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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

Les Assassins (55 page)

Karen poussa un soupir sonore. « C’est un champ de ruines. Vraiment. Et la seule chose dont je me suis dit qu’elle pourrait l’empêcher de devenir dingue, c’est de travailler ici. De faire quelque chose dans un environnement où les gens le laissent agir à sa guise… Or, aujourd’hui, j’ai le sentiment que même ça est menacé par tout ce qui se passe.

— Bien. Quel est le meilleur moyen de mettre la main sur lui ? demanda Irving.

— Pour le coup, je ne peux pas vous aider. J’irais bien chez lui, mais en ce moment je n’ai pas une minute pour moi. Il va bien finir par ressurgir et je suis sûre qu’il aura une explication parfaitement recevable à nous fournir… »

Voyant soudain le visage d’Irving changer d’expression, elle s’arrêta au milieu de sa phrase.

« Quoi ?

— Vous vous souvenez de la lettre ? fit Irving en se relevant lentement.

— La lettre au
New York Times
 ? Bien sûr. Et alors ?

— L’auteur disait qu’il tuerait six autres personnes, peut-être plus, et qu’ensuite ça deviendrait personnel.

— Vous pensez que…

— Il était à Central Park, non ? Et si ce n’était pas lui en personne, du moins quelqu’un qu’il aurait chargé de prendre des photos de John et de moi.

— Vous pensez qu’il va s’en prendre à John ? C’est ça qu’il a voulu dire ? »

Irving ne répondit pas. Il était déjà devant la porte.

« Oh non, Ray… Nom de Dieu, non… »

Irving ne l’entendit même pas. Il était déjà en train de descendre l’escalier en courant, son portable à la main. Il composa le numéro du n
o
 4 et demanda qu’une voiture de police soit envoyée au croisement de la 39
e
 Rue et de la 9
e
 Avenue, près de l’église St. Raphael, dans le Garment District – l’appartement au deuxième étage.

Comme le lui avait dit John Costello, chaque jour de l’année était l’anniversaire de la mort de quelqu’un.

Howard et Jean Allen auraient pu en témoigner.

68

  O
n demanda à Vogel de lâcher la surveillance de Roarke et à O’Reilly d’abandonner l’interrogatoire d’Anthony Grant. De la voiture, Irving contacta Farraday et lui demanda de requérir immédiatement un mandat de perquisition d’urgence pour l’appartement de John Costello.

« Franchement, Ray, on fait ce genre de trucs pour les enfants maltraités, par pour un spécialiste des faits divers qui ne s’est pas pointé au journal… »

Irving l’interrompit et lui fit part de ses craintes, à savoir que la menace, proférée par l’assassin, de passer à des choses personnelles ne soit plus tout à fait une simple menace.

Farraday lui dit de poursuivre son opération ; il se chargerait de la paperasse.

Irving arriva devant l’immeuble de Costello à 12 h 55. Il monta l’escalier, pistolet au poing, à l’affût du moindre bruit. Il avait déjà frappé plusieurs fois à la porte, sans obtenir de réponse, lorsque Vogel et O’Reilly le rejoignirent.

« Il y a une autre voiture de police derrière, lui dit Vogel. Si vous voulez que les gars se postent devant l’escalier de service…

— Donnez-leur le numéro de l’appartement. Dites-leur de ne pas faire de bruit, et qu’on n’aura pas forcément besoin d’eux, mais qu’ils repèrent toute personne essayant de fuir. »

Irving frappa de nouveau à la porte, appela Costello, se présenta, tendit l’oreille.

Cinq minutes plus tard, il adressa un signe de tête à O’Reilly. Ce dernier avait apporté le bélier hydraulique ; il s’avança pour le placer au-dessus de la serrure et le mit en marche. Il y eut une sorte de gémissement pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’une petite lumière verte s’allume sur le haut de l’appareil.

Irving recula, hurla le nom de Costello une dernière fois, attendit deux ou trois secondes, puis donna le feu vert à O’Reilly.

Celui-ci actionna le mécanisme. Avec un bruit similaire à une détonation, un trou fut percé dans la porte. O’Reilly recula à son tour et la partie de la porte qui contenait la serrure tomba à l’intérieur de l’appartement. Le reste de la porte ne bougea pas.

« Des verrous en haut et en bas », commenta O’Reilly tout en passant la main dans le trou de la porte pour l’ouvrir de l’intérieur.

En un clin d’œil, John Irving se retrouva sur le seuil du monde de John Costello. Devant lui, un couloir propre et dépouillé, des murs nus, un lino ordinaire au sol. Il faisait froid. L’espace d’une seconde, Irving se demanda si une fenêtre n’avait pas été laissée ouverte quelque part. Heureusement, l’odeur de la mort, cette puanteur douceâtre, reconnaissable entre toutes, qui vous emplissait les narines, la bouche, la gorge, la poitrine, n’était pas là. Pas plus que cette autre odeur de mauvais augure, ce parfum dense et cuivré, celui du sang qui avait coulé et qui séchait quelque part.

