilection ?

— Les multiples. Deux, trois, voire plus. Les homicides multiples. »

Chaz sourit. « Oh là là, mais c’est très banal, ça ! Je pensais que vous alliez me sortir quelque chose de vraiment retors. »

Irving fronça les sourcils.

« Vous voulez savoir ce qu’on me demande parfois ? Vous n’imaginez même pas… Les vrais originaux sont les plus difficiles. Les trucs qui font les gros titres ; on les appelle les historiques. Ils ont gagné leur place dans l’Histoire. Ils sont exceptionnels.

— Par exemple ?

— Oh, je ne sais pas… Les tirages originaux de meurtres confirmés… Des gens comme Ted Bundy, le Zodiaque, Aileen Wuornos, surtout depuis le film avec Charlize Theron. Et puis il y a eu le truc sur Capote…

— Truman Capote ?

— Oui, le film. Le mec a gagné un oscar avec ça. Les meurtres dans les années 1950. On m’a demandé une fois les photos originales de la famille massacrée, les parents, le garçon et la fille. Vous l’avez vu, ce film ? »

Irving fit signe que non.

« Excellent film. Mais les photos, gros dossier.

— Vous les avez eues ?

— Des copies, pas les originaux. Les copies étaient de bonne qualité, mais elles rapportaient beaucoup moins. Elles partaient à 25 dollars. Les originaux, je les aurais vendus dix fois plus cher, au bas mot.

— 25 000 dollars ?

— Bien sûr. Mais ce n’est rien comparé à certains trucs dont j’ai entendu parler.

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