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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

Les Assassins (60 page)

À 17 h 11, son portable sonna. C’était Roberts.

« 18 heures, dit-il. Au lieu dont nous sommes convenus… La cafétéria. D’accord ? »

Irving se leva aussitôt. « Oui, j’y serai.

— Et vous amenez la femme, n’est-ce pas ?

— Oui, elle sera là. »

Roberts raccrocha.

Irving appela Karen Langley.

Cette dernière quitta le siège du
Herald
à 17 h 22. Elle traversa la rue et marcha sur les deux cents mètres qui la séparaient de sa voiture. Elle ignorait que, posté au coin de la 33
e
 Rue Ouest, en face du bureau de poste, le conducteur d’une berline grise, une voiture de location, l’observait attentivement.

À 17 h 28, elle démarra, rejoignit le trafic de la 9
e
 Avenue et se dirigea vers Central Park. La berline traînait derrière elle comme une ombre et la suivit jusqu’au parking situé derrière la station de métro de la 57
e
 Rue. Le conducteur la regarda parcourir à pied le court chemin qui la mena au Carnegie Delicatessen & Restaurant, 854, 7
e
 Avenue. Sans quitter des yeux l’entrée du Carnegie’s, il gara sa berline non loin du croisement avec la 58
e
 Rue et fut content de voir arriver Ray Irving. Il connaissait sa tête. Ray Irving faisait partie de cette histoire autant que les autres, que Mia Grant, que James Wolfe, que la famille Allen, que toutes les victimes. Ray Irving était désormais le noyau autour duquel tournait ce petit univers. Tout avait commencé avec lui ; tout finirait avec lui.

 

« Ray », dit-elle lorsqu’il s’approcha de la table. Elle était installée sur une des banquettes du fond, comme si, en s’éloignant de la rue et du brouhaha de la salle, elle avait une chance d’oublier la réalité de ce qu’elle vivait.

« Ça va ? » lui demanda Irving avant de s’asseoir face à elle. Sans réfléchir, il tendit la main et la posa sur la sienne.

« Mon Dieu, vous êtes glacé. » Elle sourit, essayant peut-être de faire passer ce rendez-vous pour ce qu’il n’était pas. Ils étaient amis, bons amis, peut-être même amants ; ils sortaient dîner ; le monde qu’ils avaient face à eux n’était ni plus ni moins que le monde qu’ils avaient eux-mêmes créé. Dans ce monde, pas de cadavres, pas de tueur en série. Pas de rendez-vous avec un ancien inspecteur de Seattle qui détenait des renseignements susceptibles de leur révéler ce qui était arrivé à dix-sept innocents en l’espace de cinq mois. Des journées normales, des gamins à aller chercher au cours de théâtre, une discussion pour savoir quels beaux-parents, cette fois-ci, viendraient le soir de Thanksgiving…

Le genre de conversation que Jean et Howard Allen avaient sans doute eue.

Mais pas du tout. Leur vie n’avait rien à voir avec ça. Et, tout innocents et ordinaires que Ray Irving et Karen Langley aient pu paraître, très rares étaient ceux qui auraient pu comprendre leur monde et la raison de leur présence en ce lieu.

Ils étaient là parce que des gens avaient été brutalement et sadiquement assassinés. Ils étaient là parce que quelqu’un s’était donné pour mission de débarrasser la planète des êtres qu’il jugeait indignes de la peupler. Folie, inhumanité, absence totale de pitié, de compassion ou de scrupule. Et toutes ces choses s’étaient maintenant glissées sous la peau d’Irving et de Langley, avaient encore davantage assombri leur horizon. Ils n’étaient pas à la télévision. Ils n’étaient pas dans un film interdit aux moins de 18 ans. Ils avaient devant eux le pire de ce que pouvait offrir le monde, et s’ils y allaient en courant, c’était qu’ils espéraient encore pouvoir l’arrêter.

Ils se tinrent la main encore quelques instants, puis Irving se cala au fond de la banquette. Il sourit – expression bien connue de la résignation philosophique – et Karen sourit à son tour.

« Je ne sais pas, dit Irving, si le mot “désolé” convient pour tout ce qui s’est passé avec John.

— Je suis trop fatiguée. Je prie pour qu’il aille bien. Je ne sais pas quoi penser et je n’ai plus la force de réfléchir.

— Il faut qu’on sache ce que ce fameux Roberts a pu découvrir.

— Alors on attend.

— On attend, oui.

— Vous avez faim ? demanda-t-elle.

— Non. Et vous ?

— Un café me tenterait bien. »

Irving se leva et s’approcha du comptoir pour parler à la serveuse. Il revint, suivi un peu plus tard par la jeune fille ; elle remplit leurs tasses et leur demanda de lui faire signe s’ils voulaient manger un morceau.

Ils restèrent assis sans rien dire. La tension se lisait sur leurs visages, dans leur langage corporel, dans leurs yeux.

