—
Si
elle sort.
— Donc, si elle sort, nous sommes les premiers à être informés de la conférence de presse. Marché conclu ? »
Farraday tendit la main et serra celle de Raphael.
Le capitaine ne prononça plus un mot jusqu’à ce qu’Irving et lui aient regagné le hall d’entrée. Il ralentit le pas, puis s’arrêta net. « Qui était au n
o
9 ?
— Lucas. Richard Lucas.
— Et pour l’autre affaire, ce matin ?
— Eric Vincent, au n
o
7.
— Qui d’autre ?
— Patrick Hayes au n
o
3 et Gary Lavelle au n
o
5 – un triple assassinat pendant la première semaine d’août.
— Réunissez-les, dit Farraday. Appelez-les tous, dites-leur de venir chez nous. Il faut qu’on parle.
— Je risque d’avoir du mal à joindre Vincent. Il est parti ce matin fêter l’anniversaire de son fils.
— Dites-lui que des anniversaires, son fils en fêtera d’autres. Je veux voir toutes les personnes concernées avant que la ville entière apprenne ce qui est en train de se passer. »
18
I
l fallut attendre presque 15 heures pour que tout le monde soit contacté. Irving, resté dans le bureau de Farraday, lui avait expliqué l’enchaînement des meurtres, les dates, les anniversaires, Karen Langley, John Costello. Vers 13 h 30, le directeur de la police, Anthony Ellmann, comprit qu’il se passait quelque chose. Il passa un rapide coup de fil à Farraday, puis à chacun des capitaines des commissariats concernés. Tous reçurent des instructions : il y aurait une réunion au commissariat n
o
4 à 17 heures. Aucun retard ne serait toléré. Le coroner adjoint, Hal Gerrard, serait présent, mais Ellmann ne serait pas là ; il avait rendez-vous avec le maire à propos d’un tout autre sujet, cependant il voulait un compte-rendu complet avant la fin de la journée. Farraday avait été désigné coordinateur provisoire. Une fois le programme d’action précis défini, le directeur Ellmann étudierait les ressources disponibles et les redéploierait si nécessaire. Leur mission, dans l’immédiat, consistait à déterminer si ces meurtres obéissaient à une logique et, si oui, à mettre en commun les résultats de leurs enquêtes et de leurs analyses scientifiques, à établir un « chemin critique », enfin à proposer une méthode en vue d’arrêter et d’inculper le ou les assassins. Le tout sans entraver le bon déroulement de leurs tâches habituelles et la résolution de toutes les affaires en cours. Simple en théorie. Dans les faits, comme d’habitude, c’était une tout autre histoire.
Farraday fit vider les bureaux de la brigade criminelle. Il repoussa toutes les cloisons de la salle de réunion, demanda qu’on colle trois tables ensemble et qu’on achète des tableaux blancs, ainsi qu’un projecteur.
Un peu avant 16 h 30, le commissariat n
o
4 s’était transformé en ruche. Des agents en uniforme jouaient les majordomes pour les inspecteurs et autres TSC qui se présentaient dans le hall d’entrée, et des dossiers remontaient par brassées entières des coffres des véhicules jusqu’au troisième étage.
Les TSC concernés par chacune des affaires arrivèrent l’un après l’autre, tout comme les inspecteurs, et Ray Irving avait déjà défini l’objet de la discussion à venir. Au bout de la table, il avait installé un grand tableau blanc sur lequel il avait noté les noms des victimes récentes, puis ceux des assassins dont les crimes semblaient avoir été réédités. Étaient donc présents – sinon en personne, en tout cas certainement en pensée – quelques-uns parmi les tueurs en série les plus sadiques et les plus violents jamais connus en Amérique. Sous leurs noms, Irving avait indiqué leurs dates de naissance respectives et, selon les cas, leurs dates d’exécution. Pour ceux qui étaient toujours en prison, leur dernier établissement pénitentiaire connu. Bien qu’il eût accès à la base de données fédérale, Irving avait eu un mal fou à savoir où se trouvaient certains de ces hommes. Ce qui n’avait pas été le cas pour Shawcross – plutôt le comble quand on savait qu’il était le dernier appelé. Shawcross n’aurait jamais figuré là si, le matin même, le corps de Carol-Anne n’avait pas été découvert et si John Costello n’avait pas transmis les documents à Irving. Arthur John Shawcross, avait-il appris, était prêt à entretenir une correspondance avec toute personne désireuse de le faire et, sur de nombreux sites, indiquait sans difficulté son numéro de prisonnier et son adresse à la prison du comté de Sullivan, à Fallsburg. Pendant que les inspecteurs se réunissaient, Shawcross croupissait donc dans une cellule à moins de cent trente kilomètres de là.
Pour finir, Irving avait déposé une photocopie du projet d’article devant chaque chaise. C’était la première chose que les participants liraient, car c’était l’article de Karen Langley qui justifiait leur réunion ce jour-là.
