Les Assassins (25 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

Costello eut un sourire entendu. « J’ai mes particularités. Je n’ai de relation avec personne et, pour vous dire la vérité, je pense que je n’en aurai jamais. » Il s’arrêta un instant. « Je compte les choses… »

Irving lui lança un regard étonné.

« Quelle est votre petite manie, inspecteur ? Quelle est la chose que vous faites dont personne n’est au courant ? Vous contournez les fissures sur le trottoir ? Vous vérifiez trois fois que la porte du fond est bien fermée avant de quitter l’appartement ? »

Irving éclata de rire. « Je lis les journaux à l’envers… Non pas que je lise de droite à gauche, mais je commence par la dernière page pour arriver à la première.

— Pourquoi ? Ça n’a aucun intérêt. »

Irving haussa les épaules. « Mon Dieu, je ne sais pas… Mon père faisait ça. D’abord les pages sportives, ensuite les dessins, puis l’horoscope, et enfin les nouvelles qui l’intéressaient. J’ai toujours eu l’impression qu’il lisait son journal à l’envers.

— Vous étiez proches ?

— Pas particulièrement, non… Je crois que je l’ai beaucoup déçu.

— Pas de frères et sœurs ?

— Non, il n’y avait que moi.

— Et vous avez été décevant ?

— J’espère que non.

— On a sans doute tous nos petites manies et nos particularités, qu’on emprunte aux autres parce que ça nous rassure… Ça nous rattache à quelque chose, vous voyez ?

— Attendez. Je suis chez le psy ou quoi ?

— Non, répondit Costello. C’est un simple constat. On fait tous des choses qui n’ont aucun sens et la plupart du temps on ne sait même pas pourquoi on les fait. Les gens qui infligent ces horreurs aux autres… Les dingues, les psychopathes, les tueurs en série… Eh bien, inspecteur Irving, ils fonctionnent exactement de la même manière. Il est évident que ce qu’ils font, à leur manière tordue, ils le font sans vraiment savoir ou comprendre pourquoi. Mais dans le fond ça n’a pas d’importance, le pourquoi de leur geste : ils savent juste qu’il faut le faire, et tout de suite, et on ne peut pas échapper au fait que la vie fonctionne ainsi. Quoi qu’ils fassent, de leur point de vue, la logique est parfaitement respectée.

— C’est une vision très simpliste.

— Qui a dit que ce devait être compliqué ?

— L’autre question, embraya Irving.

— Je vous écoute.

— Cet ami dont vous me parliez… Cette personne qui se souvient des noms et des dates, celle qui fait tous ces rapprochements. »

Costello hocha la tête.

« Elle n’existe pas, si ? »

Costello sourit.

« Les noms et les dates des meurtres commis par le Zodiaque… Ceux qui ont été confirmés et les autres. Vous vous souveniez de ces dates, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Vous vous souvenez des quarante-six dates ?

— Qu’est-ce que c’est ? Un grand oral ?

— Non, monsieur Costello, pas du tout. Simplement, je pense que si vous souhaitez m’aider dans cette affaire, à partir de maintenant tout doit être très clair entre nous.

— Vous êtes en train de me demander mon aide, inspecteur ?

— Vous êtes prêt à me l’accorder ?

— Si vous pensez que je peux vous aider, oui.

— Dans ce cas, je reviendrai peut-être vers vous après avoir vu Leonard Beck. Vous dites qu’il est le seul dans l’annuaire de Manhattan à porter ce nom ?

— Le seul qui vous sautera aux yeux. Il est médecin. »

Irving se leva et tendit une main que Costello serra. Il eut l’impression que son propre désespoir se reflétait sur le visage de Costello. C’était un sentiment familier, cette conscience que des vies étaient en suspens, que les gens – selon les décisions que l’on prendrait, les actions que l’on mènerait – continueraient de vivre sans savoir qu’un individu, qu’un inconnu, avait souhaité et même planifié leur mort dans tous ses détails. Et pour peu qu’Irving passe à côté d’un indice, d’une réponse, c’était la certitude, brutale, sans équivoque, qu’une existence prendrait fin. Ces choses-là étaient lourdes à porter, et le fardeau ne faisait que s’alourdir avec les années.

« Nous en avons donc terminé, dit doucement Costello.

— Pour le moment, monsieur Costello. Pour le moment. »