Irving se retourna vers les agents. Pistolet dégainé, les trois hommes se dirigèrent vers les portes au fond du couloir, une à gauche, l’autre en face. Irving fit signe qu’il prendrait la deuxième, Vogel irait à gauche tandis que O’Reilly les couvrirait.

Cependant, Irving sentait que l’appartement était vide. Et c’est avec une vigilance un peu plus relâchée qu’à l’accoutumée qu’il ouvrit la porte et pénétra dans le salon de John Costello.

D’abord, il eut du mal à comprendre ce qu’il avait devant lui. Même au bout de plusieurs secondes – il se retourna vers O’Reilly, qui fronçait les sourcils, visiblement perplexe, presque intrigué –, Irving se demandait si on lui jouait un tour, s’il avait devant lui une sorte de trompe-l’œil. Face à lui se trouvait une série de bibliothèques métalliques, dressées si près les unes des autres qu’un homme pouvait à peine se tenir debout entre elles. Et sur ces étagères, les dos de sorte d’albums, par centaines, alignés côte à côte et qui recouvraient tous les murs du salon. Dans chaque coin de la pièce était installée une petite machine, comme un modem d’ordinateur, dont la face supérieure était constellée de voyants lumineux et la façade percée de petits trous. Ces machines ronronnaient et, curieusement, ne faisaient que souligner l’atmosphère sereine, presque intemporelle, de la pièce.

« Je crois que ce sont des ioniseurs, dit O’Reilly. Ma femme en a un… Un truc pour purifier l’air, ou quelque chose comme ça. Je n’ai jamais trop compris. »

Irving rejoignit Vogel dans la petite cuisine immaculée. Les surfaces étaient impeccables, débarrassées de tous les ustensiles et appareils qu’on trouve en général dans une cuisine. Lorsqu’il ouvrit l’un des placards fixés au mur à hauteur de tête, il ne fut pas tout à fait surpris d’y trouver toutes les boîtes de conserve sagement alignées, l’étiquette face à lui, empilées les unes sur les autres selon leur contenu. Il remarqua également autre chose. Abricots, chaudrée de palourdes, haricots blancs, haricots rouges, soupe de poulet… Les boîtes étaient classées par ordre alphabétique.

Une autre porte menait à la chambre et à une salle de bains attenante où la personnalité de Costello trouvait une nouvelle illustration. L’armoire au-dessus du lavabo contenait en effet huit barres de savon, toutes identiques, empilées, et, à côté, quatre tubes du même dentifrice. Derrière, soigneusement disposés, de l’aspirine, des pastilles pour la gorge, du spray nasal, des vitamines et des comprimés anti-rhume, là aussi rangés par ordre alphabétique. Détail supplémentaire : chaque emballage comportait une petite étiquette collée sur le devant, de sorte que ces étiquettes étaient non seulement toutes de la même taille, mais exactement à la même hauteur. Elles indiquaient la date d’expiration du produit.

« Qu’est-ce que c’est que ce… », dit Vogel, sans finir sa phrase. Il n’y avait rien à ajouter.

Irving regagna le salon mais, avant de s’intéresser aux volumes rangés dans les bibliothèques, il remarqua une petite alcôve au fond de la pièce. Là, un bureau avait été installé devant une fenêtre dont le bord de l’encadrement avait été scellé à l’aide d’une sorte de
gaffer
blanc. La surface du bureau était vierge de tout objet, chacun des tiroirs fermé à clé.

Irving se retourna et sortit un volume de l’étagère derrière lui.

Des coupures de journaux. Des photos extraites de magazines ou de fascicules. Des diagrammes. Une série de formes mathématiques apparemment sans logique. Une pleine page sur laquelle le mot « simplicité » avait été découpé dans cinquante ou soixante publications, avec des tailles, des polices et des couleurs différentes, puis collées côte à côte d’un bout à l’autre de la page et de haut en bas. La page d’après se réduisait à un mot imprimé très soigneusement en plein centre :

 

visagemort

 

Irving remit le volume à sa place et en prit un autre. Idem – des photos, des diagrammes, des symboles, des formes
a priori
incohérentes dessinées autour de lettres et de mots au milieu des coupures de journaux, mais le tout exécuté avec une précision remarquable. Un troisième volume était noirci d’une écriture manuscrite comme jamais Irving n’en avait vu, incroyablement soignée, au point qu’elle aurait pu être l’œuvre d’un ordinateur. Certains passages ressemblaient à des entrées de journal, reliées entre elles, rationnelles ; d’autres étaient des variations sans fin autour d’un sujet ou d’un mot :

Belle comme le jour se faire la belle la bailler belle depuis belle lurette faire la partie belle l’échapper belle à la belle étoile mourir de sa belle mort…

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? fit Vogel en lisant par-dessus l’épaule d’Irving.

