Les Assassins (21 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

Et la conversation s’arrêta là.

Irving se cala au fond de son fauteuil et ferma les yeux. Il souffla longuement et tenta de rester concentré.

Mia Grant, les filles de l’East River, James Wolfe, les deux adolescents dans le coffre de la voiture, la fille morte sous le pont de Queensboro. Et maintenant Carol-Anne Stowell.

Il se pencha pour reprendre les pages qu’on lui avait remises le matin même. Il les parcourut une deuxième fois et retrouva le passage surligné.

Il savait qui lui avait transmis ce document – et pourquoi. En revanche, il ne comprenait pas comment le lien avait pu être établi aussi vite. La fille avait été découverte à 6 heures du matin, les radios avaient dû en parler autour de 7 heures ou 7 h 30, et à 9 h 30, John Costello avait déjà identifié le meurtre, trouvé un site Internet, imprimé les pages et les avait envoyées au n
o
 4.

Irving s’apprêta à décrocher son téléphone pour appeler le
City Herald
. Puis il changea d’avis. Il se demandait si le document qu’il avait reçu pouvait lui permettre de procéder à un interrogatoire en bonne et due forme, de faire un tour au Winterbourne Hotel et d’avoir une petite discussion avec le reste de la bande à Costello. Après tout, on était le deuxième lundi du mois.

17

  C
ela prit du temps, mais ils finirent par comprendre.

Lorsque la lettre arriva, le directeur de la rédaction du
New York Times
, un journaliste chevronné nommé Frank Raphael, comprit que quelque chose clochait. C’était le jour anniversaire du 11 Septembre, et le bureau des courriers était aux aguets. Des doux dingues et des fous furieux, le
New York Times
en avait toujours connu, mais un jour comme celui-là, ça valait le coup d’engager du personnel supplémentaire, de faire passer tout objet plus épais qu’une lettre à travers le détecteur de métaux, d’employer en extra deux types équipés d’une machine à rayons X. C’était triste, mais le monde marchait comme ça.

La lettre arriva par le courrier normal. Elle fut décachetée par une certaine Marilyn Harmer. Lorsqu’elle vit les symboles bien dessinés, presque parfaits, quelque chose se déclencha dans sa tête. Elle reposa la lettre aussi délicatement que possible, s’empara d’un des sachets refermables qu’on leur fournissait à cet effet et glissa l’enveloppe à l’intérieur. Elle appela la sécurité, remit le document et attendit.

La lettre atterrit sur le bureau de Frank Raphael à 10 h 06. À 10 h 22, trois rédacteurs, deux éditorialistes, un photographe et un journaliste politique étaient derrière lui, debout, en train de regarder par-dessus son épaule. Tous ressentaient ce désarroi gêné qui accompagne la peur non identifiée.

« Quelqu’un sait combien il y en a eu ? demanda Raphael.

— En tout, vingt et un, je crois. »

Raphael leva les yeux vers un des rédacteurs adjoints, âgé d’environ 35 ans, visage taillé au couteau. Il s’appelait David Ferrell.

« Vous avez des infos là-dessus ? » demanda Raphael. Il sembla s’apercevoir du nombre de gens postés derrière lui. « Bordel de Dieu, vous allez vous asseoir, oui ou merde ? »

Ils obéirent prestement. Le photographe quitta la pièce, mais les autres s’installèrent autour de la grande table de réunion.

« Pas grand-chose », répondit Ferrell. Il s’assit à la droite de Raphael. « Je crois qu’il y a eu vingt et une lettres, la première courant 1969, la dernière en avril 1978. À quoi s’ajoutent une demi-douzaine de documents baptisés “Écrits de Riverside” et un message laissé sur la portière d’une des victimes, au lac Berryessa. »

Raphael grimaça. « Comment est-ce que vous savez tout ça, vous ? Parfois, je vous jure, vous me faites vraiment peur. »

Ferrell sourit. « Ça m’intéresse, rien de plus. Je suis loin d’être une autorité en la matière.

— OK, on a donc affaire à un copieur. Peut-être que le type utilise le même code, qu’est-ce que j’en sais, en tout cas, d’après mes souvenirs, ça y ressemble comme deux gouttes d’eau.

— Qui on appelle, alors ? demanda Ferrell.

— Le directeur de la police, peut-être… Quelle est la procédure dans ce genre de cas ?

— C’est forcément un faux, dit Ferrell. Selon l’avis général, ce type est censé être mort depuis des années.

— Peu importe. Appelez donc le capitaine du commissariat le plus proche. C’est lequel, déjà ?

— Le n
o
 2.

— Appelez-le et dites-lui que nous sommes fiers d’avoir reçu la première lettre du Zodiaque depuis vingt-huit ans. »

 

Le capitaine Lewis Proctor, du commissariat n
o
 2, connaissait Bill Farraday davantage comme un confrère que comme un ami, mais suffisamment tout de même pour le reconnaître au téléphone quand on lui passa l’appel. Proctor était en train de tenir une réunion bimestrielle avec le directeur Ellmann quand Farraday avait appelé pour lui parler d’une éventuelle collaboration entre le n
o
 4 et le n
o
 9.