20

  T
ard dans la soirée, un peu après 22 heures, Ray Irving retrouva sur Internet la trace d’Edward Cavanaugh, ainsi que les détails du meurtre de sa femme. Sarah Cavanaugh, née Russell. Quatrième victime sur six. Kidnappée devant son lieu de travail dans la soirée du jeudi 13 mai 1999. Son mari signala sa disparition pendant la nuit, puis une deuxième fois l’après-midi du lendemain. Il fallut attendre le vendredi 14 au soir pour qu’un avis de recherche officiel soit lancé. Entre-temps, le groupe opérationnel de la police de Manhattan – en charge d’une récente série d’enlèvements suivis de meurtres – s’était aperçu que le mode opératoire de leur auteur était le même. Sarah Cavanaugh fut retrouvée le samedi 15, au petit jour, dans une benne à ordures derrière un hôtel minable du centre. On lui avait bandé les yeux avec du
gaffer
, on lui avait rasé la tête, ses ongles de pieds et de mains avaient été arrachés à l’aide d’un sécateur. La mort était due à une plaie perforante dans la gorge, qui l’avait vidée de son sang par la jugulaire. Comme pour les trois victimes précédentes, il n’y avait pas de trace d’agression sexuelle, bien que sur son ventre – comme sur les autres – le mot « salope » eût été marqué au cutter. L’assassin, un homme d’une beauté renversante nommé Frederick Lewis Cope, avait ensuite tué deux autres femmes, l’une en juin, l’autre en août. Les six victimes étaient toutes des femmes âgées de 35 à 41 ans qui travaillaient dans des bureaux ou des banques du quartier d’affaires de Manhattan. Toutes se rendaient au travail en voiture le matin et rentraient dans leurs banlieues résidentielles le soir. Toutes étaient sans enfants et mariées à des courtiers. On ne sut jamais pourquoi Frederick Lewis Cope avait ressenti le besoin d’arracher les ongles à des femmes de courtiers de Manhattan et de les laisser se vider de leur sang dans des bennes à ordures. Cope, une fois sa mission accomplie, semble-t-il, s’était égorgé le 4 septembre 1999, avec le même cutter dont il s’était servi pour embellir ses victimes.

Edward Cavanaugh était jeune associé chez Machin, Freed & Langham, une petite société d’investissement qui possédait des bureaux à New York, à Boston et à Manchester, New Hampshire. Après la mort de sa femme, on lui accorda trois mois de congés payés, mais il ne revint jamais à son poste. À en croire divers articles et blogs qu’il avait postés sur Internet, il se referma comme une huître et ne fut plus jamais le même homme. Cope, vulgairement surnommé le Tueur des Salopes, devint une sorte d’idole et de modèle pour un groupe de rock, The Slut Killers, « Les Tueurs de Salopes », autoproclamés « révolutionnaires culturels anti-élitistes », qui, entre 2000 et la fin 2002, firent l’objet d’un véritable culte sur toute la côte Est. Leurs fans portaient des tee-shirts avec le portrait de Frederick Cope, voire parfois celui de ses victimes. Cavanaugh voulut poursuivre en justice The Slut Killers, mais sa demande fut rejetée au motif que le groupe n’était pas responsable des actes de ses fans et que, l’expression « tueur de salopes » n’étant pas une marque déposée, une action en justice était irrecevable. Cavanaugh créa alors son propre site Internet.

C’est ce site, justement, qui avait incité plusieurs victimes de tueurs en série à se réunir – celles-là mêmes qui formeraient le groupe du Winterbourne. Irving lut de nombreuses pages du site et, ce faisant, découvrit l’évolution psychologique d’un homme brisé et désespéré. Alors que Cavanaugh parlait d’abord d’espoir et d’avenir, maintenait un semblant d’envie de travailler avec d’autres personnes ayant pu vivre des expériences similaires, son site avait fini par ne devenir qu’un temple dédié à sa défunte femme. Il y parlait de leur vie ensemble, du fait qu’ils avaient essayé d’avoir un enfant environ une semaine avant sa mort. Ils s’étaient préparé un avenir et, en une fraction de seconde, cet avenir avait été anéanti.

Les jours précédant son suicide, Cavanaugh avait fait part de sa détresse et de son manque de foi en l’existence d’une justice universelle. Il évoquait son éducation, ses parents religieux, la manière dont sa croyance en Dieu avait depuis longtemps disparu. Il parlait du hasard, de la chance, du destin, du karma, de la réincarnation, de l’idée selon laquelle les gens étaient responsables de ce qu’ils avaient fait dans une vie antérieure. Les pages du site étaient remplies de ce genre de choses, tantôt réflexions raisonnées et articulées, tantôt monologues et thèses délirantes. Chaque jour semblait l’éloigner un peu plus du monde dans lequel il avait jadis vécu et cru. Son dernier post, rédigé une heure avant son suicide, le mercredi 15 mai 2002, soit trois ans jour pour jour après la découverte du cadavre de sa femme, disait simplement : « Et puis merde. »

Edward Cavanaugh avait ensuite avalé quarante-sept gélules d’anxiolytique et s’était tailladé les poignets dans son bain.

Irving se massa les tempes. Il était exténué, mais il savait qu’il n’arriverait pas à dormir. Il voulait de la compagnie, le genre de celle que Deborah Wiltshire lui avait donnée avec une telle facilité. Il voulait du sens, un but, il voulait de l’espace et de la raison, une explication simple à la vie qu’il menait. Il voulait savoir ce qu’il faisait, et pourquoi. Convaincu que ces choses-là étaient pour l’instant hors de sa portée, il décida d’ouvrir l’annuaire téléphonique de Manhattan et y trouva le Dr Leonard Beck. Son nom figurait en gras, aussi visible que l’avait annoncé John Costello. Sur Internet, Irving découvrit que le cabinet du médecin n’était qu’à quatre ou cinq rues du commissariat n
o
 4. Beck était un spécialiste du cœur, un homme dont les titres avaient plus de lettres que son nom n’en comptait. Il irait lui rendre visite demain.