Le conducteur de la berline restait également assis sans rien dire. Bien que, de là où il était, il ne vît pas Irving et Langley, il savait qu’ils étaient là, quelque part derrière la vitrine, dans la lumière, la chaleur de la cafétéria, en sécurité.

Mais comme toutes choses, cette lumière, cette chaleur et cette sécurité étaient éphémères. Ce que l’on croyait posséder, on pouvait le perdre en un clin d’œil. Pour toujours. Ainsi allait le monde.

77

  L
e temps semblait se précipiter. Car lorsque le téléphone portable d’Irving sonna, lorsqu’il s’en saisit sur la table d’un geste brusque et vit le numéro masqué, il avait l’impression d’avoir bavardé avec Karen Langley seulement quelques petites minutes. Pourtant, il était déjà 18 h 03.

« Oui ? »

Karen haussa les sourcils.

Irving arracha une serviette en papier du distributeur, sortit un stylo de sa poche intérieure de veste et nota un numéro. « Très bien. » Il raccrocha.

« Allons-y », dit-il d’une voix presque réduite à un murmure, mais pleine d’autorité.

Ils se dépêchèrent de traverser la rue jusqu’à une cabine téléphonique en face.

Ils entrèrent par la porte pliante, de biais, serrés l’un contre l’autre. Irving introduisit une, puis deux, puis trois, puis quatre pièces de monnaie dans la fente. Il avait le cœur pantelant, son pouls était saccadé, il le sentait dans sa gorge, dans ses tempes, il avait les yeux grands ouverts, le souffle court, il était blotti contre Karen, comme s’ils partageaient la même peau, et les émotions atteignaient leur paroxysme…

Le bruit des pièces qui tombaient dans la fente et roulaient dans la machine. Le déclic métallique au moment où Irving souleva le combiné. La petite tonalité lorsqu’il appuya sur les touches, bien conscient qu’il avait devant lui la brèche, cette chose qu’il avait tant cherchée, tant implorée, tant espérée, parfois contre son intuition et son expérience qui lui disaient qu’une telle chose était impossible.

D’ici quelques minutes, pas plus, il se retrouverait face à un homme qui savait ce qui était arrivé à Mia Grant, un homme qui avait arraché la première couche de mensonge qui entourait ce cauchemar et en était revenu avec une idée, une réflexion, une conviction, une supposition, n’importe quoi…

Peut-être même avec un nom.

À cet instant précis, Irving se rendit compte à quel point il avait noyé ses propres doutes, ses propres craintes d’avoir affaire à autre chose. Il s’était jusque-là persuadé qu’il se moquait bien de savoir qui était le Commémorateur, s’il était fou ou non. Il ne voulait pas comprendre les raisons de ses actes. Il se moquait bien de savoir si c’était quelqu’un qu’il connaissait, s’il l’avait rencontré, et même s’il appartenait à la police…

Il voulait juste savoir, et il voulait que ce type soit arrêté.

« Irving ?

— Oui, c’est moi. Je suis là.

— Elle est avec vous ? La journaliste ?

— Oui, elle est là, juste à côté de moi.

— Vous connaissez le parc de Madison Square ?

— Oui, je connais.

— Rendez-vous là-bas. Dans un quart d’heure…

— Attendez, je ne comprends pas, coupa Irving. Nous sommes là où nous étions convenus de nous retrouver, dans la cafétéria…

— Eh bien, non. J’ai changé d’avis. Vous venez au parc de Madison Square, ou alors on ne se voit pas. »

Irving jeta un coup d’œil vers Karen. Elle vit l’angoisse sur son visage.

Qu’est-ce qui se passe ?
fit-elle avec ses lèvres.

« Où ça, précisément ? demanda Irving.

— Il y a des bancs installés dans le coin nord-est du parc. Le coin qui fait face au New York Life Insurance Building.

— Oui, je vois bien.

— Dans un quart d’heure. Seulement vous deux. Si je vois quelqu’un d’autre, je me tire. Ne soyez pas en retard.

— C’est bon, je… »

Sur ce, son interlocuteur raccrocha.

Irving resta sans bouger pendant quelques secondes. Son cœur menaçait d’exploser hors de sa cage thoracique. Il finit par raccrocher, commença à manœuvrer pour sortir de la cabine, avec Karen Langley à ses côtés, tout en lui expliquant où ils se rendaient et le changement de dernière minute.

« Vous croyez ce type ? demanda-t-elle, tandis qu’Irving la prenait par la main et l’emmenait vers sa voiture garée en face.

— Si je le crois ? Bordel, Karen, ça fait un bail que j’ai arrêté de me demander ce en quoi je croyais. Pour l’instant, il n’y a personne d’autre. Pour l’instant, il faut juste que j’entende ce qu’il sait. »

Ils montèrent dans la voiture, sortirent du parking et prirent la direction du sud, vers Madison Square.

Une minute plus tard, la berline gris foncé s’éloigna du trottoir et s’inséra dans la circulation ralentie des voitures, juste derrière eux.

Ils ne s’aperçurent de rien.

