Hal Gerrard et Jeff Turner confirmèrent que la mort de la fille de Montgomery Street – d’après l’examen préliminaire et l’état de décomposition – pouvait fort bien remonter à douze jours. Soit au 4 septembre. Le Commémorateur leur avait donc donné un meurtre du Zodiaque, mais ils n’en avaient rien su.
Le corps de Laura Cassidy fut envoyé chez le coroner afin d’être autopsié. Jeff Turner et son équipe de techniciens scientifiques commencèrent à passer l’appartement au peigne fin.
Irving, retrouvant Farraday au n
o
4, lui dit ce qu’il en pensait.
« Je crois que l’appartement ne donnera rien d’intéressant.
— Je crois que vous avez sans doute raison, confirma Farraday. On peut espérer qu’elle a été tuée sur place… Avec la possibilité que le tueur ait laissé quelque chose. Par contre, si elle a été déposée là-bas après sa mort, on n’aura peut-être rien avant l’examen primaire. »
Il se leva de son fauteuil et s’approcha de la fenêtre, le dos tourné à Irving. « Et Bob Hall Starr ?
— C’était le nom, ou plutôt le pseudonyme, du suspect n
o
1 aux yeux de la police de San Francisco.
— Soupçonné d’être le Zodiaque ?
— Oui.
— Et on part du principe qu’il est impossible que le Zodiaque soit encore en vie ? »
Farraday se retourna et s’assit sur le rebord de la fenêtre, les mains dans les poches.
« On part de ce principe, oui, répondit Irving.
— Qu’est-ce que vous en concluez, donc ?
— Que notre type essaie peut-être de prouver qu’il est plus fort que tous les autres. C’est mon point de vue… Mais c’est la conclusion à laquelle nous sommes arrivés et…
—
Nous sommes arrivés
? fit Farraday. Qui ça,
nous
, au juste ? »
Irving s’aperçut de son erreur et s’en voulut. Il tourna la tête vers le mur où étaient accrochés les médailles de Farraday, ses éloges officiels, ses états de service et ses photos encadrées. Ses yeux se posèrent non pas directement sur le mur, mais sur l’espace qui l’en séparait. Pendant quelques secondes, Irving fut absent. Il était fatigué, perplexe, désenchanté, déçu, abattu, furieux, frustré. Bien décidé, aussi, à ne pas devenir le bouc émissaire face à l’avalanche de questions auxquelles Farraday risquait fort d’être incapable de répondre. Ce n’était pas comme ça que les choses étaient censées fonctionner. Ce n’était pas comme ça qu’il avait voulu que sa vie soit.
« Ray ? »
Irving revint à lui. Il regarda de nouveau Farraday. « Sur certains points de cette affaire, j’ai parfois recours à une assistance extérieure… Enfin, pas tout à fait une assistance. Plutôt une contribution.
— Une contribution ?
— Le type qui a fait les recherches pour l’article du
City Herald
… Celui qui a fait le lien entre les meurtres. »
Farraday se tut pendant un long moment. Il regagna son bureau et se rassit. Il avait l’air songeur, mais quelque chose sur son visage trahissait une difficulté à définir sa propre réaction.
« Je n’aime pas ça, finit-il par répondre. Ce n’est pas le genre de contribution extérieure qui passera… »
Irving se pencha vers lui. « Capitaine ? Est-ce qu’on peut essayer d’appréhender ça quelques instants sous un autre angle ? »
Farraday haussa les sourcils.
Irving se lança. « Oublions le maire et le patron. Oublions l’élection à venir, oublions qui pourrait ou ne pourrait pas être élu l’année prochaine. Est-ce qu’on ne peut pas analyser la situation du simple point de vue d’une enquête criminelle en cours ?
—
J’espère
que c’est comme ça que vous l’abordez, Ray…
— Moi, oui. Mais, que je sache, personne d’autre ne le fait… Du moins pas complètement.
— Expliquez-vous.
— D’abord en rognant sur les moyens. Pour m’aider à remplir la paperasse sur une demi-douzaine d’enquêtes criminelles, je n’ai que deux agents qui me sont prêtés pendant deux petites heures. J’ai un demi-bureau pour travailler, je n’ai aucun adjoint et j’ai cru comprendre qu’en obtenir un était juste inenvisageable, tout le monde étant mobilisé dans la rue pour faire plaisir au maire et au directeur de la police… »
Farraday leva la main. « C’est bon, Ray. Je dispose en tout de neuf inspecteurs, dont deux sont en congé. Il m’en reste donc sept. Vous êtes sur cette affaire, les six autres s’occupent de tout ce qui passe par notre commissariat. Sans oublier que deux gars de chez nous sont en train d’aider les collègues du n
o
8. En plus, le capitaine Hughes s’en prend plein la gueule par les gens de la sécurité du territoire. On a l’autorité du transport, la sécurité aérienne, la grève des taxis, et cette connerie de coordination des événements en vue de Thanksgiving.
