New York hébergeait un tueur en série, ou des tueurs en série, et la police ne le savait pas.
Pour la presse, cela créait un précédent : elle pouvait publier ce qu’elle voulait – suppositions, bruits, on-dit, théories…
Mais Ray Irving savait qu’il ne s’agissait pas de ça. Il savait que John Costello avait touché du doigt quelque chose qui était peut-être plus vrai que ce que lui-même imaginait. Parce que ces filles
avaient été tuées
à l’aide d’un calibre .25, parce qu’un coup de fil anonyme de « Betsy
» était arrivé
deux jours après les crimes de l’East River Park, parce que Irving savait au plus profond de lui que les meurtres anniversaires étaient précisément cela : un signal, voire une commémoration, un moyen par lequel quelqu’un, quelque part, adressait un message que personne n’avait encore reçu.
Et ce quelqu’un continuerait tant que le message ne serait pas passé.
N’était-ce d’ailleurs pas ça qu’ils recherchaient, tous ? Savoir que le monde entier écoutait ce qu’ils avaient à dire ?
Et cette personne, cette voix solitaire, pouvait-elle s’appeler John Costello ?
Irving espérait que non. Si John Costello était le Commémorateur, alors son audace allait peut-être même plus loin encore que les assassinats eux-mêmes.
Au cours des deux semaines qui suivirent, le commissariat n
o
4 n’eut pas le temps de souffler. Entre le 7 août et le 10 septembre, il y eut neuf autres morts – deux défenestrés, un noyé, un accidenté de la route, un vendeur d’alcool abattu à bout portant à l’aide d’un Mossberg Magnum de calibre 12, formellement identifié grâce à un tatouage sur son lobe d’oreille (lequel lobe d’oreille fut retrouvé à même le trottoir, à douze mètres du corps), deux suicides et, pour finir, un suicide-homicide : un homme et sa femme se disputent, il menace de la frapper, elle lui dit qu’elle ne veut plus entendre parler de lui, essaie de s’en aller… il l’étouffe, comprend ce qu’il a fait, prend sa voiture, fonce sur l’autoroute à 130 km/h et s’encastre tranquillement dans le pilier d’un pont. Comment pouvait-on affirmer qu’il s’agissait d’un suicide ? Parce qu’il n’y avait aucune trace de freinage sur la chaussée.
Les dossiers de Mia Grant et James Wolfe attendaient toujours sur le bureau d’Irving, mais n’attiraient son attention que de temps en temps, et encore – uniquement quelques minutes.
Farraday ne reparla plus de Lucas, de Lavelle et de Hayes. Du côté du n
o
3, du n
o
5 et du n
o
9, silence radio. Il semblait qu’un brouillon d’article de journal ne constituait pas une menace suffisante contre le
statu quo
pour justifier de coûteuses collaborations et des opérations communes.
Irving reconnaissait son propre cynisme, mais en avoir conscience n’y changeait rien.
Karen Langley ne lui téléphona pas et il n’eut aucune nouvelle de John Costello. Il avait fait des recherches sur lui et découvert qu’au moins une des choses qu’il lui avait dites était vraie.
John Costello et Nadia McGowan, respectivement 16 et 17 ans. Le 23 novembre 1984, un samedi soir.
Et avant eux, il y avait eu Gerry Wheland et Samantha Merrett. Et encore avant, Dominic Vallelly et Janine Luckman.
Les meurtres du Marteau de Dieu.
Irving avait trouvé très peu d’informations sur cette affaire. Mais le peu de choses qu’il avait lues l’avait laissé avec un sentiment de malaise qui ne parvenait pas à s’estomper. Il y avait quelque chose de troublant. John Costello était une ancienne victime d’un tueur en série, un rescapé, et il fréquentait d’autres rescapés qui auraient dû être morts mais ne l’étaient pas. Et le deuxième lundi de chaque mois, ils se retrouvaient dans une chambre d’hôtel anonyme pour se raconter comment quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas avait voulu les assassiner.
Irving avait beau essayer de ne plus penser à ces gens, ils étaient bien présents. Il savait que ce n’était qu’un début. La question n’était plus de savoir si cette histoire le hanterait ou non, mais pendant combien de temps elle le hanterait.
C’était comme si tout ça l’attendait, et l’attendrait aussi longtemps que nécessaire.
Il savait que
cette chose
– quelle qu’elle fût – avait tout le temps du monde.
15
L
e cinquième anniversaire du 11 Septembre : telle était la signification de cette journée. Le lundi 11 septembre 2006, Carol-Anne Stowell, qui n’avait perdu aucun proche à l’époque mais qui portait en elle suffisamment de compassion et d’humanité pour comprendre l’importance de cette journée, songea un instant à ce qui se passerait si elle n’allait pas au travail.
