Les Assassins (61 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

« J’y vais, dit Gifford à la radio. Pour le moment, personne ne bouge. »

Il ouvrit sa portière et sortit sans un bruit. Il la referma et fila jusqu’au coin de la rue. Il avait le souffle court – chaque fois qu’il exhalait, des nuages de fumée blanche se formaient devant sa bouche. La situation était extrêmement tendue.

S’il ratait son coup, ils étaient tous foutus.

S’il ratait son coup, Dieu seul savait combien de gens mourraient encore.

Il dégaina son .38 et ralentit le pas. Il arriva devant les grilles du parc au moment même où l’homme au manteau apparut derrière un arbre, à gauche de l’allée. Il était à une bonne cinquantaine de mètres, mais il avait Irving et Langley dans son champ de vision, sur leur banc. Il vit alors l’homme à la casquette les approcher par-derrière, et en même temps celui au manteau marcher vers eux, en provenance des arbres. Il sentit une goutte de sueur couler sur son crâne et glisser sur son nez.

« Casquette par l’arrière, dit-il dans son émetteur. Et Manteau en face. Unité 3 : envoyez votre éclaireur à l’extrémité droite du parc et approchez en douceur. Unité 4, vous attendez. Irving ? Vous avez un individu non identifié portant une casquette de base-ball qui s’approche de vous par-derrière, et l’homme au manteau marron devant vous. Levez la main gauche et touchez votre oreille si vous m’avez bien entendu. »

Gifford vit Irving lever lentement la main et se toucher l’oreille.

 

Irving se pencha en avant, toujours assis. Il serra fort la main de Karen et aperçut une silhouette émerger derrière les arbres et marcher dans leur direction. L’homme au manteau était maintenant juste en face d’eux. Il marchait à pas lents, mains dans les poches, tête baissée. Il portait une écharpe enroulée autour du cou, dissimulant le bas de son visage. Même à cinq mètres, Irving ne distingua pas ses traits. Cependant, la démarche résolue de l’individu lui fit penser qu’il s’agissait de Karl Roberts, qu’enfin cette affaire allait connaître un rebondissement, quelque chose qui débloquerait la situation dans laquelle il était enlisé depuis un nombre incalculable de jours…

Karl Roberts n’était plus qu’à trois mètres d’Irving, qui se leva.

Celui-ci n’osait pas regarder derrière lui, mais il sentait une présence. L’homme à la casquette de base-ball. Roberts avait-il fait venir son propre garde du corps ?

De là où était posté Gifford, il était évident que l’homme à la casquette n’avait pas été vu par celui au manteau. Gifford se baissa, conscient que le moindre mouvement avertirait ce dernier de sa présence. Il se coucha sur l’herbe froide et mouillée, le .38 dans sa main, le cœur battant à cent à l’heure, le souffle court parce qu’il essayait de ne faire aucun bruit.

 

« Monsieur Roberts, dit Irving.

— Inspecteur Irving », répondit l’autre. Karl Roberts franchit les derniers centimètres qui le séparaient d’Irving, sans savoir que Vernon Gifford était couché dans l’herbe à moins de cinq mètres de lui.

« Je vous en prie, dit Roberts. Asseyez-vous. »

Irving recula et se rassit à côté de Karen.

« Vous craignez pour votre vie », dit-il.

Roberts, debout devant eux, le manteau jusqu’aux genoux et l’écharpe enroulée sous son nez pour lutter contre le froid – et pour ne pas être identifié par l’homme qu’il pensait être le Commémorateur –, sembla pousser un soupir sonore. Irving savait que ce n’était pas possible – pas avec la circulation qu’il y avait dans la rue, derrière eux, et le bruit de son propre souffle, et les battements de son cœur –, mais il l’entendit quand même.

Peut-être, pensa-t-il, que quelque chose allait se jouer ici pour eux deux. Traqué, incapable de parler à quiconque, Karl Roberts trouverait peut-être une issue en livrant ce qu’il savait à un homme impliqué dans cette histoire depuis plus longtemps que lui.

