Les Assassins (40 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

« Vous… Vous quoi ? » bredouilla-t-il. Farraday répéta sa phrase. Irving était bouche bée, stupéfait.

Il s’habilla et quitta son appartement en moins d’un quart d’heure. Il se coltina les bouchons du matin sur la 9
e
 Avenue, puis sur la 42
e
 Rue, alors qu’il tentait de couper par Midtown. Il sauta son café, ne s’arrêta pas au Carnegie’s. Lorsqu’il arriva au n
o
 4, il n’était que 7 h 15, et sa tête lui faisait un mal de chien.

Farraday était là, en compagnie d’un dénommé Garrett Langdon, du département des relations publiques de la police de New York. Personne ne dit rien pendant un petit moment, jusqu’à ce que Farraday brandisse le journal et le jette sur le bureau à l’intention d’Irving.

En page 3 du
New York Times
, sur une bonne demi-page, tout était dit : une photo très nette montrant l’inspecteur Ray Irving, du commissariat n
o
 4 de New York, aux côtés de John Costello, spécialiste des faits divers au
New York City Herald
, rescapé des meurtres du Marteau de Dieu, à Jersey City, au début des années 1980. On les voyait côte à côte, près de la statue d’Alice aux pays des merveilles à Central Park, avec en arrière-plan les rubans de scène de crime, les flics, et ce qu’on devinait être une femme noire étranglée, nue, sur l’herbe.

« Ça », dit Farraday avant qu’Irving ait l’occasion de rassembler ses esprits, d’évaluer l’importance de la situation et même de commencer à comprendre à quel point il se sentait dévasté. « C’est exactement, je dis bien
exactement
, le genre de choses que je voulais éviter. »

Irving ouvrit la bouche pour répondre.

« Je ne veux rien savoir, Ray. Je voulais que ça reste entre nous, qu’on fasse profil bas. Mais non. Ce n’est jamais aussi simple avec vous, n’est-ce pas ? Je vous demande de rester discret et il faut que je tombe sur une photo de vous deux en page 3 du
New York Times
 ! Sans même parler du battage autour de cette fille retrouvée dans le parc.

— Capitaine… »

Farraday l’interrompit encore. « Peu importe le pourquoi du comment, Ray. Franchement, peu importe. Ce qui compte, c’est ce qui s’est passé. On ne peut pas rattraper le coup. Je suis très, très en colère… » Il secoua la tête. « Bon Dieu, je crois que je viens de prononcer l’euphémisme du siècle. » Il se rassit lourdement.

Irving s’assit à son tour. S’il avait prévu de dire quelque chose, il l’avait déjà oublié.

Langdon s’avança. « Il faut limiter la casse, dit-il. Ce qu’on va faire, maintenant, c’est qu’on va définir une ligne dont on ne s’écartera jamais. Le pire serait de nier l’implication de Costello. On l’a engagé de manière officielle, mais c’est temporaire, et c’est uniquement en tant que spécialiste du crime, rien d’autre. Le fait qu’il ait lui-même survécu à un tueur en série n’a rien à voir et il n’y a aucun rapport entre le meurtre de Central Park et les assassinats du Marteau de Dieu…

— Mais je me fous de savoir ce que racontent tous ces journaux à la con, rétorqua Irving. Ce qui m’inquiète, c’est Costello…

— Eh bien, ce qui m’inquiète,
moi
, Ray, l’interrompit Farraday, c’est précisément ce que les journaux racontent. Tout ça figure en page 3 du
New York Times
, bordel ! Vous vous rendez compte du merdier dans lequel on se retrouve ? Nom de Dieu, je n’en reviens pas que vous ayez dit ça.

— J’ai neuf morts sur les bras, capitaine.

— Je sais très bien combien de morts il y a, Ray, croyez-moi. Ce qui rend d’autant plus impératif d’éviter toute publicité autour de cette affaire.

— Justement, on fait peut-être fausse route. Peut-être que c’est le moment de rendre cette affaire publique.
Lui
, en tout cas, a l’air tout à fait disposé à montrer à la terre entière ce qu’il fait. »

Farraday regarda Langdon. Ce dernier avait la tête de quelqu’un dont la patience est à bout. Ils avaient face à eux un homme qui ne comprenait décidément pas comment le monde fonctionnait.

« Allez expliquer ça au directeur Ellmann, répondit Farraday, consterné. Mais non, qu’est-ce que je raconte ? Vous êtes bien la dernière personne à aller expliquer ça au directeur Ellmann. Cette jeune fille assassinée est passée à la télé, Ray. Encore combien de temps avant que quelqu’un comprenne la situation ? Vous me dites que c’est une énième réédition d’un crime qui remonte à Dieu sait quand, mais ce qui manque cruellement dans votre explication, c’est une vague idée de la manière dont on peut gérer ce genre de situation.

