— Vous connaissez son nom ?
— Pas encore. Ses empreintes ne figurent pas dans les archives et il n’apparaît dans aucun de nos dossiers, ici, à New York. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’est pas recensé ailleurs. Les gens du FBI travaillent dessus avec nous… Ils vont nous aider à l’identifier. »
Karen avait les larmes aux yeux, comme si elle savait qu’elle ne pourrait plus échapper à la réalité du destin de John Costello.
« John est mort, susurra-t-elle.
— Oui. »
Irving se pencha vers elle et serra sa main.
« C’était un type bien, Ray… C’était vraiment un type bien.
— Je sais.
— Il s’est fait tuer le même jour… Toutes ces années après…
— Chhhhut.
— Il nous a sauvé la vie… Et…
— Ne vous fatiguez pas. »
Il sortit un mouchoir de la boîte posée sur l’étagère à côté du lit et sécha délicatement les joues ruisselantes de Karen. « Reposez-vous, lui glissa-t-il. Essayez de dormir un peu, d’accord ? Fermez les yeux et dormez. »
Combiné aux anti-inflammatoires et aux effets secondaires de l’anesthésie, le choc émotionnel qu’elle avait encaissé la fit capituler, lâcher prise. C’en était trop pour elle. Et à cet instant, elle non plus – tout comme Ray Irving – n’avait pas d’arme pour se battre.
79
N
ew York vous offrait des matins comme nulle part ailleurs. Des matins qui variaient selon les saisons, chaque fois uniques. Peut-être que ceux qui y vivaient ne s’en rendaient plus compte, blasés par l’habitude et la routine. Pourtant cette réalité était bien là, sous leurs yeux, à condition qu’ils daignent s’arrêter une seconde pour la regarder.
Régulièrement, quoique de moins en moins souvent avec les années, Ray Irving découvrait dans cette ville quelque chose d’à la fois surprenant et familier, comme s’il repensait soudain à un vieil ami, à une maîtresse oubliée, à une maison qu’il avait habitée quand sa vie était différente. Pendant ces brefs instants où son regard portait plus loin que son travail – par-delà les visages des morts, par-delà ces malheureux qu’on laissait se vider de leur sang comme si la vie ne valait pas grand-chose –, il se sentait encore humain, malgré tout, avec pour responsabilité d’arriver à bon port, sain et sauf. Dans quel port ? Parfois, il ne le savait plus trop. Mais il devait y arriver.
Le mardi 19 décembre au matin, la belle lumière du jour croisa Irving au moment où il se posta sur le petit balcon de son appartement pour contempler la silhouette de l’église St. Raphael qui se découpait contre le ciel bleu. Il repensait à tout ce qui s’était passé depuis le 23 novembre.
Peut-être que Dieu existe,
se dit-il,
mais il a vu comment les choses se passaient et il est parti se cacher.
Le lundi 27 novembre, le Commémorateur fut enfin identifié. Il s’appelait Richard Franklin Segretti. Il avait 41 ans et était originaire de Malone, dans le nord de l’État de New York. Prenez la I-30 vers le nord après Lake Placid, quelques kilomètres avant que le Saint-Laurent ne vous sépare du Canada, et vous trouverez une petite ville qui ressemble à toutes les petites villes et une population typique des petites villes – des gens sérieux, travailleurs et droits. C’est dans ce décor improbable qu’il était né, un jour. Là-bas, on connaissait les Segretti – Richard et sa petite sœur Pamela – et, même si les parents étaient morts, même si Pamela était partie pour Saratoga Springs, au sud, où on payait mieux et où les gens avaient les idées moins arrêtées, les habitants de Malone réagirent comme tous les êtres humains du monde lorsqu’ils apprennent qu’un tueur a vécu parmi eux : avec incrédulité et désarroi, se disant que si pendant tant d’années ils n’avaient pas vu une chose aussi énorme et profondément dérangeante, qu’allaient-ils encore découvrir ?
Le soupçon allait les obséder pendant quelques semaines, voire quelques mois, puis il se dissiperait, et les bonnes gens de Malone feraient tout pour oublier.
Segretti avait rendu visite au groupe du Winterbourne bien des années auparavant. Il y était passé, mais n’était pas resté. Malgré des recherches poussées, Irving n’arriva pas à déterminer si Segretti avait survécu ou non à un tueur en série inconnu. D’un autre côté – ce que Karen Langley ne manqua pas de lui rappeler –, ces personnes-là n’étaient-elles pas les plus malheureuses ? Ces hommes et ces femmes qui avaient survécu mais qui ne connaîtraient jamais la vérité ? Ceux qui resteraient effrayés toute leur vie à cause d’une chose qu’ils n’avaient pas faite ? Karen évoqua les articles que John Costello et elle avaient prévu d’écrire. Les victimes oubliées. Peut-être que Segretti en faisait partie, peut-être pas. Dans la lumière crue et froide du jour, tout ça n’avait plus grande importance.