« Pour ma vie ? répondit Roberts. Oui. J’ai peur de tout. J’ai même peur de mon ombre, ces derniers temps.

— Alors, que savez-vous ? » demanda Irving. Encore cette impression troublante, une sombre prémonition, omniprésente.

« Il s’agit de Karen Langley ?

— Oui, c’est Karen Langley. »

Roberts hocha le menton. « Merci d’être venue… Je sais que ce doit être atroce pour vous…

— Ça va, dit Karen. Vraiment. Je voulais venir. Je voulais aider dans la mesure de mes moyens.

— C’est gentil… Mais malheureusement, les choses sont bien pires, je crois, que ce que vous avez pu vous imaginer l’un et l’autre. »

Irving fut parcouru par un frisson sinistre. « Pire ? Comment ça ? Comment est-ce que ça pourrait être pire encore ? »

Roberts baissa la tête. Lorsqu’il la releva, il eut l’air distrait par quelque chose au milieu des arbres. « Il y a quelqu’un avec vous ? Vous m’aviez dit qu’il n’y aurait personne… S’il y a quelqu’un… » Il recula, fit demi-tour et jeta un coup d’œil vers l’allée. Il vérifiait qu’il pouvait battre en retraite sans difficulté.

Irving se mit debout et leva les mains pour apaiser Roberts. « Il n’y a personne, dit-il. Je vous garantis que nous sommes seuls. Il n’y a que nous. Pas de policiers… Rien. »

Roberts se calma, sans doute rassuré par les propos d’Irving.

« Je vous en supplie, insista ce dernier en se rasseyant. Dites-nous ce que vous savez. Dites-le-nous pour que nous puissions agir au plus vite et éradiquer cette menace… »

Roberts fit un pas vers eux. « Je sais qui c’est. » C’était une simple affirmation, mais énoncée avec une telle force qu’Irving en resta coi pendant quelques secondes.

« Vous savez qui c’est ? » Les mains d’Irving étaient littéralement ruisselantes de sueur. Il regarda Karen Langley. Elle avait les yeux écarquillés, le teint livide – on aurait dit une fillette terrorisée.

« Oui, répondit Roberts d’une voix calme. Je sais exactement qui c’est. »

Il s’avança encore d’un pas. À cet instant, Irving comprit la source de son trouble. L’homme qui lui faisait face était trop grand. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingts. Or il avait lu le dossier de police de Karl Roberts, ainsi que sa demande d’agrément pour devenir détective privé, autant de documents où étaient consignés sa taille et son poids, la couleur de ses yeux, sa race, sa religion, son sexe… Ses empreintes…

Irving se leva et fit un pas sur sa gauche. L’arrière de ses genoux se retrouva contre les jambes de Karen Langley. Par réflexe, il écarta les bras et les maintint à hauteur de taille, pour essayer de la protéger… Car au moment même où il sondait sa mémoire concernant les détails morphologiques de Roberts et se disait que quelque chose clochait, l’homme tira un objet de sa poche de manteau, un objet immédiatement reconnaissable. Et les mots qui sortirent de sa bouche furent d’une clarté et d’une simplicité absolues :

« Je suis le Marteau de Dieu », dit-il, d’une voix posée, insistante, calme, qui ne trahissait en rien la colère et la haine sous-jacentes.

« Je suis l’impitoyable enfoiré de Marteau de Dieu… »

Irving essaya désespérément de dégainer son arme, mais il s’écroula au premier coup. En tombant par terre, en entendant Karen Langley hurler, il se rendit compte qu’ils avaient commis une erreur, une terrible erreur.

