Les Assassins (45 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

Ainsi tomba le soir, et à 19 heures, Irving ne tenait plus en place. Il arpentait la salle des opérations de long en large. Farraday descendit le voir deux fois, lui dit que si d’autres unités se libéraient, il le tiendrait au courant. Irving l’entendit à peine. Devant la fenêtre, il était absorbé par le kaléidoscope de la lumière des lampadaires extérieurs, dont les lueurs étaient réfractées et déformées par la pluie sur la vitre. Il était là-bas. Quelque part. En train de conduire, peut-être d’emmener une jeune fille morte jusque dans une petite rue secondaire, vers une évacuation choisie au préalable, où il n’aurait qu’à la faire basculer par-dessus la route et à la regarder se coincer dans le conduit. Et puis il rebrousserait chemin, époussetterait son blouson et remonterait à bord de sa voiture. Il bouclerait sa ceinture et roulerait avec prudence, ne voudrait pas se faire arrêter pour excès de vitesse ou non-port de la ceinture de sécurité. Il dépasserait de 10 km/h la limitation de vitesse, afin que les flics ne le soupçonnent pas de vouloir passer inaperçu. Il s’enfuirait dans les règles de l’art.

Irving se demandait s’il était possible de se sentir encore plus mal qu’il se sentait. Il ne voulait pas savoir, d’ailleurs. Quatre fois il appela Victor Grantham, pour s’assurer simplement que la ligne directe fonctionnait ; quatre fois Victor Grantham lui confirma qu’il avait un portable, qu’il avait le numéro d’Irving, et le numéro du commissariat, et que s’il avait une crise cardiaque, son patron préviendrait Irving qu’il prenait le relais.

« De ce côté-là, on est tranquilles », dit-il.

Irving tenta de lire quelques dossiers d’enquête. Il se promit de se repencher sur le groupe du Winterbourne, d’étudier chacun de ses membres, nonobstant les propos de Costello selon lesquels ces gens-là étaient des victimes et non des assassins. Il n’avait pas été très professionnel sur ce coup-là. Voilà une chose dont on le tiendrait responsable, si jamais…

Un agent en uniforme s’arrêta devant sa porte et lui demanda s’il avait besoin de quelque chose.

Il fit signe que non. « On attend, c’est tout.

— Je vois très bien ce que vous voulez dire. »

Je ne crois pas, non,
pensa Irving. Mais il ne dit rien.

Il regarda le téléphone sur son bureau. Il voulait l’entendre sonner, mais rien ne se produisait. Il essaya de compter, comme John Costello – les dalles de moquette, les motifs identiques au mur, le nombre de voitures qui dépassaient le coin de la rue entre le feu vert et le feu rouge…

Le téléphone finit par sonner. Irving faillit bien arracher le fil du mur lorsque le socle tomba par terre, le laissant avec le seul combiné dans la main.

« Inspecteur… J’ai une alerte à l’endroit où le tunnel de Queens-Midtown ressort du fleuve. En fait, c’est à l’intérieur du tunnel lui-même… Juste au-dessous de Franklin D. Roosevelt Drive… »

Irving lâcha le téléphone et démarra en trombe.

Victor Grantham continua de parler jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il n’y avait plus personne au bout du fil.

 

Sur place, il y avait déjà quatre unités de motards, un véhicule de police et trois équipes d’ingénieurs sous les ordres de Grantham. Malgré la sirène et le gyrophare, Irving avait mis vingt-deux minutes pour franchir sept rues. De sa voiture, il avait contacté le n
o
 4 par radio. Des barrages avaient été dressés sur Borden Avenue, à l’autre bout du tunnel, sur les 36
e
et 37
e
 Rues Est, sur la Seconde Avenue, côté Tudor City. Mais ils avaient été mis en place trop tard, et il y avait trop de voitures, et il était impossible qu’une telle mesure puisse être d’une quelconque efficacité étant donné l’intensité de la circulation, l’obscurité, la pluie, les ressources limitées. Le chauffeur du véhicule avait très bien pu prendre à droite toute, vers la 55
e
 Rue, et disparaître derrière la gare de Long Island City cinq minutes après avoir quitté les lieux du crime.

Ils retrouvèrent la jeune fille à 20 h 02. Elle était entièrement nue, à l’exception d’une paire de chaussettes orange et d’une bague en argent sertie de coquille d’ormeau. Tout près de là, une petite culotte avec à l’intérieur un bout de tissu en guise de serviette hygiénique. Il n’y avait ni sac à main, ni portefeuille, ni vêtement. Pas de marques sur le corps, hormis les traces de strangulation sur le cou. Irving prit son portable et joignit Turner. Ce dernier décolla quelques minutes plus tard. Irving appela ensuite le coroner. Une fois celui-ci en route, il remonta le tunnel sur une bonne trentaine de mètres et téléphona à John Costello.