« Vous connaissez Farraday ? » lui avait demandé Ellmann une fois le téléphone raccroché.

Proctor avait hoché la tête. « Un peu. Il est sur une enquête qui concerne plusieurs commissariats. Un taré qui réédite d’anciens crimes de tueurs en série. »

La conversation s’était arrêtée là. Mais lorsque David Ferrell téléphona du
New York Times
ce lundi matin, une sonnette d’alarme retentit au fond du crâne de Proctor.

Il rappela Bill Farraday pour le tenir au courant. Farraday répondit par un long silence.

« Vous voulez aller là-bas ? lui demanda Proctor.

— Vous y allez, vous ?

— Pas besoin d’y aller à deux.

— Je vais emmener quelqu’un avec moi. Si ça ressemble à du lourd, je reviens vers vous.

— Merci, Bill. »

Fin de la discussion. Farraday bipa Irving, qui se trouvait à quelques dizaines de mètres de là, en train de déjeuner.

Il se présenta dans le bureau de Farraday moins d’un quart d’heure plus tard.

« On part en voyage, annonça Farraday. Au siège du
New York Times
. Ils ont reçu une lettre… On dirait une lettre du Zodiaque. »

Irving écarquilla les yeux. « Vous vous foutez de ma gueule.

— Moi, non, mais il semblerait qu’un autre s’en charge.

— C’est peut-être sans rapport.

— Oui, peut-être que rien de tout ça n’a de rapport. Qu’est-ce qu’on en sait ? Il faut qu’on aille voir. Un type du
New York Times
a appelé Proctor, au n
o
 2, Proctor m’a appelé, je vous ai appelé. C’est ce qu’on appelle la délégation. On va jeter un coup d’œil et on va voir s’il y a le moindre lien. »

Irving songea à évoquer les documents que John Costello lui avait fait parvenir dans la matinée, au sujet d’Arthur Shawcross et des meurtres de la Genesee. Mais il se ravisa et préféra attendre encore un peu.

 

Ils arrivèrent au siège du journal un peu après midi. Frank Raphael les reçut. Ils lui expliquèrent pourquoi il recevait des policiers du n
o
 4, et non du n
o
 2. Il pria David Ferrell de les rejoindre. Celui-ci se présenta avec la lettre et l’enveloppe dans le sachet en plastique, ainsi qu’un exemplaire de
Zodiac
, le livre de Robert Graysmith.

« J’ai décodé la lettre, dit-il. Tout le code se trouve dans ce livre… »

Il remit l’original de la lettre à Farraday et la transcription à Irving.

Farraday, peu au fait des lettres du Zodiaque, examina les symboles soigneusement notés.

Irving lut à voix haute la transcription décodée.

« “On m’a demandé, Est-ce que j’ai tué ? Oui, trop de fois pour un seul homme. Je suis un dieu moi-même. Je suis le juge, le jury et le bourreau. Chers amis, au cours de ma vie j’ai assassiné, massacré et totalement anéanti cinquante-trois êtres humains. Pourquoi ?” »

Irving s’interrompit, leva les yeux vers Farraday, puis vers Frank Raphael. La tension était palpable.

« Continuez », dit doucement Raphael.

Irving reporta son attention sur la lettre :

« “Imaginez ça : on m’a appris à rester assis des heures durant sans bouger ; on m’a appris à chercher et à détruire l’ennemi tel que je le percevais.

« “Les prostituées qu’on m’accuse d’avoir tuées sont pour moi l’ ennemi, à leur manière, car elles peuvent tuer à coups de maladies vénériennes et de sida sans être punies. Est-ce que je regrette, me demande-t-on ? Ma réponse est : je le regrette beaucoup, au point de me demander pourquoi j’ai été choisi pour accomplir cette mission.

« “Le gouvernement des États-Unis m’a appris à tuer ; ce qu’il ne m’a pas appris, c’est le désir de ne pas le faire. J’ai toujours ces pulsions – mais les médicaments que je prends maintenant les apaisent au point de me calmer. Pourquoi pas avant ?

« “Pourquoi suis-je ce que je suis ? Réfléchissez bien – et trouvez la réponse avant que trop de gens ne soient tués. Je suis comme un prédateur, capable de chasser et de détruire sur un coup de tête, à n’importe quel moment. On me malmène et on me menace, mais les médicaments réussissent à freiner ou à atténuer le désir de combattre. Je sais que quand je combattrai pour de bon, il n’y aura plus de limites – je serai de nouveau le prédateur.