 

Dans la voiture, Irving appela Farraday. Il lui dit où il se rendait, lui expliqua que Langley était avec lui, qu’ils allaient retrouver Roberts au parc, et non dans la cafétéria, comme prévu. Peut-être avait-il pris peur. Peut-être pensait-il qu’un lieu découvert conviendrait mieux. Irving demanda qu’on envoie des véhicules banalisés à chaque coin du parc – au croisement de la 26
e
 Rue Ouest et de la 5
e
 Avenue, sur la 23
e
 Rue Ouest près de la gare, au carrefour entre Madison Avenue et la 23
e
 Rue Est, enfin à deux cents mètres de l’endroit où ils devaient retrouver Roberts, garé à l’ombre du New York Life Insurance Building.

« Roberts est un ancien flic, ajouta Irving. Il connaît toutes ces conneries aussi bien que nous. Mettez un gars sur le siège conducteur, un autre allongé derrière lui. Avec deux types assis dans une berline, on se fait griller tout de suite. »

Farraday lui indiqua une fréquence sécurisée pour son émetteur radio. « Prenez-le avec vous, dit-il. Laissez-le allumé sous votre veste.

— Il va falloir jouer sur du velours. Si quelqu’un se fait repérer, c’est foutu. »

Farraday comprit. Il lui promit une discrétion absolue. Il lui donna sa parole, et Irving le crut.

 

Plus que huit minutes. Ils étaient toujours coincés dans les bouchons entre la station de métro de la 34
e
 Rue et Penn Station. Tout à coup, les choses s’arrangèrent ; une cohorte de voitures s’en alla par la 32
e
 Rue. Irving appuya sur l’accélérateur. Dans la 26
e
 Rue, il tourna à gauche et redescendit Broadway Avenue jusqu’à l’orée du parc.

Ils se garèrent et marchèrent deux cents mètres. Irving et Langley se tenaient par la main, comme pour se rassurer mutuellement et se convaincre qu’ils n’étaient pas seuls. Ils n’échangèrent aucun mot. Comme si tout ce qui exigeait des mots avait déjà été dit.

Ray Irving ne prêta pas attention à un pressentiment aussi soudain qu’agaçant, le pressentiment qu’à l’issue de ce rendez-vous la vérité lui serait encore moins accessible.

 

Il y avait des voitures banalisées garées aux quatre coins du parc, chacune transportant deux policiers qui guettaient en silence les messages radio. Grâce à la fréquence sécurisée, tous pouvaient entendre les échanges entre Langley et Irving. Une rangée de bancs en bois vides les attendait au coin nord-est du parc, et c’est là qu’ils s’installèrent.

« J’ai vraiment la frousse », dit à un moment Karen Langley. Ken Hudson, qui les observait avec des jumelles de la 26
e
 Rue Ouest, voyait très bien ce qu’elle voulait dire. Ce qu’elle ressentait, il connaissait ça par cœur. Les gens en perdaient la tête. C’était une chose qu’il n’aurait souhaitée à personne, surtout pas à un civil embringué dans cette affaire sans avoir vraiment eu le choix. Regardant ces deux silhouettes longilignes assises sur un banc au milieu des arbres, il savait qu’Irving, malgré son expérience et sa formation, était tiraillé entre le besoin de rencontrer ce fameux Karl Roberts et l’envie de protéger Karen Langley. Pris entre le marteau et l’enclume.

Au bout de trois ou quatre minutes, Irving vit quelqu’un traverser la pelouse sur sa gauche et avancer vers les arbres. Il portait un long manteau, apparemment marron clair, et sa démarche, quoique prudente, semblait déterminée.

Irving sentit son ventre se nouer.

Assis au volant d’un autre véhicule de police, Vernon Gifford vit un deuxième homme sortir d’un taxi au croisement de la 25
e
 Rue Est et de Madison Avenue, puis se diriger vers les grilles du parc. Vêtu d’un blouson noir, il avait les mains fourrées dans les poches, les épaules voûtées et la tête baissée, le visage caché par une casquette de base-ball. À mesure que Gifford se calait contre le dossier, l’agent en uniforme accroupi derrière lui sentit toute la pression de son dos. Il transpirait beaucoup, le coin de sa radio lui rentrait dans la cuisse, mais il ne pouvait pas bouger.

Des mots furent échangés entre les quatre équipes en planque. Les policiers observaient maintenant quatre individus : Irving et Langley, l’homme au manteau marron et celui à la casquette.

Irving se redressa un peu tandis que l’homme au manteau traversait son champ de vision, tournait à gauche et marchait lentement vers eux. Son cœur était hors de contrôle.

Vernon Gifford vit l’homme à la casquette longer les grilles et pénétrer dans le parc par la porte nord-est. Il sentit que les choses étaient en train de mal tourner. Il se tortilla, posa la main sur la poignée de la portière et dit à l’agent caché derrière lui de s’installer discrètement sur le siège avant une fois qu’il serait parti.

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