Les Assassins (56 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

« Ray Irving, lui lança-t-elle au moment où il s’avança vers elle, vous êtes un connard de première. » Le visage rouge, les poings serrés, les yeux plissés, elle était prête à le dégommer. Elle le voyait déjà agenouillé par terre, la figure en sang, en train de la supplier de ne plus le frapper. « Je n’y crois pas… Je n’arrive pas à croire que vous puissiez être aussi dingue, aussi con… »

Irving leva les mains en un geste conciliant, apaisant. « Karen. Écoutez-moi…

— “Karen, écoutez-moi ?” Mais vous vous prenez pour qui, au juste ? Vous vous rendez compte de ce que ça va lui faire ? Putain, depuis que je vous ai rencontré, vous n’avez fait que foutre le bordel dans ma vie…

— Attendez, vous êtes injuste… Et d’abord, auriez-vous la gentillesse de dégager de ce foutu hall et d’avoir une discussion normale avec moi ?

— Une discussion normale ? Mais qu’est-ce que vous racontez ? Est-ce que vous vous êtes dit, ne serait-ce qu’une seule petite seconde, que j’aurais pu apprécier d’être prévenue de ce que vous alliez faire ?

— Karen, il s’agit d’une enquête criminelle, nom de Dieu ! »

Elle ouvrit de grands yeux. « Baissez d’un ton. Et non, je n’aurai pas une discussion normale avec vous. Je vous montre le même respect que vous m’avez montré. Vous êtes entré par effraction chez lui… » Les poings toujours serrés, elle recula de deux mètres, fit demi-tour et marcha jusqu’au bureau de la réception, comme pour se retenir de s’en prendre physiquement à Irving. Lorsqu’elle revint vers lui, elle le regarda de ce regard plein d’un mépris froid et distant qui lui venait si naturellement quand elle le voulait.

« Vous allez l’inculper ?

— Je ne répondrai pas à cette question, Karen. Et vous le savez très bien.

— Il est soupçonné d’avoir commis un meurtre ?

— Je ne vous répondrai pas.

— Vous savez quand même que j’envisage de ne plus jamais vous parler ? »

Irving sentait la moutarde lui monter au nez. Il estimait qu’elle n’avait pas le droit de le rabaisser à une telle position de faiblesse et de remords. « Mais vous croyez quoi, Karen ? » Il tendit le bras, la prit par le coude et, du centre du hall d’entrée, l’emmena jusqu’au mur de droite. « Vous croyez que je suis allé là-bas comme un bourrin, pour le plaisir, c’est ça ? Vous croyez que j’avais
envie
de faire ça ? Je suis allé chez lui parce qu’il avait
disparu
. Je suis allé le chercher là-bas parce que figurez-vous que je me soucie de son sort et de ce qu’il fait, compris ? Je n’en ai pas rien à foutre de ce type. Il nous aide, il fait ce qu’on lui demande de faire et, du jour au lendemain, il disparaît. Il se volatilise. Alors on va chez lui. On frappe à la porte, pas de réponse. Donc je commence à m’inquiéter, à repenser au dernier paragraphe de la lettre, sur le côté personnel de l’affaire… Je me dis que peut-être, je dis bien peut-être, tout ça était adressé à John, vous comprenez ? Que cet enfoiré de psychopathe s’est mis dans la tête que ce serait une bonne idée de terminer le boulot de Robert Clare. Et donc d’aller chez John Costello et, juste pour prouver qu’il est le meilleur parmi les meilleurs, de finir ce qu’un autre malade mental a laissé inachevé et de le réduire en bouillie à coups de marteau. Vous me suivez, jusque-là ? »

Karen Langley lui jeta un regard défiant et agressif. Irving revint à la charge.

« Donc je ne me défile pas. Je ne me dis pas : “Oh, et puis merde, il a dû aller manger une pizza quelque part, ou il est parti à un thé dansant.” Non, je pense au pire. Je choisis l’hypothèse pessimiste et je me dis que j’ai peut-être laissé ce type s’approcher un peu trop de cette enquête. Je n’aurais peut-être pas dû le faire venir à Central Park, même s’il insistait, même s’il en faisait une condition pour continuer sa collaboration avec nous… Je n’aurais peut-être pas dû laisser l’autre enfoiré de malade mental découvrir que John Costelo travaillait avec nous, et je l’ai peut-être conduit à sa mort. Alors j’entre. Je prends cette décision, Karen, pour le bien de John. Pas juste pour m’amuser. Et qu’est-ce que je découvre ? »

Irving se tourna un instant vers la porte. Lorsqu’il revint vers Karen Langley, celle-ci fut troublée par quelque chose dans son expression.

