Les Assassins (26 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

— Concret ? Vous voulez parler de ma collection ?

— Votre collection ? »

Beck hocha la tête. « Puis-je savoir qui vous a donné mon nom, inspecteur ?

— Oui, bien sûr… Un certain John Costello.

— Le Marteau de Dieu.

— Vous le connaissez ?

— John Costello ? Non, je ne le connais pas. J’ai entendu parler de lui pour l’agression qu’il a subie. Il était le plus jeune rescapé de cette série-là.

— C’est ce j’ai cru comprendre. »

Irving se sentit soudain très troublé et eut l’impression brutale d’être au bord de l’abîme, comme si se précisaient ici même les limites entre le monde qu’il connaissait et quelque chose de beaucoup plus sombre.

« On ne vous a pas menti, fit Beck. Le 23 novembre 1984, lui et sa petite amie, Nadia McGowan, ont été agressés par Robert Melvin Clare. Elle a été tuée, lui en a réchappé. Il appartient à ce fameux groupe, n’est-ce pas ? Celui qui a été fondé par Edward Cavanaugh.

— Oui, il en fait partie. Le groupe des gens qui ont survécu à des tueurs en série. Ils se réunissent chaque mois…

— Vous avez l’air sidéré, inspecteur.

— Peut-être. Il semblerait qu’il existe un petit univers sous la surface…

— Il y a toujours quelque chose au-dessous, coupa Beck. Le groupe Cavanaugh, ce que je fais… Tout ça n’est rien comparé à la réalité. Il y a des gens qui sont totalement obsédés et consumés par cette question. Ils consacrent leur vie, chaque instant, chaque dollar dont ils disposent, à la recherche de ces objets. »

Beck jeta un coup d’œil à sa montre et sembla se rappeler quelque chose. « Vous connaissez Truman Capote ? »

Irving fit signe que oui.

« Son livre,
De sang-froid
, à propos du meurtre de la famille Clutter, dans le Kansas. Toute la famille a été abattue, et le père a en plus été égorgé. Figurez-vous que je connais un homme qui a passé onze ans et dépensé plus de 80 000 dollars pour retrouver le couteau qui avait été utilisé. »

Irving plissa le front.

« Vous vous demandez pourquoi ?

— Oui.

— Pour la même raison qui m’a poussé à devenir médecin, dit Beck, et vous, inspecteur de police. Pourquoi quelqu’un voudrait-il plonger ses deux mains dans la cage thoracique d’un autre, lui sortir le cœur et le remplacer ? Pourquoi quelqu’un comme vous voudrait-il passer ses journées à étudier des meurtres épouvantables jusque dans leurs moindres détails ?

— Je crois que nos métiers sont légèrement différents de ce qui pourrait se résumer à l’assouvissement d’un intérêt morbide pour la vie et les effets personnels des tueurs en série.

— Peut-être que c’est ce que nous pensons, inspecteur. Mais pour ces collectionneurs, ce n’est pas le cas. Vous n’arriverez jamais à rationaliser l’irrationnel.

— Ce n’est pas la première fois que j’entends ça.

— Laissez-moi vous donner un exemple, dit Beck. Est-ce que vous pouvez imaginer ce que quelqu’un comme John Costello peut ressentir ? Imaginer le genre d’introspection à laquelle il a dû se livrer dans les mois qui ont suivi le drame ? Il a 16 ans, il sort avec sa petite amie, sans doute sa première véritable histoire, et il se fait agresser par un homme armé d’un marteau, qui lui casse la tête et tue la fille. Mais lui en réchappe. Il se demande pourquoi tout ça est arrivé, pourquoi il a survécu et pas elle. Il s’interroge sur le destin, sur Dieu, sur le châtiment divin. Il se demande s’il n’y a pas eu erreur, si ce n’est pas lui qui aurait dû mourir. Les gens se posent des questions, inspecteur Irving, et ils y répondent comme ils peuvent. Ils doivent faire avec les réponses qu’ils trouvent, car personne d’autre n’est une autorité en la matière.

— Pourquoi collectionnez-vous des objets… »

Irving s’interrompit et sourit. « Et d’abord, que collectionnez-vous,
au juste
 ?

— Surtout des lettres. J’ai la plus belle collection américaine – peut-être même du monde – de lettres et de documents appartenant à des tueurs en série. Je possède des documents qui ont été signés par certaines personnes. J’ai des lettres d’amour, des lettres de protestation, des lettres pour demander appel, des lettres d’excuses, des lettres adressées à des mères et à des pères, des lettres de rescapés envoyées à leurs agresseurs, et des lettres de ceux-ci à ceux-là. Je dispose de plus de mille trois cents pages de textes et de dessins. J’ai même un dessin de Perry Smith, un des tueurs du Kansas dont parle Capote.

— Et pour obtenir tout ça ? »

Beck sourit. « C’est pour cette raison que votre cher M. Costello vous a conseillé de discuter avec moi, n’est-ce pas ?