— Je crois que c’est le cerveau de quelqu’un. »

Il referma le volume et le reposa, se demandant s’il n’avait pas commis la plus grave erreur de jugement de toute sa vie.

 

Au bout d’un quart d’heure, Irving évalua à plus de trois cent cinquante le nombre de ces volumes, chacun unique, chacun suivant une logique ou un sujet plus ou moins nébuleux. D’après ce qu’il avait compris, ces cahiers contenaient les pensées et les conclusions de John Costello depuis la fin de son adolescence jusqu’à aujourd’hui. Le volume le plus proche du bureau, placé à portée de main du fauteuil, était incomplet, bien que la dernière entrée, datée du 11 novembre, fût parfaitement claire :

 

Pour moi il n’y a aucun doute. Je crois comprendre le besoin d’aller jusqu’au bout. Six personnes vont être tuées, et elles seront tuées exactement de la même manière. C’est presque inévitable, et je ne vois pas comment Côté-Obscur va pouvoir l’empêcher. Avec ces six-là, ça fera dix-sept au total, mais ça ne s’arrêtera jamais, pas tant qu’une force extérieure s’en chargera. C’est un besoin. C’est une pulsion. Ce n’est pas une question de choix. Ce ne peut pas être négocié ou discuté. Il y a simplement le besoin de le faire, et en le faisant d’être reconnu pour au moins une chose. Peut-être existe-t-il des motivations plus profondes, plus importantes, mais pour l’instant, je ne les connais pas. J’en serais réduit à des conjectures, et je déteste les conjectures.

 

Irving crut que son cœur ralentissait. Il avait la nausée, il était perdu.

« On a une idée de l’endroit où il est ? demanda O’Reilly.

— Aucune… Il pourrait être n’importe où. »

O’Reilly indiqua le fond de l’appartement. « Vogel est en train de vérifier deux ou trois choses, histoire de trouver un indice qui permette de savoir où il est parti. Pourquoi est-ce qu’on est venus chez ce type ? Il y avait un risque qu’il prenne la fuite ?

— Je croyais qu’il était menacé, répondit Irving. Il travaille avec moi sur cette affaire.

— 
Avec
vous ? Oh là… Vu la gueule de l’endroit, on dirait plutôt que c’est sur lui qu’il faut enquêter.

— Vous aussi, vous trouvez ? »

Irving lui lança un sourire las. Il ne savait pas quoi penser, ni comment exprimer ce qu’il ressentait.

Il ne voulait pas considérer qu’il avait fait une erreur. Il ne voulait pas envisager les conséquences des choix qu’il avait pu récemment prendre s’il s’avérait que Costello était bel et bien l’homme qu’il imaginait maintenant pouvoir être.

Cet appartement n’était pas celui d’un homme normal. Ce qu’Irving avait sous les yeux défiait la raison, défiait toute explication, et appartenait à un monde bizarre et fragmenté, celui peuplé par John Costello, rescapé d’un tueur en série, apparemment un érudit, peut-être un malade mental, évanoui dans la nature…

Cet homme était-il capable d’avoir commis ces meurtres monstrueux ? Était-il si doué ? Si intelligent ? Costello avait-il pénétré dans la maison des Allen, armé d’un fusil, et abattu six personnes ?

Et maintenant ? Où était-il parti ?

Irving n’eut pas le temps de réfléchir davantage, car il entendit quelqu’un entrer dans l’appartement, et avant même qu’il puisse lancer le protocole standard, O’Reilly s’élançait, l’arme au poing. Irving retourna dans l’entrée pour trouver O’Reilly en train de plaquer un homme au sol, lui demandant son nom et lui enjoignant de donner une explication à sa présence…

Irving entendit alors la réponse étouffée, les sons douloureux émis par John Costello pendant qu’il se débattait sous le corps massif d’O’Reilly.

« J’habite ici, lâcha-t-il. C’est mon appartement… J’habite ici, nom de Dieu… »

69

  À
15 h 18, Bill Farraday appela Ray Irving dans la salle d’interrogatoire. Apparemment, cela faisait une heure que Karen Langley attendait en bas. Aux différents agents qui lui demandaient de quitter les lieux, elle avait répondu d’« aller se faire mettre ». Elle voulait voir Irving. Elle n’irait nulle part tant que celui-ci ne viendrait pas lui parler. Et si on l’expulsait
manu militari
, elle écrirait « un truc tellement violent sur vous, bande de connards, que vous ne saurez même plus quel jour on est, pigé ? ».

Le début d’amitié qui s’était formé entre Ray Irving et Karen Langley semblait avoir connu une fin rapide et définitive – très vraisemblablement moins de cinq minutes après qu’elle eut appris ce qu’Irving avait fait.

Qu’il ait traîné John Costello jusque dans une salle d’interrogatoire, qu’il soit en train d’
interroger
Costello, avec le sous-entendu – explicite ou non – que ce dernier était, d’une manière ou d’une autre, impliqué dans ces meurtres, elle ne pouvait pas le concevoir un instant.

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