La Bible du crime (NON FICTION) (French Edition) (23 page)

27 mai
1850

Naissance du docteur Thomas Neill Cream.

C
et Écossais à la sinistre personnalité se fait appeler le Dr Neill. Né à Glasgow en 1850, il émigre au Canada avec ses parents, étant encore tout enfant, et à l’âge de 22 ans entre à l’université McGill à Montréal où, quatre années plus tard, il obtient le diplôme de docteur en médecine.

 

Médecin avorteur de sa fiancée, il est contraint par le père, pistolet en main, d’en faire « une honnête femme », en l’épousant. Après son mariage, sa femme meurt d’une maladie à la poitrine un an plus tard sans que l’on sache s’il s’agit ou non d’un homicide par empoisonnement. Il habite le quartier de Lambeth à Londres où il suit les conférences de l’hôpital Saint Thomas, et passe des examens afin d’obtenir des brevets supérieurs. Peu après, il retourne au Canada, passe ensuite aux États-Unis, où il s’établit à Chicago et exerce son métier – surtout spécialisé dans les avortements clandestins. Après avoir acquis une certaine notoriété, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité pour avoir tué un homme appelé Scott, dont la jeune femme est devenue sa maîtresse.

 

Il passe dix ans derrière les barreaux et on le remet en liberté pour cause de santé, en 1891, où il revient en Angleterre sous le nom de Dr Neill. Il se réinstalle à Lambeth dans une chambre
au deuxième étage d’un immeuble situé dans Lambeth Palace Road. Les signes caractéristiques de cet homme plutôt grand, large d’épaules et chauve, sont une épaisse moustache noire et un pourtour d’œil très prononcé, infirmité qu’il tente de corriger par des verres spéciaux. Il cesse bientôt de suivre les conférences de l’hôpital voisin. Il ne semble pas avoir d’emploi fixe, tout en étant suffisamment pourvu d’argent. Peut-être a-t-il hérité de son père qui a fait fortune comme constructeur de navires ?

 

La nuit venue, le Dr Neill fréquente les lieux de plaisir, dans les théâtres, les music-halls et les tavernes. Il sort seul – sans amis –, c’est un homme qui a derrière lui dix années de travaux forcés, un habitué des goûts les plus bas. Toujours prêt à causer avec un voisin de restaurant, sa conversation est intéressante, car il a beaucoup voyagé, apprécie la bonne musique – il joue de la cithare – et il aime à parler également des chanteurs et acteurs célèbres qu’il a entendus. Il porte toujours sur lui une grande quantité de photos pornographiques, qu’il accompagne de propos grossiers. Il recherche surtout les jeunes femmes isolées, membres « de cette innombrable armée, de cette légion de filles perdues », qui, comme lui, sortent à la tombée de la nuit en quête de quelque coup à faire, de quelque plaisir à trouver.

 

Aucune de ces malheureuses ne paraît avoir soupçonné, avant qu’il ne soit trop tard, que l’individu dans les griffes duquel elles tombent, est le pire des monstres, qui ne pense qu’à une chose, l’assassinat sous sa forme la plus gratuite. Il transporte sur lui dans une de ses poches une dose massive de strychnine répartie en capsules qui facilitent l’ingestion de drogues désagréables au goût. Il les fait absorber à ses victimes sous un prétexte ou sous un autre avant de les quitter, sans éveiller le moindre soupçon. Parfois, il ne leur parle que le temps de prendre un verre de vin. Ou bien, il ne leur donne la capsule qu’enfermé dans une chambre avec elles. Jamais il n’assiste à leur agonie. Le souci sécuritaire prime avant tout. Le premier meurtre dont on l’accuse à Londres est celui d’une jeune femme appelée Ellen Donworth. Il la rencontre au bar d’une taverne mal famée de Waterloo Road, le 13 octobre 1891, entre 6 et 7 heures du soir. C’est une « malheureuse » âgée de 19 ans, qui
une heure plus tard arpente à nouveau le trottoir, quand on la voit soudain chanceler et tomber à terre, à moins de cinquante mètres de son logis. En proie à d’horribles souffrances, on la transporte chez elle où dans un moment de lucidité elle parle à sa propriétaire d’un homme de taille élevée, affligé d’un strabisme, prononcé qui lui a offert à boire. Un médecin prévenu diagnostique tout de suite un empoisonnement par la strychnine et prescrit son transport à l’hôpital. Elle meurt en route et l’autopsie confirme la justesse du diagnostic.