— Je fais tout mon possible, se défendit Irving. Honnêtement, avec le peu dont je dispose, je fais le maximum. »

Farraday leva la main. Il ne voulait surtout pas entendre une nouvelle supplique pour obtenir davantage d’aide. Il regarda Langdon et brandit le
New York Times
. « Et ça ?

— On peut se débrouiller, dit Langdon. À condition de rester concentrés sur ce qu’on essaie de faire. Il faut qu’on limite l’onde de diffusion. On doit aller voir le
New York Times
, savoir d’où vient la photo, qui l’a prise et s’assurer qu’elle n’est pas détenue par une agence. On ne peut pas se permettre de la voir publiée dans tous les journaux qui paraissent entre Rochester et Atlantic City. Si on arrive à calmer le jeu, à ne rien démentir, à ne faire aucune déclaration officielle susceptible d’attiser l’attention, on peut s’en tirer sans trop de dégâts.

— Pour vous, c’est ça, l’essentiel ? demanda Irving. Ne pas attirer l’attention ?

— Absolument, inspecteur Irving. C’est pour moi l’essentiel.

— Eh bien, moi, je pensais que l’essentiel consistait à empêcher un tueur en série de faire de nouvelles victimes.

— Oh ! fit Farraday. Je vous assure qu’on peut se passer de vos petits sarcasmes à la noix, Ray. »

Irving ne réagit pas.

« OK ? »

Irving acquiesça lentement, les lèvres plissées, essayant de toutes ses forces de ne pas exprimer le fond de sa pensée.

« Alors allez-y, lui lança Farraday. Discutez avec le
New York Times
et voyez qui a pris la photo. Faites en sorte que tout ça n’aille pas plus loin. » Il se tourna vers Langdon. « Vous, vous m’accompagnez chez le directeur. On passe à l’offensive et on lui en parle avant qu’il ait le temps de nous en parler, entendu ? »

Langdon hocha la tête sans grande conviction.

« C’est vous, le magicien des relations publiques, non ? Vous devez m’aider à sortir Irving de ce merdier. »

Sur ce, Farraday se leva et ouvrit la porte pour Irving.

« Appelez-moi dès que vous avez une piste sur cette photo. »

Irving hésita.

« Allez ! Foutez-moi le camp d’ici et réglez-moi cette connerie, nom de Dieu ! »

Bien que tenté de répliquer avec toute la force de sa colère, Irving réussit à se contenir.

Il emprunta le couloir, prit l’escalier, monta les marches deux par deux et claqua la porte de son bureau.

La rédaction du
New York Times
n’avait pas reçu la photo d’une agence, ni d’un photographe attitré ; elle ne l’avait pas non plus isolée à partir des images filmées par les nombreuses équipes de télévision présentes sur les lieux. Non, le cliché montrant l’inspecteur Ray Irving et John Costello était parvenu au journal dans une grande enveloppe en kraft déposée au service des informations la veille au soir, à 23 h 30. Irving s’entretint avec le directeur du service photo, un dénommé Earl Rhodes. Selon toute vraisemblance, le cliché avait été pris avec un appareil numérique, puis imprimé sur une bonne imprimante couleur et livré par un coursier à moto. Sur l’enveloppe figuraient cinq mots :
Service des informations, New York Times
. Et non, il n’avait pas gardé l’enveloppe. Oui, il y avait une caméra de surveillance dans le vestibule du bâtiment. La société qui employait le coursier fut identifiée et localisée en quelques minutes. Irving demanda à Rhodes pourquoi il n’avait pas gardé l’enveloppe. « Inspecteur, répondit-il, on est au
New York Times
. Vous imaginez un peu le nombre de photos qu’on reçoit chaque jour ?

— Et y avait-il quelque chose avec la photo qui aurait pu vous renseigner sur l’expéditeur ?

— Un bout de papier. Le message disait quelque chose comme : “Un inspecteur de la police de New York se fait aider par un spécialiste du crime.” Quelque chose dans le genre.

— Et ça ne vous a pas étonné ? Vous ne vous êtes pas demandé d’où ça pouvait venir ?

— Encore une fois, vous n’avez pas idée du nombre de photos que je reçois chaque jour. Il y a les photographes du journal, les free-lances, les reporters de presse, les agences, AP, Reuters… Ça n’en finit pas. Je ne sais pas si une photo arrive parce qu’elle a été commandée ou si c’est un cadeau laissé par l’archange Gabriel en personne. Vous avez des dizaines de journalistes, ils ont tous leurs contacts et leurs sources. Les images arrivent et je les transmets sans attendre.

— Et celle-là ?

— Je l’ai envoyée au service des faits divers.

— Et le bout de papier qui l’accompagnait ?

— Parti avec la photo.

— À qui, précisément ?

— Oh là… Je n’en sais rien, dit Rhodes. Il faudrait que vous alliez là-haut pour voir à quel journaliste je l’ai transmis. »

Irving le remercia, nota le nom de la société du coursier et demanda où se trouvait le service des faits divers.

