Les Assassins (49 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

 

À 22 heures, Irving commençait à se dire qu’ils avaient mal interprété la lettre. Il doutait de son hypothèse de départ et essayait d’oublier à quel point Farraday l’avait tanné pour qu’il lui explique comment il en était arrivé à cette conclusion.

« Vous rigolez ? Bordel, Ray, une bande de dingues qui ont été victimes de tueurs en série… Et vous leur avez montré la lettre ? »

Irving avait eu beau se défendre, lui exposer le pourquoi de sa démarche, Farraday ne le lui avait pas pardonné. Il était trop tard, cependant. L’opération durait déjà depuis trois jours. Farraday lui avait fait jurer que jamais Ellmann ne serait au courant. Il avait du mal à imaginer ce que celui-ci penserait du n
o
 4 s’il apprenait que l’opération policière la plus coûteuse en temps et en argent des trois dernières années reposait sur une hypothèse soulevée dans une chambre d’hôtel par cinq rescapés de meurtres en série. Au grand soulagement d’Irving, Farraday ne lui en reparla plus. Lorsqu’il déboula dans la salle des opérations le dimanche soir et resta à ses côtés dix ou quinze bonnes minutes sans rien dire, peut-être avec l’envie profonde qu’un des téléphones sonne, histoire de mettre fin à ce terrible suspense, Irving se sentit un peu rassuré. Farraday était avant tout un flic. Il l’avait toujours été, le serait toujours, et son sens du devoir le liait aux habitants de New York bien plus qu’à la classe politique.

« Rien ? » demanda-t-il.

Irving fit signe que non.

« Pourvu que ça dure. »

Et ce fut de nouveau le silence, une fois de plus.

 

Un silence guère différent, d’ailleurs, de celui qui régnait chez les Allen. Un répit dans la discussion autour des questions qui fâchaient, un bref intermède au cours duquel Jean et Howard se faisaient face à la table de la cuisine, chacun rassuré par la présence de l’autre, appréciant suffisamment bien leurs points de vue respectifs pour savoir qu’un problème aussi important que celui posé par Kathleen Chantry ne se réglerait pas en une soirée.

« Attendons de voir les résultats », conclut Howard, toujours avec ce fameux sourire, en serrant la main de Jean.

Celle-ci acquiesça, consciente que si elle continuait de parler elle risquait de finir en larmes. Or, ce soir-là, elle ne voulait pas pleurer. Ce soir-là, elle voulait se coucher tôt et bien dormir, car elle devait aller voir sa mère le lendemain et entamer la longue guerre d’usure contre la résistance de cette femme face à tout changement. Oui, un changement s’annonçait – c’était inévitable.

Elle jeta un coup d’œil vers l’horloge fixée au mur, au-dessus de la cuisinière. « Il est déjà 22 heures, dit-elle. Je vais me faire un thé… Tu en veux ?

— Oui, je veux bien un Earl Grey. Il faut juste que je prépare un devis pour demain.

— Tu en as pour longtemps ?

— Un petit quart d’heure ? »

Jean tendit le bras et caressa la joue de Howard. « Après, dit-elle, tu pourras m’emmener au lit et me lire une histoire.

— Oh, ça, tu peux compter dessus », répondit-il d’un air coquin. Il se leva de sa chaise et se plaça juste derrière elle. Pendant quelques secondes, il lui saisit les épaules, puis se pencha en avant et déposa un baiser sur le sommet de son crâne.

« Vas-y, alors, dit-elle. Si tu dépasses le quart d’heure, je ne joue plus. »

57

  L
a sensation qui attaqua les nerfs d’Irving au moment où le téléphone sonna fut indescriptible.

Il avait pensé à tout, imaginé plein de choses – sa réaction, ce qu’on lui annoncerait à l’autre bout du fil, la façon dont son cœur bondirait soudain, au quart de tour, comme s’il était relié à une batterie de voiture. Mais rien n’aurait pu le préparer à la décharge d’adrénaline qui le traversa des pieds à la tête.

Vernon Gifford décrocha brusquement le téléphone, aboya dans le combiné. Il était déjà debout. Irving courait presque sur les deux ou trois mètres qui le séparaient du bureau.

« 35
e
 Rue Est et 3
e
 Avenue, 35
e
 Rue Est et 3
e
 Avenue », ne cessait de répéter Gifford. Hudson avait déjà décroché l’autre téléphone, celui de la ligne spéciale qui le reliait au central. Les détails furent transmis. Gifford raccrocha et fonça vers la porte. Irving, tout en ordonnant à Hudson de rester là pour recevoir les autres appels et s’assurer que les véhicules de police seraient en route, suivit Gifford, submergé par le choc…

À trois marches du rez-de-chaussée, il faillit trébucher et sentit sa cheville se tordre, mais sans douleur. Son corps n’enregistrait plus rien, sinon l’urgence, l’affolement, le
besoin
d’être dehors, dans une voiture, et de se précipiter au croisement de la 35
e
 Rue Est et de la 3
e
 Avenue, d’où provenait l’appel.