Pourtant peu au fait du protocole à suivre dans ce genre de circonstances, Bill Farraday prit le contrôle des opérations. Il répondit aux doutes concernant l’article, affronta le feu nourri des questions et apaisa le débat potentiellement houleux qui aurait pu suivre en définissant les paramètres d’action des inspecteurs.
Il se leva de sa chaise et s’avança vers le tableau blanc.
« Ce qu’on a ici, dit-il calmement, c’est une série de possibilités. Rien de plus. Si on considère qu’il n’existe aucun rapport entre ces événements… » Il s’interrompit pour esquisser un sourire malicieux. « Alors on a affaire à la plus extraordinaire coïncidence jamais vue. » Il regarda les visages en face de lui – tous concentrés, graves. « Nous devons
supposer
, et j’emploie le mot avec prudence… Nous devons
supposer
qu’il existe un rapport. »
Lucas leva la main. « Je crois que personne ne remet en cause le fait que ces crimes sont liés entre eux… Je pense qu’on doit plutôt envisager la possibilité qu’on se soit réveillés très tard.
— Comment ça ?
— Qui vous dit que la petite Grant est la première ? Peut-être que ça dure depuis des années. On n’en sait absolument rien.
— Il me semble qu’on a la réponse, intervint Irving. Je crois qu’on est face à quelqu’un qui veut que l’on sache ce qu’il fait.
— C’est une piste intéressante. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Trois choses, fit Irving. D’abord, le coup de téléphone après le double meurtre. Ashley Burch et Lisa Briley. Si j’ai bien compris, cet appel est arrivé par le standard du n
o
9. Donc on ne pourra jamais l’identifier. Il a très bien pu appeler lui-même, avec un logiciel de transformation de la voix, ou payer quelqu’un d’autre pour le faire à sa place. Dieu seul le sait. Ensuite, pour ce qui est de James Wolfe, l’auteur du crime s’est emmerdé à le grimer en clown. Or Gacy ne faisait jamais ça. Il ne maquillait personne à part son propre visage. Donc celui qui a fait le coup voulait qu’on établisse le lien. Et ce matin, le fait qu’on ait retrouvé cette fille habillée comme elle l’était, avec des cheveux arrachés et les yeux enlevés… Ces éléments auraient dû nous suffire à faire le rapport avec Shawcross et l’affaire Anne-Marie Steffen. »
Il s’interrompit une seconde. « Mais non : il a voulu s’assurer qu’on avait vraiment compris. D’où la lettre au
Times
. Il se sert du code du Zodiaque pour nous envoyer la lettre de Shawcross.
— Pourquoi le code du Zodiaque ?
— Encore une fois, c’est de la théorie, mais je pense qu’il voulait qu’on sache qu’il est plus intelligent que tous les autres… y compris le Zodiaque lui-même. Les tueurs en série précédents se sont tous fait attraper, deux ou trois ont été exécutés, mais pas le Zodiaque…
— Dans ce cas, pourquoi ne pas copier un meurtre du Zodiaque ? Pourquoi envoyer une lettre ?
— Peut-être qu’il ne réédite que les meurtres de gens qui se sont fait arrêter.
— Tout ça, intervint Gary Lavelle, ce ne sont que des suppositions et des hypothèses. J’ai vu comment cette fille a été balancée sous le pont de Queensboro. Elle s’est fait massacrer. Deux kilomètres plus loin, on retrouve deux pauvres gamins flingués dans le coffre d’une voiture. Je ne sais pas à qui ce type essaie de ressembler, mais on reste confrontés au fait, bien réel, qu’on a au moins huit victimes et aucune enquête coordonnée. Cette histoire dure depuis déjà… Depuis combien de temps, d’ailleurs ?
— La première victime, du moins à notre connaissance, était Mia Grant, au début du mois de juin, précisa Irving.
— Donc ça fait plus de deux mois que ça dure. Et où est-ce qu’on en est ?
— On en est exactement là où on doit être, répondit Farraday. Mais si on en est là, ce n’est pas grâce à ce qu’on a fait ou pas fait, mais grâce à ce projet d’article de journal.
— Est-ce que je peux vous demander de quoi il s’agit ? demanda Vincent.
— Il existe un groupe de personnes, répondit lentement Irving, un groupe de gens, je ne pourrais pas vous dire combien, qui se réunissent au Winterbourne Hotel, 37
e
Rue Ouest, le deuxième lundi de chaque mois. D’après ce que j’ai compris, ces gens ont tous survécu à des agressions de tueurs en série…
— Quoi ? l’interrompit Lavelle. Ne me dites pas que c’est une milice d’autodéfense ! »
Irving fit signe que non. « Je ne sais pas ce que c’est. Un des membres de ce groupe est un certain John Costello. C’est l’enquêteur de Karen Langley au
City Herald
. Et c’est lui qui a pigé le truc à propos de ces meurtres.
— Il fait partie des suspects ? demanda Lucas.