« Je vais vous dire ce qu’on a trouvé là-bas, Karen. On a trouvé des choses qui me paraissent très étranges. Même après toutes ces années de service, même après avoir vu les trucs les plus bizarres que le monde ait à offrir, ce que j’ai trouvé chez lui est vraiment très étrange. Certes, aucune preuve directe. Et peut-être que j’ai merdé, je vous le concède… J’aurais peut-être dû le chercher un peu plus activement avant de foncer chez lui, mais j’ai pris une décision, une décision dont je suis le seul et unique responsable, et s’il a envie de porter plainte, rien ne l’en empêche. Il a parfaitement le droit de déposer une plainte contre moi et de me traîner devant un tribunal pour harcèlement moral. S’il veut, il peut engager cet Anthony Grant de mes deux pour me poursuivre, dans cet État ou dans cinq autres. Voilà à quoi se résume ce putain de boulot, Karen. Prendre des putains de décisions, bonnes ou mauvaises, et s’y tenir, parce que dans la plupart des cas, on n’a pas le temps de réfléchir ni de peser le pour et le contre, et aucun moyen de revenir en arrière et de réparer les dégâts. Le recul, c’est une chose merveilleuse, mais le temps d’y arriver, il est déjà trop tard…

— Qu’est-ce que vous avez découvert ? »

Ray Irving s’arrêta net. Il était lancé, il avait encore des choses à dire. Il
voulait
encore dire des choses. Pour la première fois depuis le début de cette affaire, il profitait de l’occasion pour épancher son spleen, vider son sac. Que Karen Langley estimât avoir le droit de lui en vouloir n’y changeait rien. Elle était là. Elle avait ouvert sa gueule pour se plaindre, elle était servie. Elle se prenait un violent retour de bâton.

« Je ne peux pas vous dire ce qu’on a découvert, Karen.

— Quelque chose qui l’implique dans le…

— Franchement, Karen… Vous le savez autant que moi.

— Non, Ray, et c’est bien le problème. Je ne
comprends
pas. Je n’ai pas la moindre idée de ce que vous
faites

— Je dois y aller, Karen. Je vous ai dit tout ce que je pouvais vous dire en l’état actuel des choses. Pour être très franc avec vous, si je suis là, c’est parce que mon capitaine m’a expliqué que vous étiez à l’accueil en train de dire aux agents de la sécurité d’aller se faire mettre. Alors maintenant, vous arrêtez vos conneries et vous me laissez travailler, OK ?

— Combien de temps pensez-vous le garder ici ?

— Autant qu’il le voudra. Pour l’instant, vous êtes la seule personne qui ait l’air choquée par cette situation. »

Elle ricana. « Qu’est-ce que vous en savez ? Vous ne connaissez absolument pas John. Vous n’avez pas idée de ce qui peut se passer dans sa tête en ce moment…

— Et c’est précisément pour ça qu’il est ici, Karen. Parce que ce qui se passe dans la tête de John Costello peut nous aider à comprendre ce à quoi nous avons affaire. »

Irving se pencha un peu plus près d’elle et baissa d’un ton. « J’ai dix-sept morts sur les bras. Je ne suis pas en train de jouer un petit jeu. Et sachez que ces temps-ci, je me fous pas mal de savoir si les susceptibilités des uns et des autres ont été froissées.

— C’est le moins qu’on puisse dire, en effet.

— Et vous pouvez garder vos sarcasmes pour vous, Karen. Vous êtes journaliste. Moi, je suis inspecteur de police, et vous êtes actuellement dans l’enceinte de mon commissariat. Nous ne sommes pas chez vous, dans votre bureau ou je ne sais quel autre endroit à la con où je suis obligé d’être poli.

— Allez vous faire foutre.

— Je crois que vous feriez mieux de partir, Karen.

— Si vous osez lui faire du mal, Ray, c’est moi qui irai chercher les avocats. Compris ?

— Vous avez bien raison, Karen… Pour l’instant, vous ne m’êtes d’aucun secours. »

En une fraction de seconde, Karen Langley retrouva son expression froide et haineuse. C’était le seul moyen pour elle de ne pas gifler Ray Irving de toutes ses forces.

« Vous êtes un putain d’enfoiré de première.

— Ça fait au moins un domaine où j’excelle, non ? »

Elle tourna les talons et marcha jusqu’à la sortie. Au moment de tendre le bras pour ouvrir la porte, elle jeta un coup d’œil vers Irving.

« Si vous avez besoin de moi, dit-elle, n’y pensez même pas. Vous aussi, vous pouvez aller vous faire mettre. »

Elle ouvrit la porte et la claqua violemment derrière elle.

Irving se retourna et vit que l’agent de faction le regardait.

« Le premier rancard ne s’est pas trop bien passé, si ? »

Ray Irving sourit et fit signe que non. « Ça ne se passe jamais très bien. »

70

  V
ernon Gifford attendait le retour d’Irving devant la porte de la salle d’interrogatoire. « Il dit que vous l’avez trahi.

— Trahi ?

— Je le cite. Il raconte que vous n’aviez aucun droit d’entrer chez lui et, pire que tout, de fouiller dans ses affaires.

— Vous croyez que je ne suis pas au courant ? »

Irving enfonça ses mains dans ses poches, avança d’une dizaine de mètres dans le couloir, puis revint sur ses pas.

« Vous allez le garder ? demanda Gifford.

— Au nom de quoi ? Sur quelle base ? Il n’y a pas d’inculpation, pas de preuve…

— Sauf qu’il est complètement dingue. Et pour le coup, on ne manque pas de preuves, non ? »

Irving préféra ne pas répondre. Il fit deux pas, ouvrit la porte et entra, suivi par Gifford. Il s’assit face à John Costello. Gifford prit une chaise contre le mur.