Carol-Anne avait 27 ans. Elle était droguée à l’héroïne, ce qui lui coûtait presque 200 dollars par jour. Son nom de travail était Monique, et elle ne se considérait plus comme deux personnes différentes. Ce qu’elle croyait et ce qu’elle se forçait à croire n’étaient désormais qu’une seule et même chose. Elle avait volé la voiture de sa propre mère pour la revendre 350 dollars. Elle avait été violée, tabassée, agressée, poignardée ; elle avait été arrêtée trente et une fois, inculpée et libérée sous condition, entendue ; elle avait passé trois mois à la prison de Bayview, et tout ça pour le speed. Elle savait ce que c’était, le speed. Elle le connaissait même mieux que son propre nom. Et plus elle en fumait, plus la distance entre le speed et elle s’accroissait. Il était remplacé par la nausée et les vomissements, les dents pourries et les gencives enflammées, la constipation, les suées, la dépression, l’incapacité à jouir ; les pertes de mémoire, les insomnies et le somnambulisme, les mille et un substituts. Alors elle tapinait. Elle avait commencé à 21 ans. Elle faisait ça n’importe où. Les hommes regardaient toujours. Voilà ce qu’ils faisaient. Ils regardaient, elle souriait, elle marchait, elle parlait, elle se vendait, ils la sautaient, ils payaient. Ce n’était pas sorcier. Ce n’était pas grand-chose, d’ailleurs. Elle avait cessé de
ressentir
depuis belle lurette. Tout ça pour 50 dollars, parfois 60, ou 80 s’ils voulaient faire ça sans capote ou en anal. C’était un business. Elle possédait un bien. Tout le monde faisait la pute. Il y avait toujours quelqu’un qui baisait quelqu’un d’autre pour de l’argent.
Un peu après minuit, aux premières heures de ce lundi 11, Carol-Anne enfila des talons aiguilles usés, une jupe qui devait mesurer entre vingt et vingt-cinq centimètres, et un chemisier moulant en nylon à manches courtes. Elle se maquilla, exagérément, outrageusement, comme si elle avait besoin de ressembler à un clown pour avoir l’air normale dans le noir – toujours dans le noir. Même elle, désespérée, désenchantée, comprenait qu’en plein jour elle ressemblait à la mort. La nuit, c’était différent. La nuit, elle pouvait ressembler à celle qu’ils voulaient qu’elle soit. Ils faisaient semblant d’y croire, en tout cas ; ils faisaient semblant qu’elle était leur grand amour perdu, la petite nana d’en face, la pom-pom girl, la reine de beauté. Elle vendait du rêve, ils payaient en dollars – et ces dollars lui offraient une liberté provisoire.
Un peu après minuit, elle suça un type à l’arrière de son break. Il l’appela Cassie. Une fois son affaire terminée, il s’empressa de vouloir partir et manqua la jeter hors de la voiture. Il rentrerait chez lui rongé par la culpabilité, craignant d’avoir attrapé une maladie malgré le préservatif. Il se demanderait si le sida pouvait se transmettre par les doigts, par la sueur, par les vêtements d’une putain. Il essaierait de se rappeler si, dans le feu de l’action, il l’avait touchée. Carol-Anne avait bien vu l’alliance qu’il portait au doigt. Il se sentirait écœuré en embrassant sa femme, ses gamins, terrifié à l’idée de porter en lui un virus qui décimerait toute sa famille… Pour Carol-Anne, ce n’était rien d’autre qu’une pipe de plus, pas la fin du monde. La fin du monde, elle l’avait déjà vue – et une pipe, ce n’était pas ça.
Quelques minutes après 1 heure du matin, une berline bleu nuit ralentit devant elle. La vitre se baissa en une fraction de seconde. Carol-Anne s’approcha. Une main sur le toit, une autre sur la hanche, elle sourit comme s’il y avait des paparazzis.
« Tu as quel âge ? » demanda le conducteur. La vitre n’était pas assez baissée pour qu’elle puisse distinguer son visage.
« 22 ans.
— Mon cul. Dis-moi la vérité ou tire-toi.
— 27 ans.
— 27 ans, ça me va. »
Elle entendit le déverrouillage automatique des portières. Elle se redressa, recula d’un pas, tira la poignée et ouvrit la portière.
Une fois à l’intérieur, elle put enfin voir les traits du conducteur. Des cheveux foncés coupés court, des yeux sains – bref, pas un toxico. Bien rasé, des dents droites. Il ressemblait à un mec de la ville.
« Pas de truc de vicelard, dit-il sur un ton neutre. Rapport normal, mais tu me suces un peu avant.
— 60 dollars, répondit-elle.
— Parfait. »
Carol-Anne sourit toute seule. Elle avait affaire à un nouveau venu. Il aurait dû marchander, la faire baisser jusqu’à 45 dollars.
« Comment tu t’appelles ? demanda-t-elle.
— Aucune importance, fit-il.
— Il faut bien que je te donne un petit nom. »
L’homme sourit. Un bon sourire. « Quel est le nom du meilleur type que tu aies connu ? demanda-t-il.
— Le meilleur type que j’aie connu… Merde, quelle question. Le meilleur que j’aie connu était un prof au lycée. Un vrai amour.
— Comment s’appelait-il ?
— Errol.