Sur le coup de 23 h 30, Irving éteignit son ordinateur.

Il s’assit devant la table de sa cuisine, écouta le bruit des voitures sur la 10
e
 Avenue et repensa à John Costello, l’homme qui avait choisi de se rappeler les dates et les lieux des meurtres comme si ces choses pouvaient lui donner stabilité et sérénité. Ou peut-être pas. Peut-être qu’il n’y avait aucune raison à chercher. Peut-être – comme, semblait-il, pour Harvey Carignan, Kenneth McDuff, John Gacy, Arthur Shawcross et Frederick Cope – était-ce simplement quelque chose qu’il fallait faire.

21

  L’
immeuble était impressionnant. Au croisement de la 37
e
 Rue et de Madison Avenue, près de la bibliothèque Pierpont Morgan. Des étages à n’en plus finir, un hall d’entrée gigantesque. Beck possédait trois niveaux à lui tout seul. Grosse pointure. Grosse fortune. Grosse poignée de main lorsqu’il alla à la rencontre de l’inspecteur Irving.

« Inspecteur », dit-il avec un grand sourire aimable, mais qui trahissait tout de même une certaine méfiance.

Le cabinet du Dr Beck était décoré comme dans les magazines, tout en pots de fleurs et en marbre, avec un bureau plus grand que la cuisine d’Irving. De petits gadgets technologiques étaient disposés un peu partout, mais ils paraissaient bien esseulés.

Beck invita Irving à s’asseoir dans un gros fauteuil, lui demanda s’il voulait un café, du jus de fruits, peut-être un verre d’eau ? Irving refusa.

Leonard Beck devait avoir un peu plus de 45 ans. Il avait l’attitude mesurée de l’homme sûr de sa place dans le monde. Il la connaissait, les autres aussi la connaissaient, et le reste n’avait pas grande importance. Il y avait assez d’argent dans ce lieu pour pouvoir effacer tout ce qui ne lui convenait pas. Mais Irving n’avait pas eu de mal à obtenir un rendez-vous. Un seul coup de fil pour expliquer qu’il avait besoin d’un peu d’aide dans une affaire, et on l’avait prié de venir sans attendre.

« Je vous remercie de me recevoir aussi vite, lui dit Irving.

— Vous avez de la chance que je sois ici, répondit Beck en s’installant face à lui. Je suis rentré de l’étranger il y a quelques jours et je m’en vais à Atlanta demain matin.

— Il ne s’agit pas d’une demande officielle en tant que telle, mais j’ai eu votre nom par une personne qui pense que vous pourriez m’aider.

— Un problème médical ? demanda Beck.

— Non. Ce n’est pas au médecin que je m’adresse… »

Irving s’arrêta, un peu gêné. « C’est un peu étrange de…

— Mon hobby ? » fit Beck.

Irving ne put cacher sa surprise.

« Dans mon domaine, inspecteur, je n’ai pas le temps de jouer au plus malin. Pas plus que vous, j’en suis convaincu. Je suis avant tout cardiologue, et quand il s’agit du cœur, on n’y va pas par quatre chemins. J’ai ce que d’aucuns appelleraient une fascination morbide pour un aspect particulier de la condition humaine. En toute sincérité, je ne saurais pas vous dire pourquoi. » Beck sourit, croisa les jambes ; il semblait parfaitement à l’aise. « Rien dans mon passé n’expliquerait mon intérêt pour ce domaine, mais quand vous devenez médecin, vous vous frottez à certains éléments de la psychologie humaine, comme les maladies psychosomatiques, par exemple. Cela me semblait mériter d’être approfondi et j’ai énormément lu sur le sujet.Chemin faisant je me suis rapproché de la psychiatrie et de la psychanalyse. De là, il n’y avait qu’un pas jusqu’à la psychologie criminelle. »

Il s’interrompit, le temps de pointer les livres à gauche de son bureau. « Deuxième rayon en partant du bas. Vous pourrez constater que je garde quelques ouvrages à portée de main. »

Irving suivit le regard de Beck et découvrit le fameux rayon : Geberth,
L’Enquête pour homicide : tactique, procédures et techniques de police scientifique 
; Ressler et Shachtman,
Chasseurs de tueurs
 ; Turvey,
Le Profilage criminel : une introduction à l’analyse comportementale de la preuve
 ; Ressler, Burgess et Douglas,
Crimes sexuels : schémas et motivations
 ; enfin, de Egger,
Les Tueurs parmi nous : une analyse du meurtre en série et de son investigation
.

« Un intérêt relativement inoffensif, quoique fascinant. Mais ce n’est pas de ça que voulez parler avec moi.

— Je ne sais pas exactement ce que je dois vous demander, répondit Irving. J’avais dans l’idée que ce serait quelque chose de moins théorique, de plus…

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