— Je ne sais pas de quoi il fait partie. Ce n’est pas un type très net. Il est un peu bizarre, mais je ne pense pas que Karen Langley soit le cerveau derrière l’article. À mon avis, c’est lui. Je crois que c’est lui qui fait le boulot, mais qu’elle écrit les articles et les signe, parce qu’il ne veut pas qu’on s’intéresse à lui. Pour tout dire, je n’en sais rien. Je ne connais pas l’histoire de Costello et je ne sais pas quelle est la bonne marche à suivre. On est peut-être face à quelqu’un de parfaitement innocent, juste un type intelligent qui s’y connaît très bien en tueurs en série. Il est enquêteur pour une journaliste spécialisée dans les faits divers, nom de Dieu… Il est
censé
connaître ces choses-là. Le simple fait qu’il ait pigé le truc aussi vite… D’après moi, voilà une autre bonne raison de croire que ces assassinats commencent avec Mia Grant. S’ils remontaient plus loin, je crois que cet article serait sorti avant.
— Donc il a écrit l’article, dit Lucas. Quoi d’autre ?
— Ce matin, moins de deux heures après la découverte du corps de la prostituée, il m’a fait parvenir, ici même, la biographie d’Arthur John Shawcross.
— C’est une blague ?
— Pas du tout.
— Mais qui est ce Shawcross ? » demanda Lavelle.
Irving secoua la tête.
Au bout de la table, Hannah Doyle, la TSC de Hayes au n
o
3, leva la main. « Je connais un peu l’animal. J’ai écrit un mémoire sur lui. Il était surnommé le Monstre des Rivières, ou le Tueur de la Genesee. Il prétend avoir tué cinquante-trois personnes, mais seuls treize assassinats lui sont officiellement attribués. Parcours classique pour un tueur en série : sadisme adolescent, torture d’animaux, passage progressif du cambriolage à l’incendie criminel. Bref, le schéma habituel : incapacité à établir un lien avec les autres, difficulté à gérer les relations, prédisposition aux accidents. Il a un peu connu l’armée et a passé deux ans à Attica au début des années 1970 pour tentative de braquage et incendie criminel. Quand il est ressorti, il s’est marié, vers le mois d’avril 1972, je crois… Deux semaines après, il a tué un garçon de 10 ans ; trois ou quatre mois plus tard, il a violé et assassiné une petite fille de 8 ans. Il a été arrêté et a passé presque quinze ans en prison, en partie à Attica, en partie à Green Haven. Il en est sorti début 1987, a recommencé à tuer en 1988, puis a assassiné cette Anne-Marie Steffen en septembre de la même année. Il s’est de nouveau fait attraper vers 1990 et a avoué des tas d’autres meurtres. Il purge aujourd’hui sa peine, soit deux fois cinquante ans de prison, dans la prison du comté de Sullivan.
— C’est à Fallsburg, c’est bien ça ? demanda Vincent.
— Oui, là où se trouve aussi Berkowitz.
— Berkowitz ? fit Lucas.
— Le Fils de Sam, précisa Hannah Doyle.
— Donc, où est-ce que tout ça nous amène ? demanda Farraday. On a des informations sur ces types, ces tueurs que quelqu’un est en train de copier. Mais qu’est-ce que ça nous dit sur le copieur lui-même ?
— Aucun de ces assassins n’est en liberté conditionnelle, intervint Gerrard, le coroner adjoint. N’est-ce pas ?
— D’après ce que je sais, répondit Irving, Carignan est enfermé dans la prison du Minnesota, Carol Bundy a écopé de la perpétuité mais peut aujourd’hui demander une remise en liberté conditionnelle. Douglas Clark attend dans le couloir de la mort à San Quentin, et Jack Murray est mort. Gacy a été exécuté à Stateville en 1994 et Kenneth McDuff à Huntsville, au Texas, en novembre 1998. Pour ce qui est de Shawcross, il est à la prison de Sullivan et n’en sortira plus.
— Donc nous excluons totalement la possibilité que le tueur actuel soit un de ceux-là ?
— Je considère, dit Irving, que c’est une certitude.
— Et le Zodiaque ? demanda Vincent.
— Le dernier meurtre attribué au Zodiaque date de mai 1981, répondit Jeff Turner avant de jeter un coup d’œil vers Hannah Doyle et de sourire. Moi aussi, j’ai étudié le Zodiaque pour mon mémoire de recherche, et certaines caractéristiques concernant ses victimes étaient systématiquement les mêmes : il tuait le week-end, dans des zones proches de l’eau, et toujours pendant la pleine lune ou la nouvelle lune. Hormis un chauffeur de taxi, il n’a agressé que des couples, surtout de jeunes étudiants. Toujours au crépuscule ou en pleine nuit, et chaque fois avec des armes différentes. Le vol n’était jamais un mobile et il n’abusait jamais sexuellement de ses victimes, que ce soit avant ou après les avoir tuées. On lui reconnaît quarante-six assassinats mais, dans les faits, seuls six de ces crimes lui ont été définitivement attribués. »