Le bruit du marteau sur la tête de Karen Langley fut indescriptible. Mais aussitôt après – presque comme dans un rêve –, des coups de feu retentirent. Dans la folie de l’instant, Irving regarda par-dessous le banc et vit, à moins de six mètres de lui, un homme avec une casquette de base-ball sur la tête, la main levée, le canon d’un pistolet faisant feu ; soudain, son agresseur recula en titubant. Avant même qu’Irving ait eu le temps de tourner la tête pour voir qui venait de tirer, il entendit la voix de Vernon Gifford.

Ce dernier hurla, puis, de toutes ses forces, somma l’homme à la casquette de lâcher son arme. Il y eut quelques secondes de confusion, car l’homme à la casquette hésita, se retourna vers le policier et se mit à courir en direction d’Irving et de Langley.

Il ne lâcha pas son arme et la brandit à l’instant où l’agresseur releva le marteau au-dessus de lui, et c’est à cette seconde précise que Gifford fit feu. Hagard, désorienté, paralysé par la douleur et cherchant à protéger Karen du chaos qui régnait autour d’eux, Irving fut incapable d’attraper son pistolet avec son bras endolori. Gifford tira à sa place. Il prit une décision et s’y tint. Son tir fut précis. Du bon travail. La balle de calibre .38 toucha le haut de la cuisse droite de l’homme à la casquette et ressortit de l’autre côté. L’avant de la jambe explosa ; l’homme tomba à genoux. Il avait enfin lâché son arme. Peut-être ne vit-il pas l’homme au manteau se positionner au-dessus de lui, mais Gifford, lui, le vit, très nettement, et reconnut la forme du marteau qui s’abattait. L’homme à la casquette pivota, péniblement, et le marteau ricocha sur son épaule. Son hurlement de douleur fut tout aussi indescriptible.

Il s’effondra sur le côté, une main posée sur le bord du banc, et, l’espace d’une seconde, sembla hésiter entre son instinct de survie et sa volonté de protéger Karen Langley contre un nouvel assaut.

Incapable de bouger le bras droit, Irving tenta d’extraire son pistolet du holster avec sa main gauche. Il perdait peu à peu conscience. Il sentit l’arme glisser de ses doigts et tomber par terre.

L’homme à la casquette voulut se relever, agrippant le banc pour se hisser, mais l’homme au manteau était là. Debout. Au-dessus de lui. Le marteau s’abattit de nouveau, sur son oreille cette fois, puis le long de sa nuque. Irving entendit quelque chose se briser. L’homme à la casquette de base-ball chuta comme un poids mort.

Irving luttait contre des vagues de douleur et d’obscurité. Il trouva enfin son pistolet, sentit la sueur couler sur ses mains, s’efforça de trouver une prise et réussit à se retourner tout en protégeant Karen Langley. Il voulut soulever son arme, mais celle-ci lui glissa encore des mains. Son agresseur revint vers lui, le toisant de toute sa hauteur, et Irving crut, pendant un instant, que l’homme n’avait pas de visage, mais un simple amas de traits cachés dans l’ombre, comme s’il avait surgi des ténèbres…

Il poussa un hurlement. Ensuite parvinrent à ses oreilles des voix, innombrables. Il se demanda d’où elles venaient, jusqu’à ce qu’il entende : « Il est touché ! Il est touché ! »

Une seule détonation, et l’homme chancela en arrière. Le marteau tomba de sa main et atterrit sur l’herbe. Irving ne savait pas où il avait été touché ; il le vit seulement faire deux pas à reculons et s’écrouler.

Gifford arriva, puis quelqu’un d’autre, et encore quelqu’un d’autre, et les voix étaient tellement fortes, et Irving fut ébloui par une lumière vive…

 

Ray Irving tourna la tête sur le côté pour regarder entre les deux pieds du banc. L’homme à la casquette de base-ball gisait par terre. Il vit son visage. Il se souvint de la date et comprit que cette histoire n’aurait pas pu se terminer autrement.