 

Une semaine plus tard, Matilda Clover, 26 ans, mère célibataire d’un petit garçon de 2 ans, occupe une chambre d’un immeuble mal famé sur Lambeth Road, tenu par une femme appelée dans le quartier « la mère Philipps ». D’apparence avenante, la propriétaire l’autorise à « recevoir des messieurs » dans sa chambre, et, dans ces occasions, l’enfant est confié aux bons soins de « la mère Philipps ». Le soir du 20 octobre, Clover ramène avec elle un homme de grande taille, large de carrure, de quarante ans environ, proprement vêtu, portant un chapeau haut de forme et des lunettes. Peu après leur entrée dans la chambre, la jeune femme sort et revient portant une bouteille de bière. Vers 10 heures, l’individu quitte la maison, accompagné jusqu’à la porte extérieure par son amie dont les dernières paroles sont : « Bonsoir chéri ! »

 

Vers 3 heures du matin, la maison est réveillée par des cris perçants. On trouve Matilda Clover agonisant. Elle a été empoisonnée, dit-elle, par une pilule qu’un monsieur lui a donnée. Elle convulse, déclare qu’elle se meurt et demande à voir son fils. La propriétaire envoie chercher un médecin. À 8 heures du matin, la jeune femme expire. Un médecin du quartier est appelé pour rédiger le certificat de décès. Il ne trouve aucune gêne à signer un certificat constatant qu’il l’a soignée par le passé pour des excès de boisson, et que pour lui la cause de la mort doit être attribuée « d’abord à un accès de
delirium tremens
, et secondement à une syncope ». Quelques jours plus tard, le corps est inhumé dans la fosse commune à Tooting. Ainsi finit Matilda Clover. Sa vie n’avait pas eu une grande importance, sa mort en eut encore moins.

 

Deux ou trois soirs plus tard, Louisa Harvey se promène derrière le théâtre de l’Alhambra, dans Lincester Square, lieu de rendez-vous à la mode. Elle vit dans Saint John’s Wood en compagnie d’un jeune ouvrier dont elle a emprunté le nom pour sauver les apparences. Dans un grand bar, elle fait la connaissance d’un homme chauve, portant moustache, lunettes, affligé de strabisme, avec lequel elle finit par passer la nuit dans un hôtel en dehors d’Oxford Street. Il dit être médecin, et le matin il remarque qu’elle arbore de petites taches sur le front. Il lui demande de venir le retrouver le soir même sur les quais, près de la gare de Charing Cross, en promettant de lui apporter des pilules pour faire disparaître ces bobos. Quand elle le quitte, elle rentre chez elle et raconte l’histoire à son ami Harvey, qui décide de l’accompagner dans la soirée, afin de garder un œil sur le docteur. Arrivée vingt minutes en retard pour le rendez-vous, elle trouve le monsieur qui l’attend. Elle lui demande s’il a pensé aux pilules. Il répond par l’affirmative en lui proposant de prendre un verre de vin avec lui dans un cabaret voisin. L’ami suit discrètement le couple. Au bar, elle met les pilules dans sa main droite, en faisant mine de les avaler, mais en réalité les jette derrière elle. Malgré tout, quelque chose dans sa contenance ou dans ses mouvements soulève la méfiance de l’inconnu qui lui demande d’ouvrir sa main droite, puis sa main gauche. Toutes les deux sont vides. De très bonne humeur, il lui donne cinq shillings pour louer un fauteuil ce soir-là au music-hall d’Oxford, promettant de l’attendre à la sortie à 23 heures.