— Ah oui ? esquiva Irving.

— Pour répondre à votre question, inspecteur… Comment est-ce que j’obtiens toutes ces choses ? Eh bien, en faisant affaire avec certains individus que pour rien au monde je n’inviterais à dîner chez moi.

— Il s’agit d’autres collectionneurs ?

— D’une certaine façon, oui. Dans ce milieu, il existe deux catégories d’individus très différents : les collectionneurs et les vendeurs. Les vendeurs, ce sont ceux qui partent à la recherche de ces objets, et parfois, je n’ai aucune envie de savoir comment ils font pour les récupérer. Ils les trouvent, ils m’en informent, je passe quelques coups de fil, je regarde les objets, je négocie et j’achète ce que je veux. Depuis quelque temps, j’achète beaucoup moins. Il existe maintenant un énorme marché de la contrefaçon – des photos mises en scène, des documents falsifiés, la plupart présentant un luxe de détails destinés à faire croire que telle ou telle chose est authentique. Le plus gros de ce que je vois ces temps-ci est soit faux, soit inintéressant.

— D’accord. Donc si je voulais reconstituer une scène de crime… Si je voulais obtenir certaines photos d’un crime afin de l’imiter avec précision… La position du corps, les vêtements de la victime, ce genre de choses…

— Eh bien, il vous faudrait commencer à chercher beaucoup plus profondément sous la surface que vous ne le faites actuellement.

— C’est-à-dire ?

— Les milieux
underground
. La sous-culture que représente ce business. Vous devriez commencer à fréquenter les endroits où ce genre de choses peut être acheté.

— Et comment y avoir accès ? Comment savoir ne serait-ce qu’où les trouver ?

— Il est évident que ces gens ne passent pas des petites annonces dans le
New York Times
. »

Beck se tut quelques instants, puis il se leva et se dirigea vers son bureau. « Le plus souvent, les objets authentiques qui sont vendus dans ces endroits ont été volés par des personnes appartenant au système judiciaire ou fédéral : des employés, des gens qui travaillent aux archives, des sténographes, des salariés chargés de surveiller les coffres-forts… C’est de là que provient la majorité du matériel. Pour eux, c’est comme de voler des agrafeuses ou des Post-It au bureau. Un vieux carton, des dossiers qui moisissent, un aveu signé de la main d’un assassin que personne ne réclamera parce que le type a été exécuté en 1973… Vous voyez un peu le tableau. Le document disparaît dans la poche de quelqu’un, qui le revend à un autre pour 500 dollars, et je finis par le racheter trois ans plus tard pour 1 200 dollars. Les autres objets, beaucoup plus nombreux, sont des faux. Dans les deux cas, il s’agit d’une activité illicite : soit du vol et du recel de documents officiels volés, soit de la contrefaçon. Donc s’il y a bien une personne que ces gens ne veulent pas voir débarquer à leur vide-greniers, c’est un inspecteur de police.

— Je ne mettrai pas mon uniforme. »

Beck hésita. « Je crois qu’il y a peut-être une rencontre le vendredi 15.

— Où ça ?

— Je ne suis pas sûr que vous devriez…

— Nous parlons de personnes réelles, docteur Beck. »

Ce dernier leva la main. « Je peux vous dire où, inspecteur, mais je ne peux pas vous y faire entrer. Il va falloir que vous vous débrouilliez tout seul. »

Irving ne dit rien.

« Bien que je sois tenu au courant de ces rencontres, cela fait des années que je n’y suis pas allé. Les gens avec qui je travaille organisent des expositions privées…

— Où aura lieu cette réunion, docteur Beck ?

— Je ne peux pas vous laisser…

— Votre probité vous honore. Je comprends également que je n’obtiendrai rien en essayant de vous menacer. Vous savez aussi bien que moi que toute tentative pour déterminer la provenance de vos documents et lettres n’aboutirait à rien. Je vous demande simplement de m’aider parce que…

— Greenwich Village, fit Beck. Au croisement de la 11
e
 Avenue et de Greenwich Street. Il y a là un hôtel qui s’appelle le Bedford Park. Le nom est très chic, mais l’établissement ne l’est pas. C’est un véritable trou à cafards. Il y a une rencontre là-bas vendredi soir.

— Et je fais comment pour y entrer ?

— Sur recommandation personnelle. Uniquement.

— Et je ne peux pas vous demander de le faire pour moi ?

— Je serais ravi si vous ne me le demandiez pas, inspecteur Irving. »

Ce dernier se tut pendant quelques secondes. Enfin il se leva, rajusta sa veste et dit : « Aujourd’hui, nous sommes mardi. Si je n’ai rien d’ici jeudi matin, il est possible que je revienne vers vous.

— Encore une fois, inspecteur : je pars pour Atlanta demain matin. Je ne serai pas de retour avant lundi prochain.

— Est-ce que je peux vous joindre d’une manière ou d’une autre ? »

Beck lui tendit sa carte. « Les numéros de mon portable et de mon bipeur sont notés là. »

Irving prit la carte, non pour lire ce qui était écrit, mais pour se donner le temps de rassembler un peu ses esprits.