« “La plupart des gens me disent que je mourrai en prison. Et alors ? Êtes-vous en mesure de choisir quand et où vous mourrez ? Beaucoup de gens pensent que quand ils mourront, ils iront au paradis. Pas du tout. Votre âme attend d’être appelée : relisez votre Bible si c’est en elle que vous croyez. Quant à moi, je vivrai de nouveau et passerai à la prochaine étape. Je suis un spiritualiste. La mort n’est qu’une étape de la vie. Les gens que j’ai tués en sont à leur prochaine étape. Ils vivront de nouveau, mais une vie bien meilleure que celle qu’ils ont quittée.

« “Tout homme, femme ou enfant âgé de plus de 10 ans est capable de tuer sciemment. Vous autres, humains, vous êtes nombreux à me décrire comme un fou furieux. C’est votre droit. Ce que vous pensez n’est peut-être pas la vérité.

« “Regardez vers les cieux, c’est de là que je suis descendu. Vous aussi, mais vous ne l’admettrez jamais. Mon heure va bientôt sonner pour cette étape. Je vais bientôt passer à l’étape suivante, je ressens ce que je ressens. Si tous les hommes, femmes et enfants possédaient la même chose, le crime et la guerre n’existeraient pas.

« “Souvenez-vous : observez les cieux, nous arrivons pour vous sauver de vous-mêmes.

« “Je suis, où suis-je ?” »

Irving regarda Farraday, Frank Raphael et David Ferrell.

« Oh, putain, dit Raphael.

— Qu’est-ce qu’on sait de ce type ? » demanda Farraday.

Ferrell se pencha. « Je me suis un peu intéressé à cette affaire dans le cadre d’un projet de recherche il y a deux ans de ça. Je ne suis pas un expert, mais d’après ce que je vois, la lettre a été écrite de la même manière : une écriture serrée, au feutre bleu, avec certaines lettres qui penchent à droite. Celui qui a fait ça a payé double tarif de timbres sur l’enveloppe – autre point commun. Le Zodiaque écrivait toujours sur l’enveloppe pour demander à la personne qui la distribuerait de faire vite. Les marges gauches et le texte sont extrêmement rectilignes, comme s’il avait placé une feuille quadrillée au-dessous. Le Zodiaque écrivait sur un papier qu’on appelle Eaton Bond. Je ne sais pas du tout si celui-ci est le même, mais le format de la page est de 19,1 centimètres sur 25,4 centimètres, soit la même taille. Il commençait chacune de ses lettres par la phrase : “Ici le Zodiaque”, ce qui n’est pas le cas de notre auteur actuel. D’un autre côté, il y a une explication à cela… »

Ferrell s’arrêta soudain.

« Oui ? demanda Raphael.

— Cette lettre m’a fait penser à quelque chose… J’ai vérifié quelques-unes des phrases sur Internet et j’ai découvert à qui appartenait cette lettre.

— Pardon ? fit Farraday. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— La personne qui a envoyé ce texte n’a fait que reprendre une lettre déjà existante et la transcrire dans le code du Zodiaque, puis il nous l’a postée. Ce n’est pas du tout une lettre du Zodiaque. C’est une lettre d’un autre tueur en série.

— Qui s’appelle ? demanda Farraday.

— Arthur John Shawcross. Et…

— Nom de Dieu ! s’exclama Ray Irving. Les meurtres de la Genesee. »

Farraday se retourna, surpris. « Ray ?

— Shawcross… On a eu une réplique d’un crime commis par Shawcross ce matin. Eric Vincent, au n
o
 7.

— Ce matin ? Mais comment êtes-vous déjà au courant ? »

Irving sortit de sa poche intérieure de veste les feuilles pliées en deux. Il les étala sur sa cuisse avant de les remettre à Farraday.

« Qu’est-ce que c’est ? D’où est-ce que ça vient ?

— C’est une longue histoire », répondit Irving.

Farraday hocha la tête et se leva. « On va emporter cette lettre, dit-il à Raphael. C’est une pièce d’un puzzle beaucoup plus grand.

— Compris. Mais nous avons besoin d’une histoire, capitaine Farraday. »

Farraday lui adressa un sourire sec. « Pas sûr que vous soyez très friands de celle-là.

— Nous sommes au
New York Times
… Ici, on est friands de toutes les histoires.

— Ce n’est pas une petite affaire. Il y a toutes les chances pour qu’elle remonte jusqu’au bureau du directeur de la police. Après ça… Eh bien, après ça, je ne sais pas ce qui va se passer.

— Vous ne pouvez pas nous reprendre cette lettre comme ça. C’est à nous qu’elle a été envoyée.

— Vous voulez que je déchaîne une tempête ? lui lança Farraday. Je peux tout de suite passer un petit coup de fil au procureur, ou alors on passe un marché, cher monsieur Raphael. »

Celui-ci secoua la tête. « Faites votre boulot, dit-il sur un ton résigné. Mais nous voulons avoir l’exclusivité sur cette affaire, quelle qu’elle soit.

— La police n’accorde pas d’exclusivité, vous le savez bien.

— Dans ce cas, que nous soyons les premiers informés de la conférence de presse quand cette histoire sortira.

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