« John…

— C’était Karen ?

— Oui.

— Elle va bien ?

— Non. Elle a dit à plusieurs d’entre nous d’aller nous faire mettre, et en ce qui me concerne, elle a la ferme intention de ne plus jamais me reparler. »

Costello ne dit rien.

« Bon, alors, John… Il faut qu’on parle de tout ça. »

Costello ouvrit de grands yeux, presque dans l’expectative. « Tout ça ? fit-il sur un ton innocent.

— Vos livres. Vos écrits. Les objets chez vous.

— 
Mes
livres.
Mes
écrits. Les objets chez
moi
 ?

— Je sais, John, je sais… Mais vous convenez tout de même qu’il y a quelque chose de bizarre…

— Chez moi ? Dans ma façon d’être ? Dans ma manière de vivre ? demanda Costello avec un sourire ironique. Pas besoin d’être un génie, il me semble, pour comprendre qu’il y a surtout quelque chose de bizarre chez
vous
, inspecteur Irving. Vous vivez seul, vous mangez tous les jours dans le même restaurant, vous n’avez pas d’amis, pas de vie sociale. On dirait que ce que vous êtes en train de faire, et ce que vous faites depuis des semaines, est la seule chose qui vous définisse…

— Sérieusement, John, j’ai besoin de savoir à qui j’ai affaire…

— Vous ? Pourquoi pensez-vous avoir affaire à quelque chose ?

— Les livres chez vous… Une pièce entière remplie de livres. Des ioniseurs ou je ne sais quoi…

— Des déshumidificateurs, rectifia Costello. Ils sont là pour empêcher que la pièce devienne humide.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que…

— Mais ça ne veut rien dire, inspecteur. Ou peut-être si. Pour être très honnête, je me fous de savoir si ce que je suis et ce que je fais signifient quelque chose ou non à vos yeux.

— John… Nom de Dieu, John, je dois justifier mes décisions. Et l’une d’elles a consisté à vous faire travailler avec nous.

— Vous n’aurez plus rien à justifier, inspecteur. Ne vous embêtez plus avec ça. Je laisse tomber.

— Pardon ?

— J’arrête. C’est aussi simple que ça. Aucun problème. Vous n’avez rien à justifier ou à expliquer à quiconque. »

Du coin de l’œil, Irving aperçut un vague mouvement derrière la petite fenêtre au milieu de la porte.

Gifford dut voir la même chose, car il se leva et sortit dans le couloir. Il revint quelques instants plus tard, tapota sur l’épaule d’Irving et lui indiqua qu’il était attendu dehors.

Le visage de Bill Farraday était on ne peut plus parlant. « J’ai appris la nouvelle, murmura-t-il. J’ai déjà eu Ellmann dix fois au téléphone. Qu’est-ce que c’est que ce merdier ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Un appartement très bizarre. Des tas de documents que j’aimerais étudier de plus près, sauf que pour l’instant, je n’ai aucune raison valable de le faire. Je peux expliquer pourquoi je suis entré par effraction chez lui, mais je n’ai rien pour le retenir ici, rien qui mérite une inculpation, si ce n’est le soupçon qu’il est complètement dingue.

— Laissez-le partir. »

Irving regarda ses pieds. Il aurait dû s’y attendre.

« Sortez-le d’ici, reprit Farraday. Dites-lui de faire réparer sa porte et de nous envoyer la facture. Qu’il se tire de cet immeuble et qu’il arrête de travailler pour nous… Je savais que c’était une énorme connerie…

— Il a déjà démissionné. »

Farraday poussa un grognement méprisant. « Vous m’en voyez réjoui. C’est devenu un véritable cirque, nom de Dieu ! Je veux que vous arrêtiez de travailler avec lui, Ray, et que vous le fassiez sortir d’ici. Et vous me le muselez. Ses mésaventures racontées dans le journal, c’est sans doute la dernière chose au monde que j’ai envie de me coltiner. »

Irving savait qu’ils n’avaient rien contre Costello, aucune raison valable de justifier la fouille de son appartement, aucun motif de se pencher sur les centaines de volumes rangés sur ses étagères, déshumidifiés, et hautement suspects.

« Six morts, dont quatre gamins… » Farraday ne termina même pas sa phrase.

Irving regagna la salle d’interrogatoire, annonça à Costello qu’il était libre, qu’il n’y avait aucun motif pour le retenir plus longtemps. Il lui demanda aussi de garder le secret autour de ce qui venait de se passer.

Debout devant la porte, John Costello sourit calmement.

« Dites-moi juste une chose », lui lança Irving.

Costello haussa un sourcil.

« Dites-moi que je ne me suis pas trompé sur vous. Dites-moi que vous n’êtes pas impliqué dans ces meurtres. »

Costello sourit de nouveau, mais cette fois avec un air presque supérieur – non pas méprisant, ni critique, ni réprobateur, mais
entendu
 –, comme s’il avait conscience d’être très au-dessus des pensées triviales d’Irving.

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