 

Environ un mois plus tard, elle l’aperçoit dans Piccadilly Circus, elle va à sa rencontre. Il l’a complètement oubliée, mais selon son habitude, il l’invite à prendre un verre de vin dans une hôtellerie d’Air Street, puis lui fixe un rendez-vous pour le soir à la porte d’entrée de Saint James Hall. En se quittant, elle se retourne brusquement vers lui et lui dit en riant :

— Ne me reconnaissez-vous pas ?

Il la regarde étonné.

— Ne me reconnaissez-vous pas ? insiste-t-elle. Vous m’aviez promis de me rejoindre au music-hall d’Oxford !

— Non, je ne me rappelle pas, qui êtes-vous ? interroge le docteur.

— Alors, vous avez oublié Louisa Harvey ?

Il paraît surpris. Silencieux, il fait demi-tour et s’en va d’un pas pressé.

 

Quelques mois après, alors qu’elle réside à Brighton, un article du
Daily Telegraph
attire son attention. Il s’agit du récit d’une audience de Bow Street où un individu est accusé d’avoir empoisonné Matilda Clover, et à sa stupéfaction, elle se voit nommée parmi les nombreuses femmes que le misérable a tuées ! Elle écrit sur-le-champ une longue lettre au magistrat, Sir John Bridge, l’informant qu’elle est toujours en vie, tout en racontant ses diverses rencontres avec l’accusé. Elle indique se tenir à la disposition du juge. Elle est un des principaux témoins des méfaits du docteur.

 

Avant d’être accusé d’assassinats, le Dr Neil fréquente en avril 1892 Alice Marsh et Emma Shrivell, qui habitent à Londres dans une maison de Stamford Street, Lambeth, où elles gagnent leur vie en tant que prostituées. Le 11 avril, de bonne heure, l’agent Cumley de la division L effectue une patrouille, quand il voit un homme d’environ cinq pieds dix pouces, portant la moustache, des lunettes et un chapeau haut de forme, quitter la maison en question et s’éloigner d’un pas vif. Trois quarts d’heure plus tard, le même policier est appelé en toute hâte à cet appartement où en montant il trouve l’une des filles, Shrivell, qu’un agent transporte dans un
cab
pour la conduire à l’hôpital Saint Thomas. Entrant dans la chambre, Cumley voit l’autre fille, qui n’a que 18 ans à peine, assise sur une chaise, inerte. Il la transporte à son tour dans le
cab
, mais Alice Marsh meurt en cours de route ; l’autre fille expire peu après son arrivée à l’hôpital. La propriétaire de l’immeuble assure que la maison était parfaitement calme et tranquille quand elle est allée se coucher à 23 heures. À deux heures et demie du matin, elle est réveillée par des cris poussés à sa porte, et trouve Marsh agonisant dans le hall, pendant que Shrivell appelait d’en haut : « Alice ! »

 

Le mari de la propriétaire part chercher un
cab
et prévient la police. Les symptômes de ces deux prostituées sont les mêmes que ceux de Matilda Clover, l’agonie et les convulsions tétaniques
de l’empoisonnement par la strychnine. Les infortunées victimes sont enterrées. Mais à partir de ce jour, l’agent Cumley se met à rechercher l’individu de taille élevée, de large carrure, portant des lunettes et un haut-de-forme, rôdeur nocturne hantant les maisons de Lambeth, à la recherche des jeunes femmes de réputation douteuse.