Troisième étage, un dédale de bureaux, un mur de bruit, entre les conversations au téléphone, les imprimantes, les fax, les portes ouvertes ou refermées, le brouhaha que représentaient « toutes les nouvelles qui méritent d’être imprimées », comme disait la devise du journal, un jeudi matin.

Le journaliste responsable de l’article sortit de son bureau pour rencontrer Irving.

Il sourit, comme conscient que ce dernier lui en voulait, puis tendit la main, se présenta – il s’appelait Gerry Eckhart – et lui indiqua une rangée de chaises installées contre le mur, à droite de l’ascenseur.

« Le bout de papier qui accompagnait la photo ? » demanda Irving.

Eckhart fronça les sourcils et secoua la tête. « Aïe, je viens juste de le jeter. Mais attendez une seconde… » Il se leva brusquement et s’en alla.

À peine trente ou quarante secondes plus tard, Eckhart réapparut, tenant dans sa main un bout de papier aussi petit qu’une carte de crédit. Dessus, imprimés dans une police ordinaire, il y avait ces mots : « Un inspecteur de la police de New York et un spécialiste du crime travaillant ensemble. »

« Et d’après ça, vous avez conclu que c’était John Costello et moi sur la photo.

— Ce n’était pas bien difficile. Trois collègues ont tout de suite reconnu votre visage. L’un d’eux disait que vous étiez au n
o
 6, mais les deux autres, que vous étiez au n
o
 4. Vous connaissez Danny Hunter, pas vrai ? »

Irving hocha la tête. Environ un an plus tôt, Danny Hunter avait couvert un long procès criminel qui faisait suite à une interpellation menée par Irving.

« Eh bien, Danny vous a reconnu. Ensuite, il a fallu identifier le type qui était avec vous. On a donc appelé tous les journaux de la ville pour leur demander s’ils avaient un spécialiste du crime qui travaillait en ce moment avec la police, et on a tapé dans le mille au
Herald
. Une fois qu’on a appris son nom, ça a tout changé, bien sûr.

— Les meurtres du Marteau de Dieu.

— Exact, fit Eckhart. Les meurtres du Marteau de Dieu.

— Tout ça ne m’a pas rendu service, vous savez ?

— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? On fait notre boulot.

— Je vais garder ce petit bout de papier avec moi.

— Comme vous voudrez. »

Irving sortit son calepin. « Vous pouvez me donner les noms de toutes les personnes qui ont pu toucher la photo ?

— Il n’y a que moi, je crois. Je l’ai scannée et je l’ai renvoyée au service photo. Elle doit être dans un dossier là-bas.

— Vous pourriez la récupérer pour moi ?

— Bien sûr.

— Tenez-la par les bords et mettez-la dans une enveloppe. »

Eckhart acquiesça et s’en alla chercher la photo.

Le bipeur d’Irving sonna. Il jeta un coup d’œil et sentit un poids s’abattre sur ses épaules. C’était le numéro de Karen Langley. Il regarda la page précédente. Toujours Karen Langley. Il savait précisément pourquoi elle l’appelait, mais n’avait aucune envie de se confronter à elle.

Eckhart revint avec l’original de la photo glissé dans une enveloppe transparente. Irving y déposa le petit bout de papier, remercia Eckhart et se dirigea vers l’ascenseur.

« Vous pensez que c’est votre tueur qui l’a prise ? demanda le journaliste.

— Aucune idée. Ah, au fait, je peux vous demander…

— De ne plus rien écrire sur le sujet ? »

Irving confirma d’un signe de tête.

« Vous pouvez me le demander, inspecteur. Mais ça ne veut pas dire que je le ferai.

— Dès que vous sortirez un papier là-dessus, auriez-vous la gentillesse de m’en avertir au préalable, histoire que je puisse limiter la casse si nécessaire ?

— Ça, oui. Je peux le faire.

— Bien aimable », fit Irving avant d’appuyer sur le bouton de l’ascenseur.

 

Il retrouva sans difficulté les coordonnées de la société du coursier. Il s’y rendit en voiture, une adresse en face de Grand Central Station.

Le responsable, un certain Bob Hyams, accepta de le rencontrer. « J’étais là hier soir, dit-il. Il me l’a apportée lui-même aux alentours de 22 h 30. » Hyams devait avoir un peu moins de 50 ans. Il avait l’air du genre efficace, mais l’aide qu’il put fournir était limitée. Les bureaux de City Express Delivery n’étaient pas équipés de caméras de surveillance, et l’homme qui avait déposé l’enveloppe n’avait laissé aucune signature.

« Le client vient, il nous confie le produit, il paie, on lui donne un reçu. Point final. Avec le monde qui va et vient ici, impossible de… » Il ne termina pas sa phrase.

Le bipeur d’Irving sonna pour la troisième fois.

« Donc ce type est arrivé et il a vous a juste laissé l’enveloppe ? fit Irving.

— Exact. Il m’a remis l’enveloppe, il a payé, je lui ai filé un reçu et il est reparti.

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