« Vous l’avez retrouvée, n’est-ce pas ?

— Mais comment… ? demanda Irving.

— Votre numéro de portable s’est affiché. J’en ai déduit que vous n’étiez pas au bureau.

— Des chaussettes orange. Une bague en argent. C’est elle. »

Silence à l’autre bout du fil.

« Je voulais juste vous prévenir, John. C’est tout… Je dois y aller. J’ai du travail.

— Rappelez-moi si je peux faire quelque chose.

— Promis. »

Irving referma le clapet de son portable, fit demi-tour et retrouva le chaos et les lumières vives de la huitième scène de crime, autour du onzième cadavre.

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  T
urner resta sur place après que le corps eut été enlevé. Il fit venir trois autres TSC et, ensemble, ils établirent un cordon de sécurité autour de la scène de crime, prirent des photos, recueillirent des indices, installèrent des lampes à arc et cherchèrent des empreintes digitales sur la chaussée dans un rayon de six mètres, jusqu’à ce que Turner ait la certitude que rien n’avait été oublié.

« Je crois qu’il n’y avait rien à
oublier
 », dit-il à Irving. Il était déjà 23 heures. Les mains enfoncées dans les poches, Irving avait froid ; il était détaché, impassible, vaguement conscient qu’il n’avait rien avalé depuis le matin.

« Il s’agit simplement du site où elle a été abandonnée, reprit Turner. Le type a pris sa voiture, s’est garé sur le côté, a sorti la fille, l’a balancée dans le dalot et il est reparti. » Il se retourna et indiqua l’autre extrémité du tunnel, du côté de Hunters Point. « Dans cette direction. »

Irving regarda, pensant peut-être qu’il y avait quelque chose à voir. Le tunnel de Queens-Midtown, exceptionnellement vidé de ses voitures, le regardait en retour, vide, muet – il le narguait, presque.

« Mission terminée pour moi, dit Turner. Je vous dépose quelque part ?

— Non, j’ai ma voiture.

— Je serai au labo jusqu’à 6 heures. Appelez-moi si je peux faire quelque chose. »

Irving, sans un mot, regarda Turner réunir son équipe, superviser le chargement du matériel dans les véhicules, réenrouler le ruban noir et jaune, transporter les plots et replier les chevalets. Vingt minutes plus tard, il n’y avait plus personne. Irving recula tout près du mur et vit la circulation reprendre dans le tunnel.

On aurait eu du mal à croire que, à peine deux heures plus tôt, un cadavre avait été jeté à moins de dix mètres de l’endroit où se trouvait Irving. Il inclina la tête et emprunta le passage réservé aux cantonniers, qui courait tout le long du tunnel. Devant le dalot, il s’arrêta un dernier et inutile instant. Il ne vit rien ; il n’y avait rien à y voir.

C’était un jeu. Sophistiqué, compliqué, mû par quelque chose qu’il ne pouvait même pas commencer à saisir. Et cependant, rien de plus qu’un jeu.

Pour le moment, Ray Irving savait qu’il était en train de perdre.

 

Hal Gerrard, le coroner adjoint, retrouva Irving dans le couloir devant la salle n
o
 2.

« Elle a été récurée, dit-il. Elle a été étranglée, puis lavée et récurée avec une sorte de savon carbolique contenant du phénol. C’est un dérivé du benzène, qui nettoie et désinfecte assez profondément. Je n’ai pas tout à fait fini mais, pour l’instant, tout ce que je peux vous dire, c’est qu’elle a été étranglée par un droitier. Rien sous les ongles, rien sur le pubis. Pas de trace d’agression, ni physique ni sexuelle, aucune trace de viol.

— C’était une prostituée ? »

Gerrard haussa les épaules. « Difficile à dire. Ses empreintes ne figurent pas dans la base de données. On n’a pas encore vérifié l’ADN, ni procédé à l’analyse toxicologique, donc je ne sais pas si elle consommait des drogues. En tout cas, pas de traces sur les bras, rien entre les orteils ou derrière les genoux. Elle avait l’air plutôt en bonne forme, si je peux me permettre.

— L’heure de sa mort ?

— Fin d’après-midi. Vu la température du foie, la lividité… je dirais vers 17 heures. »

Irving essaya de se rappeler ce qu’il faisait à 17 heures. Impossible.

« Dans combien de temps est-ce que vous aurez terminé ?

— Pour l’analyse toxico et le reste, vous allez devoir nous la laisser. Je vais faire prélever l’ADN, passer les dents aux rayons X, bref, tout ce qui nous permettra de l’identifier, et je vous rappellerai.

— Vous avez mon numéro de portable, oui ?