— Alors appelle-moi Errol. Ça te rappellera le bon vieux temps, pas vrai ? »
Errol tendit la main et la referma doucement sur le genou gauche de Carol-Anne. Une main douce, chaude. L’espace d’un instant, elle se dit qu’ils auraient même pu être amis. Dans une autre vie. Dans une autre vie, ils auraient très bien pu être amis.
Errol démarra, s’éloigna du trottoir, roula sur quelques centaines de mètres, puis tourna dans une petite rue. Il ne parla pas, ne posa aucune question. Il paraissait très à l’aise, ce qui étonna Carol-Anne, puisqu’il n’avait pas marchandé. Il se comportait comme un homme parfaitement au fait de ces choses-là, et pourtant il n’avait pas discuté le tarif. Est-ce que ça avait de l’importance ? Et comment ! 60 dollars, ce n’était pas rien. Deux passes comme ça et elle pouvait rentrer directement se coucher.
Il coupa le moteur et éteignit le tableau de bord.
Il se tourna vers Carol-Anne et sourit encore. « Je veux que tu fasses quelque chose pour moi », dit-il.
C’est parti
, pensa-t-elle.
L’homme tendit le bras derrière lui, vers la banquette, et s’empara d’un sac en papier.
« Je veux que tu mettes ça, dit-il.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un jean, un débardeur et des claquettes.
— Quoi ? »
Errol sourit. « Je veux que tu mettes ça. » Il parlait lentement, d’une voix douce, comme s’il se souciait vraiment de l’apparence de Carol-Anne.
Il sourit une fois de plus – avec sincérité, presque de la compassion – et, d’un hochement de tête, montra le sac.
Carol-Anne en sortit le contenu. Un jean Calvin Klein, un débardeur blanc avec des bretelles rouges, une paire de claquettes bleues.
« Tu es sérieux ? fit-elle.
— On ne peut plus sérieux, répondit Errol en sortant de son portefeuille quatre billets de 20 dollars. Fais ça pour moi et je t’en rajoute vingt. »
Carol-Anne sourit à son tour ; elle avait déjà ôté ses chaussures.
« Je veux que tu enlèves tout sauf ta culotte, continua Errol. Tes collants, ton chemisier… Tout. Tu mets le jean, le haut et les claquettes.
— Tu veux que je ressemble à quelqu’un ?
— Tu as tout compris.
— À ta petite amoureuse au lycée ?
— Peut-être bien.
— C’était quoi, son nom ?
— Son nom ?
— La fille au jean et au débardeur.
— Son nom… Elle s’appelait Anne-Marie.
—
S’appelait ?
»
Errol se tourna vers Carol-Anne. Soudain, son regard se fit froid.
« Je suis désolée… dit-elle. Je ne voulais pas… »
Errol tendit la main et lui caressa la joue. Pendant quelques secondes, elle ne ressentit rien d’autre que le bout de ses doigts contre son oreille.
Elle prit une longue inspiration et ferma les yeux. Elle se demanda si un jour elle se souviendrait de ce que cela faisait d’avoir quelqu’un qui vous aime pour ce que vous êtes, et non pour ce qu’il voudrait que vous soyez.
« Pas grave, dit Errol. Pas grave.
— Tu veux m’appeler Anne-Marie ?
— Mets les vêtements, chérie. »
Carol-Anne se tortilla pour enfiler le jean, coincée dans l’ habitacle de la voiture. Elle était plus douée pour les enlever.
Quelques minutes plus tard, elle se rassit. Ses propres vêtements étaient maintenant dans le sac.
« J’ai envie d’aller à la plage », dit-elle. Elle recroquevilla ses orteils et fit résonner les claquettes sur la plante de ses pieds.
Errol posa un bras sur l’appuie-tête et se tourna vers elle.
Carol-Anne commença à lui masser le bas-ventre. Elle ouvrit sa fermeture Éclair et glissa ses doigts à l’intérieur. De son autre main, elle dénoua la ceinture d’Errol, défit le bouton du pantalon et se baissa dès que l’érection arriva.
Elle avait le visage à quelques centimètres de sa cuisse lorsqu’elle sentit la main de l’homme sur sa nuque.
« Doucement, doucement », dit-elle. Errol ne sembla pas l’entendre. La main se serra un peu plus sur sa nuque.
Elle tenta de relever la tête, mais la poigne d’Errol était beaucoup trop forte pour qu’elle puisse y résister.
Maintenue à plat ventre en travers de l’habitacle, elle donna des coups de pied qui heurtèrent la portière. Par réflexe, elle remonta les genoux et ressentit une douleur atroce lorsqu’ils cognèrent la boîte de vitesses.
« Hé ! » cria-t-elle. Il n’en fallut pas plus à Errol pour lui soulever violemment la tête, lui attraper les cheveux et la redresser jusqu’à ce qu’elle sente le froid de la vitre contre sa joue. Il serra ensuite son cou à deux mains, ses deux pouces exerçant une pression intense, soutenue sur sa gorge.
Si elle avait seulement voulu hurler, elle n’aurait pas pu le faire.