Irving tomba sur un entrefilet dans le
Daily News
de New York :
Les habitants d’une petite ville empêchent les visites
de la maison du tueur
« C’est sinistre, nous explique Jack Glenning, qui vit à Malone depuis vingt-trois ans. Tous ces gens qui viennent parfois même de New York pour visiter la maison de Segretti… J’ai entendu dire que des jeunes ont arraché et volé une partie de la palissade. Ils voulaient garder un souvenir. On se demande quand même où va le monde quand des adolescents se mettent à idolâtrer des gens comme lui. »
Dans le passé de Richard Segretti, pas de camisoles de force, pas d’antécédents criminels, pas d’incidents avec torture d’animaux ou incendie volontaire pendant l’enfance, pas de prison pour jeunes délinquants. Son père était bûcheron, sa mère couturière. Des gens pieux, attachés aux valeurs familiales, morts en l’espace de trois ans, elle d’une crise cardiaque en 1996, lui d’une attaque à l’automne 1999. Richard Segretti avait gardé la maison dans l’état précis où ses parents l’avaient laissée, jusqu’aux lunettes de lecture de son père posées sur
Sérénade
de James M. Cain, à côté du lit.
Irving se rendit sur place après le passage du FBI, des TSC et de la police scientifique. Il emmena Jeff Turner avec lui. La maison était intacte, immaculée, impeccable. Les livres étaient rangés par ordre alphabétique dans les bibliothèques, de même que les CD et les cassettes vidéo. Dans la cuisine, les boîtes de conserve étaient classées selon leur contenu, leur date de péremption, et toutes disposées avec l’étiquette vers l’extérieur. Dans la salle de bains, un placard renfermait onze barres de savon, non ouvertes, onze tubes de dentifrice, onze paquets de fil dentaire, onze brosses à dents neuves, toutes de la même marque, les poils de la même couleur. Dans les couloirs et dans le salon, les cadres étaient accrochés de telle sorte que leur bordure supérieure se situe précisément à un mètre quatre-vingt-six du sol.
Soit la taille de Segretti.
Dans une chambre, on retrouva des albums photos, des boîtes remplies de souvenirs récupérés sur chacune des victimes. Tous ces objets furent rangés dans des sachets puis étiquetés, prêts à être transmis au bureau du procureur en attendant le procès de Segretti. On retrouva aussi les vêtements de Carol-Anne Stowell, une boîte de maquillage de théâtre, un certain nombre de cheveux collés sur un tube de fard blanc – ceux de James Wolfe. Et d’autres choses du même acabit.
Irving et Turner retournèrent à New York sans échanger un mot.
Turner avait également vu l’appartement de Costello juste après sa mort. Les rangées de journaux, les CD, les cassettes vidéo, les DVD – tous identiques, classés par ordre alphabétique, sans aucune trace de poussière, impeccables. Et la cuisine, la salle de bains, la manière dont étaient repliées les serviettes, dont le rideau de douche était accroché, avec le même intervalle entre tous les anneaux en plastique sur la tringle au-dessus de la baignoire.
Les deux domiciles auraient pu être occupés par le même homme.
Ces similitudes entre Costello et Segretti plongèrent Irving dans un abîme de réflexion qui finit par lui donner la migraine. Un homme empruntait un chemin, l’autre suivait une voie différente. Irving se rappelait une phrase dans un film sur Truman Capote, où celui-ci disait, à propos des ressemblances entre lui et le meurtrier Perry Smith : « C’était comme si nous avions grandi dans la même maison. Mais un jour, je suis sorti par la porte de devant, et Perry par celle de derrière. » Quelque chose comme ça.
Irving se surprit à compter des choses. Les cabines téléphoniques. Les filles aux cheveux roux.
Comme si les chiffres procuraient un sentiment de sécurité.
Au bout d’un moment, il arrêta d’essayer de comprendre.
Il n’y avait rien à comprendre.
La mort de John Costello fit l’objet d’une enquête interne. La commission des armes à feu de la police de New York interrogea Vernon Gifford et Ray Irving. Si Karen Langley avait pu se déplacer, elle aurait été convoquée en tant que témoin indépendant. La commission se réunit, auditionna et trancha en son absence. Quoique malheureux, le meurtre de John Costello fut jugé « conforme ». Gifford ne fut ni suspendu de ses fonctions, ni blâmé pour usage excessif de la force.
L’enterrement de John Costello eut lieu en l’église St. Mary of the Divine Cross le dimanche 3 décembre. Irving y assista, mais Karen Langley ne fut pas autorisée à quitter l’hôpital. Aux côtés d’Irving figuraient Bryan Benedict, Leland Winter et Emma Scott du
City Herald
. Irving avait emmené Gifford, Hudson et Turner, car il savait que Costello n’avait pas beaucoup d’amis. Au-delà du
Herald
et de sa brève collaboration avec le commissariat n
o
4, sa vie sociale était représentée par George Curtis et Rebecca Holzman, du groupe du Winterbourne Hotel, manifestement bouleversés. Puisque aucun membre de sa famille n’était là pour lui rendre hommage par quelques mots, Irving s’en chargea. Plus tard, il ne se souviendrait plus de ce qu’il avait dit, mais Gifford lui rappellerait que son discours avait été juste et bien senti, et que Costello aurait apprécié.