Ces instants de réflexion furent interrompus par Beck. « Je peux vous demander la raison de tout cela ? Il y a quelqu’un qui tue des gens ? »

Irving leva les yeux vers lui. « Il y a toujours quelqu’un qui tue des gens, docteur Beck. Il semblerait que le monde soit ainsi fait. »

22

  L
e capitaine Farraday n’était pas content. Ellmann, le directeur de la police, avait débarqué dans la matinée et demandé à parler à Irving en tête-à-tête. Farraday s’en était sorti en disant qu’Irving était sur une piste cruciale. Ellmann avait voulu connaître les détails, Farraday lui avait raconté des fadaises, Ellmann l’avait senti et lui avait dit de filer droit. C’était sa formule. Irving eut du mal à croire que quelqu’un ait pu dire une chose pareille. Ellmann avait ensuite expliqué que le commissariat n
o
 4 était au centre de ce cauchemar, qu’Irving devait diriger l’enquête, que c’était leur affaire. Ils obtiendraient une enveloppe qui permettrait de payer des heures supplémentaires aux agents pour leur travail sur les dossiers et leurs recherches complémentaires – ce genre de choses –, mais quant à intégrer des inspecteurs du n
o
 9, du n
o
 7, du n
o
 3 et du n
o
 5, ce n’était même pas envisageable.

« Combien d’homicides cette année ? demanda Ellmann.

— Pour ce commissariat… Mon Dieu… Deux cent quarante, deux cent cinquante ? Plus ou moins.

— Et combien d’inspecteurs ?

— Six.

— Ça fait donc quarante ou cinquante homicides par inspecteur. »

Ellmann envoyait ses phrases à la tête de Farraday comme s’il s’entraînait au tir au pigeon. « Irving s’occupe des huit assassinats. C’est son bébé. C’est un bon flic. Il a été félicité. Il ne fait l’objet d’aucune enquête de l’inspection. Il est capable de s’en occuper. Et gardez-moi cette affaire loin des journaux, nom de Dieu.

— Mais… »

Ellmann l’arrêta tout de suite. « On a huit meurtres sur le dos. J’ai une campagne à mener et le maire joue sa propre réélection. Des affaires réglées : voilà ce dont on a besoin, capitaine. Je ne peux pas me permettre d’avoir quatre ou cinq commissariats qui mettent toutes leurs ressources humaines dans ce qui est à la base une seule et même enquête. Irving est un grand garçon, il peut s’en charger. J’ai réussi à éteindre l’incendie au
Herald
et on s’est mis d’accord avec le
New York
Times
sur la lettre qu’ils ont reçue. Ils ont accepté de coopérer, mais s’ils apprennent qu’on jette toutes nos forces dans cette bataille, vous pouvez vous imaginer comme ils vont s’emballer. Irving est notre homme. Dites-lui qu’on veut du travail bien fait et vite fait. »

Le message fut transmis à Irving dès son arrivée.

Il ne fut pas surpris. Il s’y attendait un peu.

« Je vous ai laissé la moitié du grand bureau, lui annonça Farraday. Tous les dossiers sont là-haut. Tout a été transféré des autres commissariats. C’est un vrai foutoir, mais vous pouvez demander à deux ou trois agents de vous aider à faire le tri. Je suis là encore trois heures environ, ensuite je serai absent jusqu’à jeudi matin. Vous avez besoin de quelque chose ?

— Je dois vérifier une réservation de chambre d’hôtel et faire surveiller les personnes qui s’y rendront.

— Je signerai tout ce que vous voudrez. Dites à quelqu’un de m’apporter le document.

— Comment vous joindre en cas de besoin ?

— Officiellement, c’est impossible. Si c’est une question de vie ou de mort, appelez sur mon portable et laissez-moi un message. Je vous rappellerai au plus vite.

— Je peux garder un des agents avec moi ? demanda Irving.

— Non, je ne peux pas m’en séparer. Jusqu’au milieu du mois prochain, je ne peux libérer personne. Aujourd’hui, j’en ai deux sous mes ordres. Je vous en donne deux parce que c’est ça ou rien. Vous les avez à votre disposition jusqu’au déjeuner, après quoi vous les libérez. Pour l’instant, il nous faut surtout être visibles dans les rues…

— Les élections, commenta Irving.

— C’est notre boulot. Envisagez la situation sous cet angle et vous verrez, ça passera déjà mieux. »

Irving fit un bref détour par son bureau et monta au deuxième étage. La pièce qu’ils avaient utilisée la veille avait été séparée en son centre par des parois. À gauche se trouvaient les postes des inspecteurs ordinaires, dont les bureaux avaient été réunis pour faire de la place ; à droite, deux bureaux collés l’un à l’autre, ainsi que les tableaux blancs, dossiers et piles de documents rapportés des autres commissariats, le tout entassé par terre.

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