— Dans ce cas, laissez-
moi
trouver de l’aide, coupa Irving.
— Comment ça,
vous
laisser trouver de l’aide ?
— Laissez-moi faire venir ce type chez nous.
— Quel type ? Votre documentaliste ? Enfin, merde, Ray… Vous plaisantez ou quoi ? Si le directeur apprend qu’un journaliste travaille sur une enquête de police en cours…
— Il n’est pas journaliste, il est enquêteur pour un journal. Et d’après ce que je vois, il en sait davantage sur cette saloperie de tueur en série que n’importe qui. Et ce n’est ni un psychologue, ni un connard de bureaucrate du FBI à l’esprit borné. Certes, il a ses petites manies et ses particularités.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
Irving savait qu’il marchait sur des œufs, mais il s’en moquait. Il ne voyait pas comment les choses pouvaient être pires qu’elles ne l’étaient déjà.
« Je vous parle d’un type qui a un cerveau gros comme une planète, qui semble avoir passé ces vingt dernières années à essayer de comprendre les liens entre Dieu sait combien de crimes en série, et qui m’a proposé son aide. Il
veut
m’aider. Je le sais, parce qu’il m’appelle pour me dire de quels crimes anciens les plus récents sont des répliques. Il trouve des choses sur Internet et me les envoie ici…
— Et il pourrait être votre putain de suspect n
o
1, si je comprends bien.
— Raison de plus pour l’avoir à portée de main, là où on veut qu’il soit. En attendant, on profite de tous les renseignements et coups de main qu’il peut nous filer sur cette affaire. C’est un vrai cauchemar, capitaine. Un cauchemar géant… Et je ne connais personne qui pourrait l’affronter tout seul. J’ai besoin d’aide. Ce type n’aurait pas besoin d’être payé. S’il a des frais, je les prends moi-même en charge, et… »
Farraday faisait non de la tête. « Si on doit en passer par là, alors on le fait dans les règles de l’art. Il sera embauché comme documentaliste. On lui donne un nom et une habilitation de sécurité – dans une certaine mesure, bien sûr. Il bosse avec nous, pas pour nous. Il ne représente pas la police, il est engagé en tant que consultant par la police et il se fait payer à un taux horaire convenu entre nous. Pour rien au monde, je ne veux voir un enfoiré de journaliste pondre un article expliquant que la police est tellement à court de personnel et de fric qu’elle est obligée d’avoir recours à une aide extérieure, dont les frais sont couverts par un inspecteur de la Criminelle. » Il s’interrompit un instant. « Vous comprenez ce que je veux dire ?
— Oui, je comprends… Ça me paraît logique. »
Farraday se leva et retourna à la fenêtre. Il resta silencieux un long moment, secouant la tête de temps à autre. Il semblait avoir une conversation muette avec quelqu’un, avec lui-même peut-être, justifiant ses propres décisions. « OK, parlez avec votre type, dit-il enfin. Voyez en quoi il pense pouvoir vous aider. Si ça vaut le coup, très bien. Ramenez-le ici et on l’intégrera. Sinon, oubliez-le et passez me voir. On essaiera de trouver quelqu’un pour répondre au téléphone à votre place et remplir la paperasse, ainsi qu’un agent pour les missions sur le terrain. Entendu ? »
Irving se leva à son tour.
« Entendu ? insista Farraday. On s’est bien compris, Ray, oui ?
— Tout à fait, capitaine. On s’est bien compris. »
35
« J
e n’en ai aucune idée », dit Karen Langley.
Irving fit passer le combiné d’une oreille à l’autre. « Vous n’en avez aucune idée ?
— Non, Ray. Je n’en ai aucune idée.
— Mais vous travaillez avec lui depuis, quoi… huit ou neuf ans ?
— Ah, parce que vous savez où habitent toutes les personnes avec lesquelles vous travaillez, vous ? Il vit quelque part à New York, Ray, et je n’ai pas besoin de savoir précisément où. Je suis sûre que son adresse figure dans l’annuaire et j’imagine que les services de la comptabilité et des ressources humaines du journal doivent également la connaître. »
Irving avait du mal à y croire. « Écoutez, Karen… Franchement, ça m’étonne que vous travailliez avec un type depuis aussi longtemps sans savoir où il habite.
— Je précise qu’il ne veut pas que je connaisse son adresse. »
Nom de Dieu
, pensa Irving. On était dimanche matin. Il avait appelé Karen Langley sur son portable. Elle était chez elle, vraisemblablement seule, et elle avait eu l’air contente d’entendre sa voix. Jusqu’à ce qu’il lui indique la raison de son appel. Ensuite, elle s’était montrée un peu distante, professionnelle, pragmatique. Ce qu’il avait proposé à Farraday – que Costello soit engagé pour l’aider – lui avait pourtant semblé tellement évident la veille au soir. Des émotions fortes, une angoisse terrible, une impression de déconnexion, comme si personne sur terre ne pourrait jamais comprendre ce qu’il avait ressenti. Une nouvelle victime. Une réédition du Zodiaque par le Commémorateur. Et un message.