Segretti fut déféré devant un tribunal par l’État de New York. Sa sœur préféra ne pas faire le déplacement depuis Saratoga Springs pour lui rendre visite et refusa toute déclaration à la presse.
Au bout d’une semaine, John Costello et Richard Segretti semblaient ne jamais avoir existé. L’un comme l’autre furent relégués dans la mémoire collective des New-Yorkais, une mémoire qui semblait parfois suspendue quelque part au milieu des limbes, remplie de choses dont personne ne voulait se souvenir, souhaitant qu’elles n’aient jamais existé. Le procès ne débuterait pas avant six mois, voire un an. Tout le monde aurait déjà oublié qui il était.
Discutant de cela avec Irving, Vernon Gifford dit : « Jusqu’à la fin de ses jours, il saura qu’il n’a pas gagné à la fin, qu’il n’était finalement pas plus intelligent que les autres.
— Oui… Et maintenant, il va devoir affronter tous les McDuff, les Gacy et les Shawcross de ce monde dans une cour de prison. Ils se méritent bien les uns les autres, non ? »
C’était tellement vrai, tellement juste. Une ironie sublime.
Une semaine avant la fin du mois de décembre, le corps de Karl Roberts, ancien flic de Seattle devenu détective privé, demeurait toujours introuvable. Il n’y avait pas assez d’hommes pour poursuivre les recherches, mais il était présumé mort, assassiné par Segretti, qui avait usurpé son identité pour se rapprocher de Grant et, de là, entrer en contact avec Irving et Langley.
Comment Grant en était-il venu à l’engager ? Comment Segretti s’était-il fait passer pour Roberts et avait-il réussi à décrocher un contrat auprès d’un père endeuillé ? Grant raconta leur rencontre à Irving – ça avait été simple comme bonjour. Segretti avait repéré le bar où il avait ses habitudes. Il avait attendu que Grant soit à l’intérieur, puis était entré à son tour avec une photo d’une jeune fille disparue, avait interrogé le patron, s’était montré insistant, presque agressif, et Grant avait mordu à l’hameçon.
« Il m’a expliqué qu’il était spécialisé dans les enfants disparus. Qu’il était un ancien flic, qu’il avait des tas de contacts à New York, dans le New Jersey, à Atlantic City, sur toute la côte Est. Il connaissait des gens qui connaissaient des gens. Il avait l’air sincère, père de deux filles, grandes maintenant, parties à la fac, et il compatissait. Je l’ai trouvé vraiment dévoué et sérieux. Il me disait qu’il serait heureux de pouvoir m’aider, ne serait-ce qu’en se servant de ses contacts pour obtenir des tuyaux en interne sur l’affaire… Je n’arrive pas y croire… Je n’arrive pas à croire que j’ai offert des coups à boire au type qui a assassiné ma fille… »
Irving, lui, arrivait à y croire. Sans aucune hésitation. Désormais il savait, s’il ne l’avait pas su jusque-là, que l’être humain était capable d’à peu près tout.
En cette matinée du 19 décembre 2006, Ray Irving se détourna de la belle lumière pure, de la silhouette de l’église St. Raphael, et ramassa sa veste accrochée au dossier de la chaise. Il s’arrêta un instant devant la porte, la referma doucement derrière lui et quitta l’immeuble. La circulation s’était un peu fluidifiée, et il ne lui fallut que quelques minutes pour rejoindre le parking derrière le St. Clare’s Hospital.
Karen Langley l’attendait dans le hall, un petit sac de voyage à ses pieds. Elle avait encore la tête bandée et, même si elle était moins gonflée, les séquelles de ses blessures se voyaient encore autour de son œil et de sa mâchoire. Cela faisait presque un mois, déjà. Mais pour eux c’était hier.
Irving l’avait vue la veille encore. Chaque fois qu’il lui rendait visite, il se rendait compte à quel point il sentait les choses différemment, à quel point la survie de cette femme comptait pour lui, à quel point il aurait été dévasté si elle avait été tuée.
Ces choses-là lui rappelaient qu’ils n’étaient que de simples mortels.
« Ray », dit-elle.
Il sourit, l’aida à se lever, se saisit de son sac et l’accompagna jusqu’à la voiture.
Ils arrivèrent chez lui avant même d’avoir eu le temps de dire quoi que ce soit d’essentiel. Une fois à l’intérieur, dans la petite cuisine, il la prit dans ses bras, la serra contre lui et resta silencieux pendant qu’elle pleurait à chaudes larmes.