C’était une des familles. Une des familles avec lesquelles ils avaient discuté. Deux parents, quatre enfants. Un appel avait été passé, un appel d’urgence… Quelqu’un avait été aperçu dans le jardin à l’arrière de la propriété.

Clés en main, Irving ouvrit la portière côté conducteur tandis que Gifford refermait en claquant celle du côté passager. Ils démarrèrent en trombe, avec la sirène et le gyrophare, en laissant une trace de caoutchouc brûlé sur l’asphalte. Irving se faufila parmi les voitures, qui semblaient se retirer devant lui comme si elles avaient compris.

Une vingtaine de rues plus au sud-est, le cœur pantelant, la tête traversée d’images, les paumes moites, le sang cognant dans ses tempes et dans son cou, les tripes retournées, le sentiment que le moment était arrivé, enfin arrivé…

Même les feux restèrent verts – n’importe comment, l’inverse n’aurait pas changé grand-chose, avec trois véhicules de police, en provenance de Herald Square, roulant à la même vitesse que lui, une succession de gyrophares derrière lui, et les gens qui s’écartaient pour les laisser passer.

Irving écrasa l’accélérateur, monta jusqu’à 135 km/h, dut ralentir au moment d’arriver au coin de Park Avenue, puis repartit à fond les gaz.

Le micro à la main, Gifford dit quelque chose, discuta avec le central, mais Irving ne l’entendit même pas.

Il ne pouvait penser à rien d’autre qu’à ces paroles de Ronald DeFeo :
Une fois que j’ai commencé, je n’ai pas pu m’arrêter. C’est allé tellement vite.

 

Howard travailla sur son devis pendant dix minutes, puis laissa tomber. Il aurait aimé faire affaire avec le fournisseur de Philadelphie, mais les Japonais étaient beaucoup moins chers. S’il choisissait Philadelphie, il aurait des délais de livraison plus courts, mais paierait 2,5 cents de plus par unité. Et 2,5 cents multipliés par 170 000, ça faisait plus de 4 000 dollars de différence, soit largement assez pour entamer sa marge, ou la confiance des clients si l’idée leur venait de vérifier les prix du fabricant. C’était une de ces situations où il ne reste plus qu’à se fier à son intuition ; et c’est ce qu’il fit.

Howard éteignit son ordinateur. Au même moment, Jean l’appela en haut de l’escalier.

Il fit le tour du rez-de-chaussée, vérifia que les fenêtres et les portes étaient bien fermées, éteignit toutes les lumières et laissa la pièce plongée dans le noir complet, à l’exception de la petite lueur verte de l’horloge électronique de la cuisinière. Il s’arrêta un instant au pied de l’escalier
. Les choses pourraient être mille fois pires,
se dit-il.
Tout va bien.
Au moment de poser ma main sur le garde-corps, il entendit des sirènes hurler quelque part, au loin. Puis il monta se coucher.

 

À 22 h 48 précises, dix-sept policiers en uniforme convergèrent vers une adresse au croisement de la 35
e
 Rue Est et de la 3
e
 Avenue. Ils étaient emmenés par les inspecteurs Ray Irving et Vernon Gifford. Le central avait gardé un contact permanent avec la famille qui vivait là-dedans – le père, la mère et les quatre enfants –, enfermée dans la chambre principale. On leur avait ordonné de ne quitter la chambre sous aucun prétexte tant que le central ne leur aurait pas dit que les policiers étaient chez eux, que l’ensemble de la propriété avait été fouillé et que Ray Irving, l’inspecteur en charge de l’opération, n’avait pas donné son aval. Le père de famille, Gregory Hill, assura à l’opératrice au bout du fil qu’il n’avait pas du tout l’intention de quitter sa chambre. Sa femme, Laura, et les gamins, Peter, Mark, Justin et Tiffany – 4 ans pour le plus petit, 11 ans pour l’aîné –, ne bougèrent pas, muets et effarés, tandis que Gregory murmurait dans le combiné, rassuré par l’opératrice : la situation était sous contrôle, les policiers savaient parfaitement ce qu’ils faisaient, tout se passerait pour le mieux.