Il repensa alors à Karen. Vernon Gifford éloigna le marteau à coups de pied et quelqu’un s’agenouilla à côté de Roberts. Puis Irving sentit qu’on le soulevait, mais la douleur fut infernale… Des hommes essayaient de l’installer sur le banc tout en hurlant dans des émetteurs.

Il entendit des gens courir dans l’allée, crier, et au loin une sirène…

Gifford était maintenant à ses côtés. Irving essaya de dire ce qu’il avait à dire sans mots, car la nuit qui l’engloutissait était profonde, infinie et peuplée des ombres les plus noires, sans le moindre son, sans aucun élément familier. Il se laissa aller en silence, car il n’avait plus rien pour se battre.

78

  V
ingt-trois novembre 1984. Le meurtre de Nadia McGowan par le Marteau de Dieu.

23 novembre 2006. Vingt-deux ans après, le dernier meurtre du Marteau de Dieu avait été réédité, avec Karen Langley et Ray Irving pour cibles désignées. Ils avaient survécu mais, cette fois, ce fut John Costello – victime d’un terrible, d’un sinistre pied de nez du destin – qui ne s’en tira pas. Il fut assassiné par un tueur qui se faisait passer pour Karl Roberts ; assassiné par le Commémorateur. Et cet homme, dont le vrai nom n’était pas encore connu, subit une intervention chirurgicale suite à la blessure par balle qu’il avait reçue au torse. Le bruit courait qu’il survivrait, qu’il s’en sortirait ; le bureau du procureur, les commissariats impliqués, en somme toutes les personnes concernées par cette affaire, se préparaient à affronter cet être épouvantable.

Vernon Gifford, inspecteur de la Criminelle chevronné, qui n’avait rien vu d’autre qu’un individu non identifié portant une casquette de base-ball braquer un pistolet vers Ray Irving et Karen Langley, avait pris la seule décision rationnelle dans ce genre de situation. S’il n’avait pas tiré sur Costello, s’il ne lui avait pas logé une balle dans la cuisse, la suite n’aurait peut-être pas été la même.

Assis au chevet du lit d’hôpital de Karen Langley toujours inconsciente, Irving analysait l’épisode sous toutes ses coutures. Il était convaincu que même si Gifford avait agi autrement, la mort de John Costello aurait été la même. Dans son esprit, John Costello attendait ce moment-là depuis novembre 1984.

Le samedi 25 novembre 2006, à 9 h 18 du matin, Karen Langley recouvra ses esprits dans la salle de convalescence post-opératoire du St. Clare’s Hospital, au croisement de la 51
e
 Rue Est et de la 9
e
 Avenue. L’équipe chirurgicale avait opéré une fracture qui partait du bord supérieur de son oreille droite et s’étendait sur onze centimètres à l’arrière de son crâne. Elle avait aussi la clavicule droite brisée et deux côtes cassées.

Ray Irving était présent lorsqu’elle se réveilla. Lui-même avait l’épaule et le bras droits entourés d’un bandage serré, qui cachait une blessure recousue par trente-huit points de suture.

Ce fut lui qui lui annonça la mort de John Costello, tué d’un coup de marteau à la tête. C’était Costello qui les avait suivis, casquette de base-ball vissée sur le crâne, col relevé. Costello qui avait déchiffré le message du Commémorateur annonçant que le prochain assassinat serait personnel… Et Costello, encore, qui s’était préparé à faire tout ce qu’il fallait pour protéger Karen Langley.

« Qui est ce type ? » demanda Karen. Ses lèvres étaient sèches et gonflées.

« Ce n’est pas Karl Roberts, répondit Irving. On n’a toujours pas retrouvé Roberts. On peut simplement émettre l’hypothèse qu’il a été assassiné quelque part. Anthony Grant a identifié l’homme du parc comme étant le Karl Roberts à qui il a eu affaire. C’est difficile à croire, mais Grant a bel et bien engagé l’assassin de sa propre fille afin qu’il enquête sur sa mort.

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