Bob Hall Starr était une fiote.
C’était un défi.
Je suis plus fort que tous les autres. Je suis le meilleur. Je suis tellement loin devant vous que vous n’y voyez que du feu… Encore mieux que ça : je ne laisse même pas de feu derrière moi.
Voilà ce qu’Irving avait compris dans le message – le défi tacite, la provocation.
Vas-y
, lui disait le tueur.
Tente ta chance
. Et Irving s’était dit que John Costello, curieusement, serait peut-être le seul à saisir à sa juste mesure le sens de ce défi.
S’ajoutait à cela une autre suspicion insidieuse. Costello l’avait mené à Leonard Beck, Beck à Chaz Morrison, Morrison à Haynes, et Haynes avait un lien direct avec la fille retrouvée morte dans l’appartement. Sans tous ces chaînons, celle-ci n’aurait même pas encore été découverte.
Irving aurait aimé croire que ce résultat était le fruit de son opiniâtreté et de son travail, mais – une fois de plus – ces événements semblaient tous relever de la pure coïncidence.
Réfléchissant sous la lumière froide du matin, après une nuit agitée et chaotique, il trouvait tout cela incohérent.
Et là-dessus, voilà que Karen Langley lui disait travailler avec Costello depuis des années sans savoir où il habitait…
« Où est le problème, Ray ? Qu’est-ce que vous voulez faire ? »
Irving s’aperçut qu’il ne disait rien depuis un bon moment. Il avait fermé les yeux, comme s’il espérait, en ne voyant pas ce qu’il avait devant lui, pouvoir s’imaginer ailleurs.
« Il faut que j’aille lui rendre visite. »
Elle hésita une ou deux secondes.
« Pardon ? demanda Irving.
— C’est impossible.
— Comment ça, impossible ?
— Impossible que vous alliez voir John Costello. Impossible. Vous comptez découvrir où il vit, chercher dans les ordinateurs de la police ou je ne sais où ? Vous imaginez un peu dans quel état il sera si vous débarquez chez lui comme ça ? »
Irving ne voulait pas dire qu’il n’avait trouvé nulle part l’adresse de Costello. « Non, je n’imagine pas, mais je commence à me demander sérieusement quel drôle de type vous avez pour collaborateur. »
Elle remit ça et il entendit le sourire dans sa voix. « Quoi ? Vous vous inquiétez pour moi ?
— Bien sûr… Bien sûr que je m’inquiète.
— Pourquoi ? Quelle importance ?
— Parce que je vous aime bien. Parce que vous êtes quelqu’un de bien…
— Vous ne m’avez pas rappelée… »
Tout à coup, sans prévenir, la discussion avait changé de cap.
Comment les femmes faisaient-elles pour toujours y parvenir ?
« Quoi ?
— Vous ne m’avez pas rappelée. On est sortis mercredi dernier, il y a quatre jours… Vous m’aviez dit que vous me rappelleriez et vous ne l’avez pas fait. »
Irving était prêt à raccrocher. « Je suis désolé. Attendez, Karen… Est-ce qu’on est en train de parler du fait que je ne vous ai pas rappelée ?
— Parfaitement. Vous me téléphonez ce matin pour me dire bonjour comment ça va. Point final. Rien d’autre. Ensuite vous voulez savoir si je peux vous faire entrer dans l’appartement de John Costello.
— Vous êtes fâchée ?
— Bien sûr que je suis fâchée. Bordel, Ray, vous êtes à ce point mal élevé ?
— OK, OK. Je suis navré. En ce moment, je suis un peu préoccupé, vous voyez ? Je suis un peu préoccupé par cette histoire. Je me retrouve avec une nouvelle fille morte sur les bras, découverte tard dans la nuit, et j’essaie d’y voir un peu plus clair. Alors je suis allé parler à mon capitaine pour lui dire qu’il y avait peut-être un type qui pouvait nous aider.
— Pardon ?
— Je suis allé voir mon capitaine… Je lui ai parlé de John, comme quoi il pourrait peut-être nous aider sur ce coup-là. »
Pendant quelques secondes, Karen Langley ne dit rien, et son silence rassura Irving. Pourquoi ? Il l’ignorait, mais entre eux la gêne sembla se dissiper instantanément.
« Je vais l’appeler, dit-elle enfin. J’ai son numéro. Je ne peux pas vous le donner parce qu’il m’a demandé de ne jamais le transmettre à qui que ce soit. Mais je vais l’appeler…
— Vous devez bien comprendre, Karen, que…
— Que rien de tout cela ne doit être publié, c’est ça ?
— C’est ça.
— Bien. Je lui téléphone et je vous tiens au courant.
— Merci, répondit Irving. Et encore une fois, désolé de ne pas vous avoir rappelée. J’aimerais vous dire que j’y ai pensé très fort, mais ce n’est pas le cas. J’ai pensé à vous, et puis j’ai été tellement pris par cette affaire…