L’opératrice, Harriet Miller, qui travaillait à ce poste depuis dix-sept ans, n’aurait pu mieux faire. Son ton mesuré, ses instructions prononcées avec un calme et un sang-froid exceptionnels, tombaient sur les pires heures jamais vécues par la famille Hill. Et Desmond Roarke – un voleur de 27 ans, cambrioleur et receleur au petit pied, déjà placé en liberté conditionnelle après trois tentatives de fraude à la carte de crédit et recherché pour être interrogé dans le cadre d’une enquête en cours sur un vol de voiture – dut se dire que Dieu avait vraiment une dent contre lui. Au moment où il se laissa glisser du toit pour atterrir sur le garage des Hill, tenant un petit fourre-tout noir contenant un cutter, une lampe de poche, un démonte-pneu enroulé dans un essuie-mains, deux paires de gants chirurgicaux, un rouleau de
gaffer
et dix mètres de corde en nylon, une douzaine de faisceaux lumineux de la police éclairèrent violemment sa silhouette contre le ciel nocturne. Desmond Roarke trébucha, fit tomber son fourre-tout et dégringola sur les tuiles, échappant, par un vrai coup de chance, à une chute de cinq mètres sur la cour en ciment. Il réussit en effet à s’immobiliser sur le dos, les pieds au bord de la gouttière, les deux mains désespérément à la recherche d’un point d’appui. Il resta dans cette position jusqu’à ce que trois policiers se postent juste au-dessous de lui, pistolets au poing, et qu’Irving lui ordonne de ne pas bouger le petit doigt et d’attendre sagement, le temps de trouver des échelles. Celles-ci arrivèrent quelques minutes plus tard, et Desmond Roarke, qui avait déjà pissé dans son froc, fut descendu du toit du garage et réceptionné par un comité d’accueil comme il n’en verrait plus jamais.

À 23 h 30, les policiers avaient son nom et interrogé la base de données. Ils savaient qui il était, avaient une idée très précise de la raison de sa présence en ce lieu, ce qui aurait des répercussions cruciales dans les heures suivantes. La famille Hill avait été délivrée. Gregory Hill s’était entretenu avec les policiers, avait vu Vernon Gifford, qui lui avait expliqué que tout allait bien et que la vie pouvait reprendre son cours. Il y aurait toujours de l’angoisse, bien sûr, mais en même temps la conscience que, cette nuit-là, les choses auraient pu se passer beaucoup plus mal.

Ray Irving savait pertinemment que Desmond Roarke n’était pas leur homme, et il savait aussi pourquoi. Il n’était pas encore minuit. On n’était pas encore le 13 novembre. Dans la confusion et la panique, portés par l’espoir que, peut-être, les centaines d’heures de travail finiraient par payer, qu’ils venaient de sauver une famille d’une terrible catastrophe, ils avaient négligé le fait que le Commémorateur portait bien son nom. Les dates avaient un sens pour lui.

Les meurtres d’Amityville s’étaient déroulés le 13, et non le 12.

Ray Irving, qui avait oublié qu’il attendait minuit, se retrouvait ainsi à l’arrière de la maison, insensible au froid mordant comme au vent glacé qui s’était frayé un chemin dans la ville et lui mouillait les yeux. Il savait qu’ils n’avaient pas la moindre chance d’y arriver.

 

Howard Allen était couché, éveillé, à côté de sa femme endormie. Il adorait sentir son corps nu près de lui. Quatre enfants, quinze ans de mariage, des cheveux gris, des rides d’expression, et pourtant personne n’arrivait à la cheville de Jean. Ils se vouaient mutuellement une passion paisible qui était liée non pas à une forte attirance sexuelle, mais à leur complicité. Chacun savait ce que l’autre aimait. Elle savait ce qui le faisait grimper aux murs. Il savait ce qui lui faisait lacérer les draps. C’était bien ainsi, et pour rien au monde il n’aurait voulu autre chose.

Il jeta un coup d’œil à sa pendule. 23 h 56. Il était fatigué, exténué même, et bien qu’après l’amour il s’endormît généralement en moins d’un quart d’heure, il était encore tout à son affaire. Le jeu de mots le fit sourire, il essaya de se concentrer sur ses difficultés, mais son cerveau n’arrêtait pas de divaguer, et demain serait lundi, le début d’une nouvelle semaine, et peut-être qu’il appellerait le client pour mettre dans la balance les délais de livraison raccourcis et une économie de 2,5 cents par unité. Peut-être que le type serait suffisamment patriote pour oublier les 2,5 cents et acheter américain. L’idée fit sourire Howard, qui ferma les yeux.

Il entendit un bruit, comme une branche de bois vert qui craque sous une chaussure. Mais il était déjà parti dans les limbes du sommeil, et le lit était bien chaud, et Jean était à côté de lui, et les enfants dormaient à poings fermés.

 

« Il dit qu’il ne voulait pas voler, expliqua Gifford à Irving. Il dit qu’il a été payé par quelqu’un pour s’introduire dans la maison et chercher des preuves. »

Irving plissa le front. « Quoi ? »

Ils étaient assis dans sa voiture, portières ouvertes, toujours sur la 35
e
 Rue Est, à moins de vingt mètres de la maison. « Payé par quelqu’un pour chercher des preuves ? »

Gifford confirma d’un signe de tête. « C’est ce qu’il a raconté.

— Mais payé par qui ? Et des preuves de quoi ?

— Il ne veut pas le dire.

— C’est de la connerie, fit Irving. Bordel… »

Il soupira, regarda encore une fois la maison et referma sa portière. « Allez, on retourne au n
o
 4. Ce n’est pas lui, au moins on est sûrs de ça. Vous le ramenez, vous l’inculpez, vous obtenez plus de détails sur cette affaire, si possible, et vous me tenez au courant. Je dois poursuivre. »

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