 

À la suite du décès de chacune de ses victimes, le Dr Neil se comporte toujours de manière curieuse, en cherchant à tirer profit de leur mort. Après celle d’Ellen Donworth, par exemple, il poste la lettre suivante :

« Londres, 19 octobre 1891

G.P. Wyatt Esq., Député Coroner East Surrey

« Je vous écris pour vous faire savoir que si vous et vos satellites n’arrivez pas à arrêter le meurtrier d’Ellen Donworth, alias Linell, habitant au numéro 8 de la rue Duke, je suis prêt à vous l’amener, pourvu que votre gouvernement veuille bien me payer 300 000,00 livres pour le service rendu. Si je ne réussis pas, pas de gratification…

G. O’Brien, détective. »

Après la mort de Marsh et Shrivell, il adresse une lettre au père d’un jeune étudiant en médecine, qui habite la même maison que lui, accusant le fils du double assassinat, il demande en outre 1 500 livres pour la preuve qui est en sa possession. Cette lettre est signée « W.H. Murray », et en voici quelques extraits :

« La publicité du témoignage vous ruinera à jamais, vous et votre famille, de sorte que quand vous la verrez vous n’aurez pas de peine à comprendre que ce sont les travaux forcés qui attendent votre fils. Comme je vous l’ai dit, je suis tout prêt à vous prouver que j’ai contre lui un témoignage indiscutable, en vous envoyant la copie, sans vous réclamer pour cela un seul penny. Si vous ne répondez pas par retour du courrier, je déposerai immédiatement la pièce entre les mains du Coroner. »

Pour tenter de tirer profit du décès de Matilda Clover, il écrit une lettre signée « M. Malone » à l’attention d’un médecin renommé :

« Londres, 28 novembre 1891

Dr W.H. Broadbent,

« Monsieur, Miss Clover, qui, tout dernièrement encore, habitait au numéro 27 de Lambeth Road, est morte à cette adresse le 20 octobre (le mois dernier) à la suite d’un empoisonnement à la strychnine. Après son décès, une perquisition a été faite, et la preuve a été trouvée que non seulement vous lui avez administré la médecine qui a causé sa mort, mais encore que vous avez été payé pour le faire.

Cette preuve est entre les mains d’un des détectives qui la remettra soit à vous, soit à l’un des chefs de la police, pour la somme de 2 500 livres sterling. Vous pouvez donc vous sauver de la ruine et du déshonneur. Si le papier est remis à la police, il sera naturellement publié dans les journaux, et la honte pour vous à tout jamais…

Si donc, Monsieur, vous acceptez cette demande, mettez, je vous prie, dans le
Daily Chronicle
un avis disant que vous paierez à Malone 2 500 livres pour ses services, et je vous enverrai quelqu’un pour arranger l’affaire. Réfléchissez bien avant de vous décider… ceci n’est pas une mystification. »

Toutes les lettres seront communiquées à la police. Elles fourniront à l’accusation, par la suite, la preuve irréfutable que toutes les jeunes femmes ont été assassinées par l’absorption de strychnine. Ce tueur en série persiste dans ses crimes, mais il creuse aussi sa propre tombe. Vantard, il ne peut résister à montrer sa petite cassette contenant les drogues à un mécanicien du nom de Haynes et déclare avec emphase que le cadavre de la malheureuse Matilda Clover aurait dû être exhumé et autopsié. Dans une de ses conversations, il raconte l’histoire de Lou Harvey à laquelle un criminel avait fait avaler du poison et qui était tombée morte dans un music-hall. Ce fameux Haynes, qui a été employé comme enquêteur privé, prête une oreille attentive à ces histoires. Neill montre à son ami les maisons que les victimes ont habitées. À la fin, Haynes se sent suffisamment documenté
pour raconter tout ce qu’il sait à son ami, le sergent McIntyre, de la brigade des Recherches criminelles et, le 3 juin, le docteur Neill est arrêté. Le corps de Matilda Clover est exhumé, on y découvre de la strychnine. Sur le prisonnier, on trouve une lettre relative aux filles Marsh et Shrivell. Louisa Harvey « sort de sa tombe » et raconte sa tentative d’assassinat, et le 22 août, le tribunal de police de Bow Street envoie Thomas Neill Cream à la prison de Old Bailey, pour attendre son passage devant les assises, pour assassinats.

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