— J’ai votre numéro de portable. »

Irving rebroussa chemin. Il resta assis dans sa voiture, sur le parking. Il était presque minuit. Il voulait aller chez Karen Langley, à Chelsea. Il voulait frapper à sa porte et lui dire ce qui s’était passé. Il voulait qu’elle lui réponde que tout allait bien, que tout se passerait bien, qu’il ferait mieux d’entrer un moment, d’enlever ses chaussures, de se détendre un peu. De boire un verre de vin, de regarder la télé, de s’endormir à côté d’elle, dans l’odeur de ses cheveux, de son parfum…

Voilà ce qu’il voulait, mais ce n’est pas ça qu’il fit.

Il démarra, fit un demi-tour complet et retourna au n
o
 4.

 

Le mardi soir, il ne rentra pas chez lui. Pendant que la moitié des New-Yorkais dormaient, rêvant de citrouille et de sacs de bonbons, pendant que les gens rentraient chez eux puis repartaient, qui au travail, qui en congé, qui pour aller voir des amis à la campagne, Ray Irving resta devant son bureau de la salle des opérations et essaya d’imaginer ce qu’il ferait s’il était plus intelligent.

Il en était donc là, toujours dans les mêmes habits, mal rasé, épuisé, lorsqu’un coup de téléphone du
New York Times
lui annonça qu’une autre lettre était arrivée.

51

  P
eut-être était-ce dû à la menace, peut-être au fait que l’auteur de la lettre évoquait des meurtres plus anciens. Jusque-là, rien n’avait semble-t-il eu assez d’impact pour souder les idées et les esprits de toutes les personnes impliquées, de façon directe ou indirecte, dans l’enquête.

Peut-être – comme l’avait soupçonné un temps Irving – la vérité était-elle simplement que Farraday, Ellman, et ceux qui lisaient les rapports, s’étaient persuadés qu’une coïncidence était possible, que la coïncidence avait joué un rôle dans cette affaire. Il n’y avait pas de tueur en série ; c’était une simple vue de l’esprit.

La lettre qui parvint au siège du
New York Times
en ce mercredi 1
er
 novembre 2006 au matin était impressionnante – et suffisamment détaillée pour dissiper le moindre doute quant à la nature de cette affaire.

Rédigée sur une feuille simple en vélin couleur crème, avec la même police de caractères ordinaire que celle du message accompagnant la photo de Costello et Irving à Central Park, la lettre racontait comment Mia Grant était
entrée très calmement dans cette longue nuit
 ; décrivait
deux filles en débardeur et jean qui suppliaient comme deux pauvres connes, me disant qu’elles n’étaient coupables de rien, qu’elles étaient innocentes, et moi j’écoutais ce qu’elles avaient à me dire, et je les ai laissées supplier encore plus longtemps, et puis je les ai abattues sur place, là où elles étaient agenouillées, et c’était terminé
. Son auteur parlait de John Wayne Gacy comme d’
une grosse merde minable doublée d’une pédale, infoutu d’obtenir ce qu’il voulait sans braquer un flingue sur la tempe de quelqu’un
. Puis il évoquait les prostituées,
rien de plus que de la saleté animale, pire que ça, la lie de l’humanité, avec leurs maladies et leur absence totale de morale.
Pour finir, il citait Isaïe, chapitre 66, verset 24 : « Et ils sortiront, et ils verront les cadavres de ceux qui se sont révoltés contre Moi : leur ver ne mourra pas, et leur feu ne s’éteindra pas, et leur vue sera un objet de dégoût pour toute chair. »

Il concluait sa lettre en expliquant en détail ce qu’il désirait et ce qu’il adviendrait si son désir n’était pas satisfait.

 

Publiez ces lignes en une de votre New York Times.

Publiez-les en majuscules afin que tout New York, que le monde entier voie.

JE SUIS L’AGNEAU PURIFICATEUR DU CHRIST.

JE SUIS LA TERRE, L’AIR, LE FEU ET L’EAU.

DEMANDEZ LE PARDON, REPENTEZ-VOUS DE VOS PÉCHÉS ET JE VOUS DÉLIVRERAI.

 

Ensuite, il exigeait que les photos de toutes ses victimes soient publiées sous son texte, et ajoutait cet ultime avertissement :

 

Et si vous ne le faites pas, j’enverrai une autre famille de pécheurs en Enfer.

Au moins six personnes.

Peut-être plus.

Après, ça deviendra personnel.

 

La lettre n’était pas signée, il n’y avait aucun pseudonyme accrocheur.

Et les quelques hommes concentrés qui, debout dans la salle de réunion du
New York Times
, regardaient cette lettre – parmi eux Ray Irving, Bill Farraday, le rédacteur en chef, son adjoint, le coordinateur des informations, deux avocats du journal installés en permanence au siège, bref, des hommes qui en avaient vu d’autres –, étaient assommés et pétrifiés par la simplicité glaçante du message, par sa franchise brutale.

Irving voulait savoir qui avait touché la lettre. Il téléphona au n
o
 4 afin que quelqu’un vienne recueillir les empreintes digitales et procède par élimination.

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